20. La demande de Rebecca

Marie Weil

Eric raconte avec tristesse une conversation qu'il a eu avec Rebecca. Inquiète pour l'avenir de son fils quand elle quittera ce monde, la jeune mère fit alors une demande surprenante à Eric.

Se remémorer ses terribles souvenirs dans les moindres détails est très douloureux pour moi, j'en ai même lâché quelques larmes sur ma feuille.

Jenny m'a demandé mes derniers résultats concernant mon cœur. Je ne lui ai pas caché qu'il ne me restait plus beaucoup de temps malgré les traitements.

-« Pas de greffe possible ? m'a-t-elle demandé.

- Si, mais je n'en ai pas voulu, et de toutes façons maintenant c'est trop tard, mon cœur est trop faible, lui ai-je répondu.

- Pourquoi vous n'en vouliez pas ?

- Mon médecin m'a posé la même question.

- Évidemment !... C'est surprenant quand un patient refuse une greffe.

- Je ne suis pas suicidaire, si cela peut vous rassurer, ai-je dit en affichant un sourire.

- Je n'ai pas pensé ça.

- Vous peut-être pas, mais beaucoup de gens le pensent,

- Mr Smith, ce que je pense c'est que si vous avez refusé la greffe, c'est que vous avez sans doute de bonnes raisons, m'a-t-elle dit.

- Je vous en prie, appelez-moi Eric… Effectivement j'ai de bonnes raisons.

Mes yeux tombèrent sur les pages vierges que j'avais emportées avec moi dans le jardin, histoire d'écrire un peu en plein air. Étrangement, à cet instant je suis devenu un peu triste, comme si les regrets étaient venus me hanter soudainement.

-« En tout cas je voudrais vous dire que… je serai avec vous jusqu'au bout », m'a subitement dit Jenny en baissant les yeux.

Je l'ai longuement regardé, conscient du pouvoir réconfortant de ces mots. C'était tout de même la première fois depuis bien longtemps que je recevais un véritable soutien, et je dois avouer que ça faisait un bien fou.

Par la suite je suis allé dans ma chambre pour continuer à écrire, mais mon attention se focalisa sur les photos qui étaient scotchées sur le mur en face de moi.

Ces photos provenaient toutes de mon vieux polaroid. Je l'avais gardé depuis toutes ces années, il m'avait énormément servi, et aujourd'hui il était posé sur ma commode, profitant d'une retraite bien méritée.

Je devais avoir une centaine de photos retraçant ma vie. La première était évidemment celle de mon dix septième anniversaire dans un cadre posé sur ma table de nuit. En les regardant toutes, je me suis rappelé avec tristesse la vie que j'avais menée, les moments d'insouciance, de joie, d'amour, de douleur.

Ce qui me rendait le plus triste était de voir où j'en étais arrivé aujourd'hui, seul dans cette grande maison, avec pour seul but de terminer le récit que j'avais commencé quelques jours plus tôt.






Après la révélation de Rebecca concernant l'inéluctable fin qui l'attendait, Lucas et moi étions au plus mal pour accepter cela. Savoir que notre amie, avec qui nous partagions un million de souvenirs, allait mourir dans quelques mois était très difficile à concevoir, surtout pour mon compagnon.

Il ne disait rien, mais derrière ce masque impassible, je savais qu'il était détruit et aussi en colère, je savais qu'il hurlait intérieurement à l'injustice, tout comme moi d'ailleurs. Ce qui était le plus triste c'était son silence, cela voulait dire qu'il avait déjà accepté le terrible destin de son amie.

Car la personnalité de mon compagnon avait changé. Mon Lucas gentil, doux, parfois effacé, s'était considérablement endurci. Son regard était devenu plus froid, et dès qu'il s'adressait à moi, sa voix avait pris un timbre plus grave, plus sombre, plus triste. Je n'aimais pas ces changements, je ne voulais pas qu'il se construise une carapace à travers laquelle ne filtrerait aucune de ces émotions, car si je le laissais faire, je ne retrouverais plus le Lucas dont j'étais tombé amoureux.

Un soir qu'il était au travail, j'en profitai pour aller rendre visite à Rebecca. Toujours suivi de son déambulateur à perfusions elle m'invita à m'asseoir et me fit un café.

-« Tu as déjà couché Max ? lui demandai-je.

- Oui, il a école demain,

- Comment il va ? Ce n'est pas trop dur pour lui ?

- J'ai essayé de lui expliquer comme je le pouvais, me dit-elle dans un soupir… Je ne sais pas s'il a compris la gravité de la situation, mais il continue tout de même à vivre sa vie de petit garçon, et je préfère le voir comme ça que renfermer sur lui-même.

- Tu as trouvé une solution pour lui pour… la suite ? demandai-je en détournant le regard.

- Malheureusement, la seule option c'est une famille d'accueil, même si j'y suis totalement opposée.

- Il n'y a vraiment personne ? Pas même une tante ou quelqu'un d'autre ?

- Non, je ne connais rien de ma famille biologique, pourtant j'ai bien cherché… Je n'ai pas le choix ! »

Puis elle me lança un regard où je crus déceler une lueur d'espoir.

-« Après… j'ai pensé à quelque chose, mais je ne sais pas si c'est réalisable, dit-elle doucement.

- Laquelle ? demandai-je, plein d'espoir.

- Je souhaiterais que Max soit placé chez vous. »

J'en eus le souffle coupé, suspendant mes gestes. Rebecca me fixait intensément, en attente d'une réponse.

-« Quoi… !? finis-je par articuler.

- Tu as bien entendu : je veux que Max vive avec vous, déclara-t-elle d'une voix claire.

- Mais… pourquoi nous ?

- Il vous connaît bien, Lucas et toi, il vous adore et je suis sûr que s'il vit avec vous, il sera très heureux !

- Rebecca…

- Eric, je ne veux pas qu'il vive ce que j'ai vécu et qu'il soit ballotté de famille d'accueil en famille d'accueil ! S'il vit avec vous, il sera heureux, il aura des parents aimants en qui il a une entière confiance depuis qu'il est tout petit, et des figures paternels en qui il pourra s'identifier… Ce sera la meilleure chose pour lui ! »

Ses mots rayonnaient de sincérité, ça se voyait qu'elle ne voulait pas que son fils termine dans un foyer, avec le mince espoir d'être adopté par une famille aimante. A bien y réfléchir elle avait raison : si Max vivait avec nous, il serait plus heureux que d'être dans une famille d'accueil.

Mais nous étions en 1987, et aucune loi n'avait été écrite en faveur de l'adoption par un couple homosexuel. Ce qui allait considérablement compliquer la réalisation de son rêve.

-« Très bien, répondis-je finalement, je ne sais pas par quel miracle on va y arriver, mais je te promets que nous allons tout faire pour que Max vive avec nous, si telle est ta volonté. »

Pour la première fois depuis belle lurette, je vis un sourire s'étaler sur le visage de mon amie. Elle semblait apaisée et rassurée par ma promesse, et sans dire un mot, elle s'approcha de moi et me prit dans ses bras.

-Merci Eric, grâce à vous deux je n'ai plus peur pour l'avenir de Max », me glissa-t-elle à l'oreille.


Cette visite chez Rebecca m'avait bouleversé. Je n'avais pas encore réalisé la portée de la promesse que j'avais faite à mon amie. Je me demandais surtout comment nous allions passer de la théorie à la pratique.

Ce soir là, en regagnant l'appartement, je constatai avec surprise que Lucas était déjà rentré. Les lumières de la cuisine et du salon étaient allumées, mais j'entendais d'étranges sons étouffés provenant de la chambre. En me retrouvant devant la pièce, porte grande ouverte, je vis mon compagnon assis sur le lit, en train de pleurer, la tête baissée, tenant le cadre photo de mon dix septième anniversaire dans les mains. Cette magnifique photo qui nous représentait Rebecca, Lucas et moi posant fièrement.

Il leva soudainement la tête et me vit. Il posa le cadre sur le lit en essuyant rapidement ses yeux humides.

-« Tu es déjà rentré ? demandai-je en me raclant la gorge.

- Oui, je ne me sentais pas bien, répondit-il en reniflant.

- Je reviens de chez Rebecca, lui dis-je.

- Ah… c'est bien. »

Il se leva et sortit de la chambre. Je le suivis jusqu'à la cuisine où je l'observais pendant qu'il se préparait un thé.

-« Tu en veux aussi ? me demanda-t-il d'une voix sombre et triste.

- Non, merci. »

Soudainement la tasse lui échappa des mains et un bruit de vaisselle cassée emplit la cuisine. Il se baissa en pestant pour ramasser les bouts de verre, et je m'empressai de l'aider.

-« Je suis pire qu'un boulet aujourd'hui ! » pesta-t-il.

Subitement, il réprima un cri de douleur. Il venait de se couper en ramassant les débris de la tasse.

-« Attends, je vais nettoyer ça, lui dis-je.

- Non, c'est bon.

- Mais il faut soigner ça ! insistai-je.

- Eric, je t'ai dit que c'est bon ! »

Le ton brusque employé par Lucas me figea sur place. Je ne pus que le fixer, sans dire mot, tandis qu'il s'enroula un mouchoir autour de sa main.

-« Désolé… je ne voulais pas te crier dessus. »

C'est là que je me rendis compte que mon compagnon était au plus mal, ce n'était pas dans ses habitudes d'être aussi irritable avec moi pour une simple tasse cassée. Il fallait absolument que je prenne la situation en main. Abandonnant les bouts de verre, je les pris dans mes bras. Il se figea, mais ne dit rien.

-« Lucas, arrête de te faire du mal, lui dis-je doucement après l'avoir relâché.

- Eric, s'il te plaît, j'ai pas envie…

- Non, l'interrompis-je, tu crois que ça ne me fait rien quand je te vois pleurer ? »

Il garda le silence. Je me tournai vers lui pour lui relever la tête.

-« Arrête ! Je ne veux pas que tu me vois comme ça, gémit-il.

- Pourquoi ? Tu ne veux pas que je te vois pleurer ? Tu veux paraître fort devant moi ?

- Laisse-moi ! »

Il voulut s'enfuir vers la chambre, mais je l'en empêchait en le retenant par le bras.

-« Lucas, arrête ce manège s'il te plaît ! Ce n'est pas honteux de pleurer, surtout pour ce que tu es en train de vivre ! Tu te détruis pour rien ! lui dis-je d'une voix ferme.

- Je suis déjà détruit à l'intérieur ! Ma meilleure amie va mourir, Eric ! ELLE VA MOURIR ! cria-t-il.

- Je sais, Lucas, et on ne peut rien y faire. »

Il baissa à nouveau la tête en reniflant. Je la lui relevai à nouveau en lui tenant le menton.

-« Ce n'est pas en cachant constamment tes émotions que tu vas te relever de cette épreuve. Crois-moi, j'ai fait cela pendant des années, et ça ne m'a pas du tout aidé… Je sais que tu es en colère contre cette putain de maladie, et moi aussi d'ailleurs, mais si tu encaisses tout cela sans rien dire, tu seras détruit à jamais.

- Mais je ne veux pas ressentir tout cela ! C'est trop douloureux ! dit-il d'une voix tremblante.

- Je sais, Lucas, mais cette carapace que tu te forces à porter ne va pas t'aider à évacuer cette douleur, crois-moi !

- Je ne veux pas, gémit-il, les yeux à nouveau embués de larmes.

- Vas-y… c'est très bien, l'encourageai-je.

- Non… je ne veux pas !

- Il le faut, Lucas ! »

Mon compagnon tentait de lutter, mais je voyais bien que cette tristesse et cette colère accumulées depuis des mois sortaient enfin. Il se libérait enfin.

Il éclata subitement en sanglots, les deux mains plaquées sur le visage. Je le pris dans mes bras et lui murmura :

-« C'est bien, mon cœur… ça va aller maintenant. »


Le lendemain matin, je lui fis part de la conversation que j'avais eue avec Rebecca la veille au soir. Il fut ébahi par la proposition de son amie, mais il était du même avis que moi : il ne savait pas si ça allait marcher.

-« Je comprends qu'elle veuille que Max soit dans une famille aimante, mais nous deux… C'est à peine si on sait ce que c'est que d'être père ! dis-je en soupirant.

- Elle aussi au départ ne savait pas ce que c'était que d'être une mère au début avait ajouter Lucas

- De toutes façons, la question n'est pas là. Ce que je me demande c'est comment on va faire pour obtenir sa garde ?

- Franchement je ne sais pas… Tout cela est du domaine de la justice, alors il faut qu'on aille se renseigner chez un avocat ou un juge. »

Je passai mon bras autour de ses épaules et lui dit :

-« Même si ça va être difficile, il faut qu'on fasse tout pour avoir sa garde. Je refuse autant que toi et Rebecca qu'il se retrouve dans une famille d'accueil.

- Cela risque d'être long…

- Je sais, mais réfléchis un peu, qu'est-ce qui nous empêche d'avoir sa garde ? On a un toit à nous, chacun un emploi fixe, donc une situation financière stable, on a tout pour bien l'élever !

Lucas me regarda, un petit sourire triste déformant ses lèvres.

-« Je suis d'accord avec toi, mais le fait qu'on soit un couple d'hommes ne va pas faciliter notre demande, déclara-t-il.

- C'est vrai, tu as raison, mais ça n'empêche pas que nous aimons ce gosse comme s'il était notre propre fils, et ça je pense que ça pourrait faire changer d'avis n'importe quel juge. »

Lucas me lança un regard empli de tristesse, sans doute peu convaincu Mais le bon côté de la chose était qu'il était redevenu celui que j'avais connu à l'époque, je retrouvais enfin celui que j'aimais.

-« C'est vrai que nous l'aimons ce Max. Qu'est-ce que les gens pourraient faire face à ce constat ? »

Il s'agissait d'une question dont je n'avais pas encore la réponse. Mais elle ne tarderait pas à venir lorsque Lucas et moi commencerions ce grand combat qui allait être long et rude.


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