25. Un point sensible...
Marie Weil
Les années passèrent très vite. Max grandissait et approchait du cap de l'adolescence, tandis que Lucas et moi prenions quelques rides supplémentaires. Durant ces années, nous avons beaucoup évolué, que ce soit dans nos emplois et notre rôle de parents. J'avais quitté le garage où je travaillais depuis des années pour aller dans une usine de construction de voitures dans laquelle je devins rapidement chef d'équipe. Quant à Lucas, il était sur le point de devenir chef de service à l'hôpital.
Max était rentré au collège. Il avait dû faire face à de gros changements qui nous avaient angoissés bien plus que lui. L'école était grande, il côtoyait des élèves plus grands et plus âgés que lui, des nouveaux profs, et il devait faire face à une nouvelle mentalité.
C'était d'ailleurs cela qui nous avait particulièrement mais peur. Le cap de l'adolescence est vraiment une période très compliquée dans laquelle la confiance en soi est très fragile, et où la cruauté entre les plus forts et les plus faibles peut vraiment faire beaucoup de dégâts.
Heureusement tout s'était très bien passé pour lui. Il s'était rapidement fait des amis, notamment en s'inscrivant aux cours de théâtre dans lesquels il avait développer une grande passion. Bien entendu, il y en avait toujours pour lui faire remarquer sans ménagement que c'était deux hommes qui venaient le chercher, mais heureusement ces remarques étaient très minoritaires.
Notre belle petite famille se construisait brique par brique au fil des années qui passaient, et j'aimais son évolution positive, j'aimais ce que j'avais réussi à accomplir dans ma vie. J'étais devenu certes un père, mais aussi quelqu'un de différent et de plus responsable. J'avais pris ma revanche sur les nombreux préjugés qui m'avaient poursuivi tout au long de ma vie.
Pour cela je ne pouvais que remercier Rebecca qui avait toujours crue en nous, jusqu'à nous confier Max. Elle nous avait non seulement donné un fils, mais elle nous avait surtout donné l'occasion de montrer que nous pouvions être des pères merveilleux pour leur enfant.
Malgré le fait que nous menions une vie de rêve, j'avais l'étrange sensation que cela n'allait pas durer très longtemps. J'avais l'impression que tout ce que Lucas et moi avions construit allait s'effondrer d'un moment à l'autre. Et malheureusement la suite allait me donner raison.
Car ce que je vais raconter est sans doute la période la plus difficile de ma vie, celle où j'ai bien cru que j'allais tout perdre, y compris moi.
Max s'arrêta brusquement de lire. Le texte écrit par son père continuait encore sur plusieurs pages, mais il refusa de poursuivre, de peur de découvrir la suite. Il savait très bien de quelle période faisait référence son père. Lui-même avait essayé de l'oublier durant toutes ces années, oublier l'image de son papa Lucas souffrant dans le lit, incapable de marcher.
Max chassa rapidement cette vision de son esprit et entreprit de ranger soigneusement les feuilles dans la boite à chaussures et de la mettre dans le tiroir de son bureau.
Ce tiroir ne fut pas ouvert, ni le lendemain, ni le surlendemain. L'homme passait devant son bureau sans grande attention, tentant d'oublier peu à peu cette boite qui l'attendait à l'intérieur. Ce comportement n'échappa pas à Mary.
-« Tu ne lis plus les écrits de ton père ? lui demanda-t-elle un jour.
- Ils peuvent bien attendre quelques jours, ils ne vont pas s'envoler. »
Cette réponse ne sembla pas convaincre Mary, elle se disait que son mari refusait peut-être de lire la suite, et elle voulait savoir pourquoi.
Plus tard, celui ci la surprit, assise derrière son bureau, les yeux plongés dans les écrits de son père.
-« Mais qu'est-ce que tu fais !? » s'exclama-t-il.
Sa femme sursauta en fixant son mari, les yeux écarquillés. Il lui arracha la feuille des mains en criant :
-« Comment oses-tu fouiller dans es affaires !? Tu n'as pas à lire cela !
- Chéri, calme-toi ! Je voulais juste comprendre ! dit-elle en se levant.
- Comprendre quoi ? Cette boite ne te regarde pas ! Tu n'as pas à y toucher !
- Papa ? »
Rebecca entra dans la chambre, plutôt craintive. Max la regarda fixement, tandis que Mary dit d'une voix douce :
-« Tout va bien, mon cœur, ne t'inquiète pas.
Sans un mot, l'homme quitta la pièce avec la feuille toujours en main. Il traversa rapidement la maison pour aller se réfugier au fond du jardin, avec l'espoir de retrouver un peu de calme.
Pourquoi est-ce que sa femme avait ouvert la boite ? Qu'est-ce qu'elle voulait comprendre ? La raison pour laquelle il ne lisait plus depuis quelques jours ? En quoi ça la regardait ?
Il soupira en se laissant glisser contre l'arbre où Rebecca aimait s'asseoir sur la balançoire de fortune qu'il lui avait installé. Les remords commençaient à l'envahir, il s'en voulait à présent d'avoir crié avec Mary. Mais en même temps il pensait détenir une bonne raison, il n'avait pas envie de parler de ce qu'il avait vécu en cette année 1995.
1995… un nombre que Max aimerait oublier à tout jamais. C'était cette année que sa belle petite vie avait basculé en enfer et où il avait vu, de ses yeux d'adolescent, la véritable souffrance. Ce fut aussi à partir de cette année qu'il commença à haïr son père Eric.
Alors qu'il était toujours plongé dans ses pensées, il entendit des pas derrière lui. En se retournant, il vit Mary venir vers lui, avec la boite sous le bras, visiblement déterminée à comprendre ce qui avait provoqué cette soudaine colère chez son mari.
-« T'es vraiment une tête de mule, soupira-t-il.
- Évidemment ! Confirma-t-elle.
- Écoute, je suis désolé de t'avoir crié dessus, j'aurais pas dû avec la petite…
- Max, ne t'excuse pas, je pense qu'à ta place j'aurais eu la même réaction. Mais en même temps je veux comprendre ce qui ne va pas.
- Je vais très bien, Mary…
- Non, chéri, tu me caches quelque chose, et je sais que ça ne date pas d'hier… Pourquoi tu ne veux pas m'en parler ? »
Elle prit place à côté de son mari, posant la boite dans l'herbe. L'homme baissa les yeux sur la feuille chiffonnée qu'il tenait encore en main.
-« Est-ce que c'est ce quelque chose qui t'a poussé à quitter définitivement ton père Eric ? insista Mary.
- Oui, répondit-il dans un souffle.
- Et j'imagine que c'est ce qui est raconté dans ses feuilles que tu refuses de lire, n'est ce pas ?
- Mary je ne veux pas en parler, ça a été tellement difficile pour moi de tenter d'oublier cela. Je ne veux pas revivre à nouveau cette période en lisant ces feuilles. »
Mary lui prit la main avec douceur, dans un geste d'apaisement et de soutien.
-« Essaye tout de même de me raconter… Regarde l'effet que ça te fait depuis des années de garder tout cela au fond de toi !
- Je ne peux pas…
- Essaye… »
L'homme soupira, avant de fendre l'armure. Il lui raconta cette affreuse année 1995. Le visage bienveillant de sa femme se transforma peu à peu, au fur et à mesure que son mari progressait dans son récit. Lorsqu'il se tut enfin, elle dit :
-« Max… Mon Dieu, c'est si triste !
- J'étais tellement en colère, Mary, je m'étais promis de ne plus jamais revivre tout ça en essayant de reprendre à zéro et d'oublier, mais tu avais raison… Cela me rongeait de l'intérieur depuis bien trop longtemps.
- C'est pour ça que tu ne veux pas lire ces pages ?
- Je n'ai pas le courage, j'ai peur de revivre cette douleur. »
Sa femme baissa la tête et prit la feuille que Max tenait en main. Après l'avoir examinée quelques secondes, elle fit une proposition plutôt surprenante à son mari.
-« Si tu ne t'en sens pas capable, voudrais-tu que je les lise pour toi ?
- Pourquoi ? demanda-t-il en se tournant vers elle.
- Même si c'est difficile pour toi, Max, il faut que tu vois la vérité en face… Ces écrits pourront peut-être t'aider à être en paix avec ton passé.
- Et comment ?
- N'oublie pas que c'est ton père qui a écrit cela, il ne l'a peut-être pas vécu comme tu le penses depuis toujours ! »
L'homme voulait croire sa femme, mais cette peur et cette douleur ne le quittaient pas. Pourtant, avec appréhension, il hocha la tête et donna son aval à Mary.