23. Célia

Marie Weil

Max retourne au foyer qui l'avait accueillit après la mort de sa mère pour retrouver l'une des plus proche amie de celle ci. Le père de famille veut retrouver les souvenirs de cette période compliquer

Après avoir pris son petit déjeuner, Max sortit de la maison en prévenant Mary qu'il allait faire une course, mais évidemment ces mots trahissaient une vérité cachée. En réalité il voulait se rendre dans un endroit où il s'était promis, bien des années plus tôt, de ne plus remettre les pieds.

Tôt ce matin, il en avait profité pour faire une petite recherche sur Google Map. L'endroit où il voulait se rendre ne se trouvait pas à plus de vingt minutes en voiture de chez lui ; c'était non loin du tribunal. Max espérait y trouver la personne qu'il cherchait, même si au fond de lui il serait étonné qu'elle soit encore là-bas.

Le foyer Hope For Children avait pas mal vieilli depuis sa dernière visite bien des années plus tôt. Mais le bâtiment était toujours en activité, vu la cour bondée de jeunes enfants en train de jouer. En les voyant, Max eut cette étrange sensation de déjà-vu, mais aussi de tristesse. Il se revoyait sur ce banc, à l'écart de ses camarades, les éducateurs insistant pour qu'il aille jouer avec eux.

Le cœur lourd, l'homme pénétra dans le bâtiment et s'approcha de l'accueil.

-« Vous désirez, monsieur ? demanda l'hôtesse d'accueil en levant la tête.

- Bonjour, je souhaiterais avoir un renseignement. Je cherche une certaine Célia Thomson, il s'agit d'une assistante sociale, et je voudrais savoir si elle travaille encore ici.

- Célia ? Oui, elle travaille ici… Vous êtes de la famille ou un ami peut-être ?

- Les deux, en quelque sorte… Pourrais-je la voir ?

- Bien sûr, monsieur, je vais la chercher. »

L'hôtesse quitta son bureau et marcha rapidement dans les couloirs en faisant claquer ses talons hauts. Max n'en crut pas sa chance, il l'avait estimée à une sur un million de trouver Célia encore ici.

Puis des pas revinrent vers lui. L'hôtesse n'était pas seule, elle était accompagnée d'une femme mince d'une cinquantaine d'années. Ses cheveux blonds avaient viré au gris par endroits, et ils étaient lâchés mollement sur ses épaules. Ses yeux bruns étaient encadrés par des lunettes arrondies posées sur son nez.

-« Bonjour monsieur, dit-elle, vous vouliez me voir ?

- Bonjour Célia, dit-il en affichant un petit sourire.

- Excusez-moi, on se connaît ? demanda-t-elle, visiblement perdue.

- Ma parole, j'ai tellement changé que ça pour que tu aies du mal à me reconnaître ? » lança Max en souriant franchement.

Célia, toujours aussi perplexe, observait en détail le visage de son interlocuteur. Puis soudainement ses yeux s'écarquillèrent et ses mains se portèrent sur sa bouche pour dissimuler sa stupeur.

-« C'est pas vrai !? C'est toi, Max ? s'exclama-t-elle.

- Hé oui, c'est bien moi, un peu plus vieux je le crains !

- Qui d'autre peut avoir ces beaux yeux verts ! Comme tu as grandi, tu es devenu bel homme ! 

- Merci… »

Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et lorsque Célia s'écarta, elle lui dit :

-« Viens, allons discuter dehors, c'est ma pause cigarette de toutes façons. »

Tous deux se dirigèrent vers la sortie, et Célia s'empressa de sortir une cigarette et de l'allumer, avant de souffler une bouffée de fumée bleue.

-« Tu travailles donc toujours ici ? demanda Max en s'asseyant avec elle sur un bloc de pierre.

- Oui, depuis l'époque où tu es parti du foyer. A l'époque ça m'avait bien plu, alors j'avais décidé d'y travailler, et depuis j'y suis restée… Mais parlons de toi : comment vas-tu depuis tout ce temps ?

- Bah, je suis marié et père d'une petite fille de dix ans qui s'appelle Rebecca.

- C'est vrai ? Tu lui as donné le prénom de ta mère… comme c'est mignon !

- Et toi ?

- Moi ? dit Célia en riant. Rien du tout, pas l'ombre de mon beau chevalier que j'attends depuis des années, et Dieu sait que j'en ai eu des hommes dans ma vie !

- Pas d'enfant ?

- Non, malheureusement je n'ai pas eu la même chance que toi… Au fait, comment va Eric ? Cela fait un bail qu'on ne s'est plus vu ! » demanda-t-elle d'une voix enjouée.

Le sourire de Max s'effaça face à cette question.

-« Il est mort. »

La vielle femme fut un instant surprise, puis elle baissa les yeux.

-« Je suis désolée… C'est récent ?

- Quelques jours… Il est mort d'une maladie cardiaque, précisa Max.

- Le pauvre, lui aussi décimé par la maladie… Après tout ce qu'il a traversé, son cœur n'a pas résisté.

- Ouais… il était surtout seul, à vrai dire.

- Comment ça !? » s'étonna Célia.

Max lui narra tout le chemin qu'il avait parcouru pour devenir l'homme qu'il était aujourd'hui. Célia l'écoutait attentivement en tirant sur sa cigarette de temps en temps. Quand il eut terminé, elle lâcha un long soupir.

-« Et depuis tout ce temps tu ne lui a plus parlé ?

- Non… et je le regrette aujourd'hui, après tout ce que j'ai appris sur lui, murmura l'homme, mal à l'aise.

- Pourquoi ?

- Il m'a légué une boîte dans laquelle se trouve l'histoire de sa vie, il l'a écrite lui-même d'ailleurs. Il raconte aussi sa vie auprès de Lucas, et plus j'en apprends, plus je suis surpris. 

- Comme quoi ?

- La vie de ma mère, par exemple, et le fait qu'il était un homme avec beaucoup d'amour à donner, malgré sa personnalité particulière. »

Célia eut l'air troublé par ces mots.

-«  Il parlait de Rebecca ?

- Tout le temps ! Il a aussi parlé de sa maladie, et comment vous vous êtes tous occupés d'elle lors de ses derniers mois, répondit Max avec un sourire triste.

- Ah… » La vielle femme écrasa sa cigarette, avant de continuer. « Cela n'a vraiment pas été facile de la voir souffrir à cause de cette maladie merdique, mais ce qui me faisait surtout de la peine c'était toi. Je me demandai comment un gamin de sept ans pouvait vivre une telle épreuve.

- Je n'ai pas tant de souvenirs de cette époque, je me souviens juste des vacances qu'on avait passées ensemble en 87.

- Ce n'est pas étonnant. Ton esprit d'enfant a préféré balayer les mauvais souvenirs afin de ne préserver que les bons. J'observe ça chez certains gamins, et je dois dire que c'est pas plus mal, précisa-t-elle.

- Sans doute… même si elle était malade, j'aurais quand même préféré avoir plus de souvenirs d'elle. »

Célia regarda Max et lui sourit.

-« C'est fou, plus tu grandissais plus j'avais l'impression de voir ta mère à travers ton regard, et en plus tu as son caractère, dit-elle.

- Tant mieux, j'ai au moins un peu d'elle.

- Évidemment ! C'était vraiment quelqu'un de courageux, elle ne reculait devant rien pour toi… tout comme Lucas et Eric d'ailleurs !

- Je crois qu'ils ont fait beaucoup de sacrifices pour moi…

- Pas qu'un peu, Max ! Je ne te cache pas que durant la première période où ils t'ont eu avec eux, ça n'a vraiment pas été facile à cause de la bombe médiatique qui leur ait tombé dessus !

- Une bombe médiatique !? De quoi tu parles ? demanda Max, les yeux grands ouverts.

- A l'époque le procès a fait grand bruit aux yeux de l'opinion publique. Personne n'imaginait qu'un couple homosexuel serait en mesure d'élever seul un enfant. Forcément ça avait fait les gros titres des journaux de l'époque, et les critiques n'avaient pas tardé à pleuvoir. C'était devenu presque invivable pour Eric et Lucas.

- D'après ce que j'ai lu, j'ai l'impression que papa s'y attendait un peu.

- Oui, mais c'est surtout pour toi qu'il s'inquiétait, il ne voulait pas que tu subisses cela, et c'était pareil pour Lucas. Mais la méchanceté humaine est inévitable ! »

Célia se leva en faisant craquer ses articulations.

-« Je suis sûre que si tu cherches un peu, tu trouveras des articles de l'époque relatant les faits, précisa-t-elle.

- Je verrai tout ça en rentrant… On peut se revoir les prochains jours, si tu veux ?

- Avec plaisir ! Je voudrais bien rencontrer la famille John's !

- Mary sera ravie de te connaître… Et pour l'enterrement ? Tu viendras ?

- J'essayerai d'y aller, je te le promets, dit-elle.

- Merci Célia

- A la prochaine fois peut être  ! Mon petit bonhomme est un homme marié et papa ! Que du bonheur, bon Dieu ! »

Les deux amis s'embrassèrent, et la vielle femme réintégra le foyer. Max se rendit à sa voiture, le cœur léger. Bizarrement il se sentait moins seul depuis qu'il avait commencé à lire les mémoires de son père, sans doute parce que les circonstances le poussaient à se rapprocher à nouveau de sa famille et des gens qu'il avait côtoyés dans sa jeunesse.


En arrivant chez lui, il se dirigea directement vers son ordinateur portable pour faire une rapide recherche sur Google. Il tapa machinalement « adoption homosexuel 88 ». Il tomba tout d'abord sur des articles qui parlaient de débats sur l'adoption par les homosexuels en France, avant de tomber sur une page intéressante du Seattle Times. L'article en question portait un gros titre écrit en gras : « LA GARDE D'UN ENFANT ACCORDÉE A UN COUPLE D'HOMOSEXUELS : UNE NOUVELLE MENTALITÉ ? »

En regardant la photo disposée sous le gros titre, Max put reconnaître l'immeuble où il avait habité avec Eric et Lucas. Il s'imaginait toute la flopée de journalistes attendant devant l'entrée, avec appareils photo, caméras et micros à la main, prêts à interviewer quiconque sortirait de l'immeuble.

Rien que d'y penser, Max comprit pourquoi cela a dû être un calvaire pour ses parents.

En baissant les yeux, il commença à lire l'article.


« Il s'agit d'une première dans l'histoire des États-Unis. Jeudi 13 juin, Samantha Kingley, juge pour enfants au tribunal de Seattle, a accordé pour la première fois la garde d'un enfant âgé de huit ans à un couple d'homosexuels. Une période d'essai de deux mois leur a été accordée, avec obligation de suivi par les services sociaux de la ville.

Une décision surprise qui a rapidement fait débat chez les habitants de Seattle. La plupart pense que cette garde n'aurait jamais dû être accordée, tandis que d'autres, dont la majorité fait partie de la communauté LGBTQ, approuvent ce choix.

Voici quelques commentaires relevés parmi la population :

« Je pense que la juge a fait un mauvais choix. Que va devenir l'enfant sans une vraie maman pour l'accompagner ? Étant moi-même mère, je trouve cela inconcevable » témoigne Jessy, maman de deux petites filles.

« Pour être franc, j'ai peur pour ce petit et pour ce qu'il va devenir plus tard avec de tels parents ! A mon avis, ça m'étonnerait pas qu'ils retournent à nouveau devant le tribunal, mais cette fois pour pédophilie » témoigne Ronald, papa d'un petit garçon.

Nous avons aussi interrogé Jane, étudiante en droits, et homosexuelle militante dans une association pour les LGBTQ.

« Je pense que cette décision est une très bonne solution. Cela va faire réfléchir beaucoup de personnes sur le droit à l'adoption par les couples homosexuels, car trop d'enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes, et ils n'ont qu'un espoir : être aimés par des parents, peu importe leur orientation sexuelle ! »

Cet événement sans précédent a aussi soulevé pas mal de questions dans la communauté de Seattle : l'enfant a-t-il des risques de devenir lui-même homosexuel ? Quelle est la différence d'éducation par rapport à des parents normaux ? Aura-t-il des problèmes avec les autres enfants ?

Malheureusement, pour l'heure personne n'est en mesure d'apporter quelque réponse que ce soit à ce florilège d'interrogations. En revanche, tous espère que l'enfant sera heureux dans sa nouvelle famille plutôt atypique. »


-« Tu lis quoi ? »

Max sursauta en se retournant vivement.

-« Tu m'as fait peur… je ne t'ai pas entendue arriver, lâcha-t-il dans un rire nerveux.

- Désolée, dit Mary en faisant un petit geste de la main. C'est un article de journal ?

- Oui, il date de 88 quand j'ai commencé à vivre chez mes nouveaux parents. »

Sa femme se pencha et lut attentivement l'article. Ses yeux trahirent une grande stupeur quand elle parvint aux témoignages fournis dans le texte.

-« Hé ben dis donc, c'était pas la joie chez les autres !

- Ouais, à ce qu'il paraît ça a été un enfer pour mon père et Lucas.

- D'où tu sais cela ? demanda-t-elle, visiblement curieuse.

- Une ancienne amie de ma mère que j'ai revue ce matin. Elle s'était beaucoup occupée de moi lorsque ma mère était tombée malade, et même après sa mort.

- Elle aussi tu ne l'as plus revue depuis dix huit ans ? »

Max fixa intensément sa femme, tout à coup blessé par ces mots. Cette dernière poussa un soupir et s'adossa contre la chaise.

-« Pardon, je ne voulais pas dire ça…

- C'est pas grave. »

Elle se redressa et se dirigea vers la cuisine un peu rapidement. Dans son empressement son coude droit heurta la boîte à chaussures posée sur la table. Elle tomba sur le sol et les feuilles de papier s'éparpillèrent.

-« Merde ! » s'exclama Mary en se baissant pour réparer son erreur.

Max se leva pour aider sa femme quand, subitement, cette dernière stoppa net avec quelques papiers dans ses mains.

-« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Max.

- Regarde, on dirait qu'il y a autre chose. »

Elle souleva la boîte et révéla ce qui se cachait en-dessous. Une pile de photos et d'articles de journaux firent leur apparition. Mary prit un article de journal qui avait été soigneusement découpé et plié, mais qui avait légèrement jauni.

-« C'est un article qui parle de notre mariage ! dit-elle, ébahie.

- Quoi !? s'exclama Max.

- Regarde ! »

Max examina le papier, et effectivement il indiquait un mariage, et une photo d'eux en noir et blanc était placée sous le petit texte. Mary et Max souriaient fièrement à l'objectif.

-« Et celui-là parle du décès d'une certaine Hélène, lut Mary en lui présentant une autre coupure.

-C'était la mère de mon père. »

Max prit une photo qui semblait provenir d'un polaroid. Elle représentait une jeune femme assise sur un canapé avec deux jeunes hommes à ses côtés qui ne devaient pas dépasser les seize ans ou dix sept ans. Vu leurs vêtements, cette photo provenait sans doute des années 70.

-« Qui est-ce ? Ce sont tes deux pères ? demanda Mary en jetant un coup d'œil à la photo.

- Oui, et là c'est ma mère, expliqua-t-il, troublé, en montrant la jeune femme du doigt.

- Évidemment, elle te ressemble beaucoup, surtout les yeux…

- Je connais cette photo, elle était dans un cadre dans la chambre de mon père… C'était le jour de son dix septième anniversaire. C'est ce jour là qu'il a révélé son homosexualité à sa famille. »

Max parcourut les autres photos, de plus en plus troublé. Il devait y en avoir des dizaines, et toute représentaient des moments très importants de sa vie. Il y en avait même certaines qu'il n'avait encore jamais vues.

-« C'est la première fois que je les revois depuis dix huit ans, du moins celles que je connais.

- En tout cas tu avais une jolie bouille quand tu étais petit, lança Mary en souriant, tout en admirant une photo.

- Celle-là c'est quand je venais à peine d'emménager chez mon père et Lucas… Bon Dieu j'étais si jeune !

- Et elle c'est l'amie dont tu m'as parlé ? »

Elle tenait une photo qui représentait Lucas, Eric, Célia et la mère de Max assise dans un fauteuil roulant avec son fils sur les genoux. Tous souriaient, le teint bronzé avec une plage en arrière plan. Un magnifique couché de soleil illuminait l'océan.

-« Celle-là je ne l'avais encore jamais vue », dit-il en prenant la photo.

Celui lui faisait mal de voir une photo de sa mère en phase terminale. Elle avait l'air si faible, et contrairement aux autres qui étaient tous en t-shirt et short, elle portait une chemise et un jeans qui cachaient sa maigreur squelettique.

-« Max, ça ne va pas ? » s'inquiéta Mary.

Max ne s'était même pas rendu compte que des larmes avaient débordé de ses paupières. Il les essuya rapidement tout en disant :

-« T'inquiète pas, ça va… Il vaut mieux qu'on range tout ça. »

Ils rangèrent le tout dans la boîte sans dire mot, mais l'homme était secoué. Ces photos l'avaient secoué, et il soupçonnait que son père ne les avait pas choisies pour rien.

Chacune d'entre elles représentait un chapitre important de sa vie.


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