2035

En 2035

J'entends frapper.

Deux individus sont devant ma porte. Ils sont vêtus d'une Kesa, habit traditionnel des moines bouddhistes, portée à présent par les membres du Parti des Hommes Libres (PHL). À l'origine de couleur ocre, les membres du Parti le portent désormais aux couleurs de l'arc-en-ciel, couleur symbolisant l'Equilibre Fraternel entre les Hommes.

Avant d'ouvrir la porte, je prends le soin d'enfiler l'écharpe de la Fraternité aux couleurs de l'arc-en-ciel.

- « Bonjour Messieurs ».

- « Paix et félicité Monsieur Galton », me lâche l'un d'entre eux avec un sourire figé. « Nous sommes membres du Comité de quartier du PHL ».

Chacun de leurs visages arbore en permanence un large sourire, comme le suggère la charte du Parti : « Tout comme le Sourire Eternel de la Nature, l'Homme portera sur son visage un sourire, expression d'un Amour altruiste sans limite ». 

- « Que puis-je faire pour vous messieurs ? ».

- « Dans votre dernier ouvrage, vous avez déploré la perte d'identité de notre peuple depuis l'avènement de la « Confédération des Hommes Libres ». Je vous cite : « La Culture Humaine Universelle (CHU), synthèse de toutes les identités existantes, nous est imposée par le Parti des Hommes Libres. Elle a pour vocation de créer une communauté d'hommes « nouveaux » dépouillée de toute singularité culturelle propre ». Cela constitue-t-il selon vous une régression ? »

- « Selon moi, certaines valeurs traditionnelles permettent en effet à l'individu de se différencier dans cette société de masse mondialisée. C'est un pont essentiel entre le passé et notre présent ».

- « Les particularismes quels qu'ils soient sont surtout générateurs d'opposition. Ils sont responsables de tous les conflits de la dernière décennie. Ne comprenez vous pas que le concept même d'identité est dépassé ? Il clive et sépare les communautés humaines. Nous sommes tous des Citoyens du Monde, il faut en finir avec les nations et les religions ; tous ces concepts sont désuets et opposent les Êtres Humains depuis des millénaires ».

Comme dans une chorégraphie synchronisée, les deux hommes font un pas vers l'avant et énoncent avec un sourire élancé :

« Toutes les cultures sont égales, épousons les toutes, épousons la Culture Humaine Universelle ! »

Après un bref silence, je poursuis :

- « Vous souhaitez en réalité que chaque individu se noie dans l'Universel jusqu'à perdre toute conscience de lui même? Et que ferez-vous des individus qui n'accepteraient pas l'éradication de leurs valeurs traditionnelles ? »

- « Vous nous demandez ce que nous faisons des fascistes ? »

- « Fascistes ? Alors nous l'étions tous il y a encore 15 ans… »

- « Le 1^er Amendement du PHL, « Guerre à la Guerre », prescrit à chaque Citoyen du Monde, « de prendre le fusil pour qu'il n'y ait plus de fusil », de mener un combat sans relâche contre les actions et les pensées qui s'opposent à la Paix Fraternelle Universelle. Il faudra alors les reconditionner ou les sacrifier pour le Bien de l'Humanité. Tous les hommes sont frères. Continuer d'évoquer nos singularités nationales et religieuses, ce serait refuser l'accomplissement de notre Dessein Universel. Les Hommes n'ont plus besoin de toutes ces vieilleries. Monsieur Galton, êtes-vous prêt à œuvrer pour la Paix et contre la Guerre ? »

- « Vous savez, ce qui m'importe en tant qu'écrivain, c'est de combattre tout forme d'idéologie en ranimant la capacité des individus à penser par eux-mêmes. Certes la guerre est une tragédie mais votre idéologie universaliste et fraternelle dissimule un mal plus fondamental, l'image de ce mal c'est le cortège de ces gens qui défilent en levant le bras et en criant les mêmes syllabes à l'unisson. »

- « Monsieur Galton, nous vous remercions pour votre écoute attentive. Veuillez nous suivre, vous êtes à présent invité sous contrainte à être reconditionné pour une durée illimitée. »

Le plus jeune des deux hommes, toujours tout sourire, s'approche de moi une camisole aux couleurs de l'arc-en-ciel à la main sur laquelle il est noté : « Tous les Hommes ont le droit à la Vérité ».