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Jeff Legrand (Djeff)
28 Mars 2078 - Etretat.
Cette journée est agréable. Le soleil, à peine levé, apporte une teinte orangée aux plages flanquées aux pieds de l'immeuble de Michel. Au loin, les éoliennes habillent la mer, leurs scintillements ressemblant à des étoiles posées sur un ciel sombre. Le reflet de la lumière rasante dans les pales éblouit qui essaie de les regarder.
L'immeuble de Michel est moderne, posé dans un quartier qui a gardé une part de son authenticité, face au développement galopant de notre époque. Trente quatre étages de technologies les plus avancées : vitres photovoltaïques et auto teintantes, reconnaissance par micro puce corporelle, ascenseur gravitationnel etc. Les petites maisons qui l'entourent, aux conceptions coûteuses et dépassées, datent du début des années deux milles et appartiennent à des collectionneurs nostalgiques.
« Que c'est beau... » pense Michel, debout sur sa terrasse, à observer le spectacle quotidien qui s'offre à lui. Sa réussite lui permet d'habiter un appartement luxueux, à la décoration simple. Le blanc domine, tacheté ça et là par de toiles numériques aux couleurs chaudes et des sculptures holographiques interactives. La baie vitrée qui donne sur l'extérieur est ouverte. On peut sentir l'air marin et les premières chaleurs du soleil entrer dans la pièce principale, qui fait office de salon et de bureau.
« Ce paysage est magnifique... ». Plongé dans ses réflexions, le paysage se reflète dans les yeux humides de Michel. « … Mais c'est le seul que je connaisse. » Il scrute l'horizon, laisse son regard longer les côtes de cette région qui l'a vu naitre. Il observe un groupe faire du sport. Dans la mesure de leurs capacités, ils reproduisent les gestes d'un coach virtuel, activé pour quelques pièces. Les rues, comme toujours d'une propreté impeccable, commencent à s'animer.
A bientôt quarante-cinq ans, Michel n'a jamais voyagé malgré sa situation confortable. Les premières grandes lois du Conseil des Sages avaient interdit le voyage de tourisme en 2039. Malgré ses efforts, il n'a jamais réussi à obtenir une mutation géographique professionnelle, seul moyen pour découvrir les contrées les plus éloignées. Il avait bien fait un beau voyage avec son ex-femme, il y a quinze ans, mais la limitation kilométrique ne leurs avait pas permis de descendre plus bas que Biarritz. Ce qui, avec un peu de recul, n'était pas si mal vu que les nouveaux quotas de déplacements personnels ne permettent plus de dépasser Nantes. Il avait accepter de vivre ses rêves par procuration, voyageant à travers les différents écrans qui rythmaient sa vie : télévision, affichage extérieur, écrans ACL, tablette courrier…
Michel ferme les yeux. Il s'imagine dans une grande steppe Patagonienne, debout au milieu d'un paysage spectaculaire. Un troupeau de chevaux sauvages passe au loin, soulevant un nuage de poussière alors qu'il s'éloigne déjà. Les sommets à l'horizon se détachent comme de la dentelle blanche sur le fond bleu du ciel. Les yeux fermés, un sourire vient barrer son visage malgré la larme qu'il verse « je suis enfin libre… ».
Il rouvre les yeux et jette un regard en contrebas. Il aperçoit son assistante en train de se garer devant l'immeuble. Il attend qu'elle rentre puis saisit la rambarde et l'enjambe. Dans un dernier sourire, il la lâche pour terminer sa vie trente-quatre étages plus bas.
Il ne verra pas l'attroupement incrédule autour de son corps démembré. Il n'entendra pas les sirènes puis les policiers crier pour éloigner la foule. L'effervescence est furtive et laisse vite la place aux robots nettoyeurs. Vingt-trois minutes plus tard, la vie reprend son court le long de ce trottoir comme neuf.