22. L'audience
Marie Weil
L'attente fut insupportable et très stressante. Le dossier avait mis pas mal de temps avant de parvenir entre les mains de la juge pour enfants. Si mes souvenirs sont bons, entre le rendez-vous chez le notaire et la convocation chez la juge pas moins d'un mois s'était écoulé.
Un mois durant lequel le pauvre Max était seul dans ce foyer, sa maman à jamais disparue. Tous les jours je pensais à lui, la tristesse qui devait l'habiter constamment, le sentiment de rejet qu'il devait ressentir. Il avait perdu sa maman et, du jour au lendemain, il avait été arraché de tout ce qui lui était familier, son domicile, sa chambre, ses habitudes… et nous.
La juge pour enfants nous donna rendez-vous dans son bureau un mardi matin à dix heures. Nous étions bien plus stressés que lors de notre rendez-vous avec le notaire, non seulement parce que c'était la première fois que je me rendais dans un palais de justice, mais aussi parce que je faisais le vœu pieu que la juge se montrerait compréhensive.
Nous avons dû patienter une bonne demi-heure avant que la représentante de la justice nous ouvre les portes de son bureau. Il s'agissait d'une femme d'une quarantaine d'années. Son air autoritaire et son regard ne laissaient planer aucun doute sur ses années d'expérience.
-« Bonjour messieurs, je suis Samantha Kingley, juge pour enfants », se présenta-t-elle en nous serrant la main.
Sa poigne ferme et assuré me confirma qu'il s'agissait d'une femme sûre d'elle, sûre de ses décisions. Pourtant cela ne m'apporta aucun réconfort, malgré son regard dénué de jugement à notre égard. Elle nous invita à entrer dans son bureau et à prendre place.
-« Vous devez être le couple dont madame John's fait référence dans son testament ? demanda-t-elle, pour la forme bien sûr, en ouvrant un dossier dont la première page était une photo de Max.
- Oui, répondis-je stressé.
- J'ai examiné le dossier en détail, et je dois bien vous avouer que votre cas est très compliqué. Même si les dernières volontés de madame John's sont de vous désigner comme tuteurs légaux du jeune Max John's, il y a une certaine procédure à suivre, et dans votre cas c'est un peu différent.
- Quelle est la procédure en question ? demandai-je.
- Normalement, quand il y a une demande de garde, nous faisons une enquête sur le ou les individus en question pour savoir s'il n'y a pas eu de délits graves commis par le passé, s'il n'y a pas risque de nuisance pour l'enfant, avant de donner notre aval ou notre refus concernant la garde.
- Qu'est-ce qu'il y a de différent chez nous ? s'inquiéta Lucas.
- Il y a certaines conditions majeures à respecter dans votre cas, dans la mesure où vous n'aviez aucun lien de parenté avec la défunte. Ces conditions sont les suivantes : vous devez être mariés, ne pas avoir de casier judiciaire, avoir un emploi et des revenus stables.
- La question du mariage risque d'être très compliquée, dis-je.
- Effectivement, confirma la juge.
- Mais pour ce qui est des autres conditions, madame, nous les remplissons sans problèmes. Nous vivons ensemble dans un appartement acquis depuis neuf ans. Eric est mécanicien auto et a un emploi stable depuis sept ans et demi, et moi je suis infirmier depuis plusieurs années. Pour ce qui est des revenus, nous arrivons très bien à nous en sortir.
- Je n'en doute pas, monsieur Eb, mais aucune loi n'a encore été émise concernant votre cas particulier, et la seule option qui s'offre à vous est de vous en tenir à la procédure habituel qui est un passage par les tribunaux où un jugement définitif sera rendu après examen des pièces fourni par les deux parties.
- Nous sommes vraiment obligés de passer par une audience ?
- Oui, monsieur Smith. »
Je lançai un regard à Lucas. Nous savions très bien ce qui se passerait lorsque le procès aurait lieu. Vu notre cas atypique, il serait bien entendu rendu public et ça allait faire beaucoup de bruit. Nous en étions parfaitement conscients.
Il va falloir nous trouver un très bon avocat », lançai-je à Lucas.
La date de l'audience avait été fixée trois mois plus tard, le 13 juin 1988. L'enquête sur nous avait été bouclée un mois après notre convocation dans le bureau de la juge Kingley. Durant ce laps de temps elle nous autorisa à voir Max à deux reprises.
Nous étions très heureux de revoir notre petit bonhomme. Célia, dont la fonction était assistante sociale, avait beaucoup œuvré pour s'occuper de lui un maximum, ce qui avait permis à l'enfant de ne pas trop perdre ses repères.
Max était fou de joie de nous revoir. Les deux fois où nous lui rendîmes visite, il ne quittait pas nos bras. On en a profité pour questionner Célia sur son état et comment il réagissait face à l'absence de sa mère.
-« Il a vite compris qu'il ne reverrait plus sa maman quand il m'a vu revenir de l'hôpital sans elle. Je ne vous cache pas qu'il a énormément pleuré en réclamant sa maman, mais cela n'a pas duré… C'est moi qui ai dû le ramener dans ce foyer, et pendant de longues semaines il n'a quasiment pas parlé. Il s'isolait dans sa chambre avec ses jouets, refusant de jouer avec les autres enfants quand je le lui proposais.
- Et là, il va mieux ? demandai-je.
- Oui, il y a quand même eu des progrès, mais il est toujours assez renfermé sur lui, il refuse aussi d'obéir aux éducateurs, et je suis la seule personne à qui il parle normalement sans faire de crise de larmes… Pauvre Max, tout cela l'a vraiment bouleversé. »
Je ne remercierais jamais assez le Ciel d'avoir mis Célia sur le chemin de Max durant toute cette période. Je pense que si elle n'avait pas été à ses côtés, Max aurait énormément changé, au point que nous ne l'aurions pas reconnu.
Je lui fis part du testament de Rebecca et de l'audience qui allait s'en suivre. Je lui dis également que cette audience allait sans doute faire grand bruit dans l'opinion public, surtout dans la côté négatif, lui précisai-je.
-« Pourquoi pensez-vous que tout le monde s'y opposera ?
- Parce que le monde n'est pas prêt pour l'idée qu'un couple homosexuel puisse élever un enfant comme des parents normaux. Et tu sais très bien que la population n'est pas très friande des changements radicaux, lui expliqua Lucas.
- Il y en aura toujours des changements, Eric, quel que soit le sujet… Moi je suis convaincue que vous arriverez très bien à l'élever cet enfant. »
Elle en était convaincue parce qu'elle avait été témoin de ce que nous avions fait pour Max, mais les autres, ceux qui allaient nous juger, n'avaient pas vu tout cela. Ils ne nous jugeraient que sur leur intime conviction.
Le jour de l'audience arriva très vite. Je me souviens que je n'avais pas dormi de la nuit, tant le stress m'avait retourné l'esprit. Les mots que m'avait adressés Rebecca le jour où je lui avais fait cette promesse me revenaient sans cesse en tête.
Jusqu'à ce jour fatidique, je n'avais jamais cru au Paradis ou à cet Au-delà dont faisaient souvent référence beaucoup de gens. Pourtant durant ces moments de longues réflexions précédant le procès, je m'étais mis à y croire secrètement parce que je voulais tellement que Rebecca soit là pour nous soutenir en répétant de sa voix au ton parfois moqueur : « Bien sûr que vous allez y arriver, toi et petit blond ! »
L'heure de l'audience avait été fixée à onze heures. J'avais remis pour la énième fois ce costume cravate qui n'avait encore jamais autant été sorti de mon placard. Debout devant le miroir, j'avais remarqué que Lucas était déjà prêt et qu'il regardait fixement une photo qui venait de mon polaroid avec un regard empli de tristesse. Il n'y avait pas besoin d'être Sherlock Holmes pour deviner qu'il s'agissait d'une photo de Rebecca.
-« Tu es prêt, mon cœur ? » lui avais-je demandé en me tournant vers lui.
Il avait lentement hoché la tête en rangeant la photo dans la poche de sa veste. Puis nous étions partis pour le palais de Justice.
Ma mère et Anne était venues pour nous soutenir. Elles nous avaient attendus devant le palais, attendant avec appréhension l'ouverture de l'audience. Maman m'avait serré dans ses bras, très contente de me revoir. Il faut dire que je ne l'avais plus revue depuis le décès de Rebecca.
Quand les portes s'ouvrirent, mon estomac ne fit qu'un tour. Lucas me tenait la main pour me donner un peu de courage, et aussi pour en prendre un peu du mien. Puis, avec appréhension, nous sommes entrés dans la salle d'audience qui était déserte, à l'exception de la greffière et des avocats.
Lorsque nous prîmes place, la juge Kingley et ses assesseurs rentrèrent dans la salle. Tout le monde se leva, et je les imitai immédiatement.
-« L'audience est ouverte », déclara la juge Kingley.
La juge débuta l'audience en présentant le dossier concernant notre demande, puis elle lut le compte-rendu de l'enquête qui avait été faite sur nous.
-« L'enquête nous a révélé que monsieur Eb avait déjà fait face à la justice en tant que victime, suite à une plainte portée contre monsieur Charles Eb, père de la victime pour violence sur mineurs. A cette époque, Mr Eb, aviez-vous été victime de maltraitance ? » demanda-t-elle en levant les yeux vers mon compagnon. Je ne compris pas immédiatement pourquoi ce détail du passé de Lucas pouvait être d'un quelconque intérêt pour l'affaire qui nous intéressait, néanmoins il ne me fallut pas longtemps pour le deviner.
-« Mon père frappait régulièrement ma mère, votre honneur, mais il ne m'avait jamais touché jusqu'en 1973, car ma mère veillait constamment à ce que je sois loin de lui », répondit Lucas d'une voix claire.
- Pourquoi vous a-t-il frappé à ce moment bien précis ? demanda la juge.
- Parce qu'il avait appris de source anonyme que j'étais homosexuel. »
Sa façon de répondre me surprit. C'était spontané, direct, aucune hésitation dans la voix. Je comprenais vite qu'il était prêt à répondre à toutes les questions, même les plus gênantes, les plus personnels, pour avoir la garde de Max.
-« Avez-vous eu un suivi psychologique, Mr Eb ?
- Seulement le temps de mon hospitalisation, votre honneur. »
Elle hocha la tête en examinant le dossier, un air satisfait sur le visage. Puis elle se tourna vers la représentante des services sociaux.
-« Mme Friedman, vous représentez les services sociaux de la ville de Seattle. Avez-vous quelque chose à rajouter concernant cette demande de garde ?
- Non madame, au vu du dossier et des pièces présentes, nous ne nous opposons pas à cette demande de garde », répondit la jeune femme.
La juge se replongea un instant dans le dossier, puis elle soupira en disant :
-« Mr Eb, à part ce détail concernant votre passé dont vous aviez été la victime, votre situation actuelle est stable, tant au niveau de la stabilité de vos emplois que de votre situation financière…
- Ont-ils la garde de l'enfant, votre honneur ? » l'interrompit notre avocat, visiblement pressé de partir.
La juge Kingley lui jeta un regard dur, indiquant par la même qu'elle n'aimait pas trop son empressement. Puis elle nous regarda fixement.
-« Même si tout paraît impeccable, je ne vous cache pas qu'en l'absence de loi vous autorisant à avoir la responsabilité d'un enfant j'émets une petite réserve,… mais je vais néanmoins m'en tenir à la procédure habituel. Mrs Smith et Eb, je vais vous mettre à l'épreuve pour une durée de deux mois, pendant laquelle vous aurez la garde de Max John's, avec obligation d'accepter la visite d'une enquêtrice sociale qui passera chez vous tous les lundis et vendredis à une heure qui vous conviendra. Si à la fin de cette période de deux mois, son rapport ne signale aucune anomalie, aucune contradiction, alors nous pourrons envisager une garde permanente… L'audience est levée ! »
Dix minutes. L'audience n'avait duré que dix petites minutes, avant que le marteau en bois vienne annoncer la fin de cette épreuve. En me levant, je me jetai directement dans les bras de Lucas, fou de joie. Même si nous n'avions pas complètement gagné – il nous fallait passer ces deux mois sans la moindre anicroche – j'étais heureux de savoir que Max allait quitter ce foyer où il se morfondait depuis de trop longs mois.
Ma mère me paraissait encore plus heureuse que moi. Elle me prit dans ses bras et me dit à l'oreille des mots qui, encore aujourd'hui, me gonfle de fierté.
-« Je suis fier de toi, Eric, tu as une famille maintenant, et moi je suis une grand-mère comblée. »
Nous avons accueilli Max deux semaines après l'audience, le temps d'aménager notre appartement pour répondre aux normes des services sociaux. Nous avions une pièce qui nous servait de bureau, mais nous ne nous en servions pas souvent, alors nous l'avons transformée en chambre. Nous l'avons vidé, nettoyé, repeinte ; nous faisions ces travaux après notre journée de travail. Nous étions épuisés, mais heureux.
Maman nous a donné un bon coup de main. Elle m'a d'ailleurs énormément surpris en m'aidant à monter les meubles ; elle lisait le plan sans le moindre problème et assemblait les pièces comme si elle faisait cela depuis des années.
-« Ne sois pas surpris, Eric, ton père m'a appris beaucoup de choses avant qu'il ne parte à la guerre », déclara-t-elle en voyant mon regard ahuri.
Une fois les travaux de la chambre terminés et après vérification par les autorités compétentes, ce fut l'enquêtrice sociale nommée par le tribunal qui ramena Max chez nous. Il était fou de joie de nous revoir. Dès qu'il nous vit, il se jeta dans nos bras et poussa des cris de joie.
Après une ultime inspection de l'enquêtrice sociale – elle s'appelait madame Daumont – nous nous retrouvâmes seuls dans l'appartement. Max alla immédiatement voir sa chambre, il fut sous le charme de cette pièce qui était plus spacieuse que celle qu'il avait eu chez sa maman. Nous aidâmes Max à défaire sa valise, à ranger ses vêtements dans l'armoire. Au fond du sac je trouvai une photo visiblement faite à l'école représentant Max et Rebecca tout sourire. La tristesse m'envahit aussitôt, m'imaginant Max le soir seul dans son lit, la photo en mains, les larmes coulant sur ses joues.
Le reste de la journée se passa idéalement. Nous en profitâmes pour faire une promenade dans le centre ville de Seattle, avant de faire une pause pour déguster un hamburger. Max était très bavard, il se rattrapait enfin de tous ces mois de quasi silence qu'il avait passé dans le centre pour enfants.
Ce soir là, pendant que nous le bordions dans sa chambre flambant neuve, je le sentais heureux et apaisé. Il se trouvait enfin dans un environnement qu'il connaissait depuis toujours, et le voir ainsi faisait chaud au cœur. Nous ne regrettions pas du tout d'avoir accepté la proposition de notre défunte amie.
Ce soir là je m'endormis avec le sourire et sans la moindre larme sur les joues.