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Gaetan Serra
J'avais entendu quelque part dans un film un personnage théoriser sur la chance. Il disait que c'était comme un fluide énergétique que l'on pouvait transmettre par contact physique. Connerie, oui. C'était philosopher comme Henry Michel le faisait lorsqu'il disait que "la chance n'est qu'une manifestation de la force". Elle est surtout pour moi une coïncidence agréable du hasard. Mais elle ne dure jamais, je le sais bien.
Ce soir, je remets en titre mon titre de champion. Je suis invaincu depuis un sacré temps, des lustres dans ce milieu, mais je garde à l'esprit que je n'en sortirai pas vivant.
Pourquoi tous les soirs je monte sur le ring ? Je ne le fais pas de gaieté de cœur, vous pensez bien. Toute cette adrénaline que les gens recherchent se transforme en argent qui ira directement dans les poches de ma famille, moyennant les contributions intermédiaires de solidarité. Ce n'est pas l'envie de mourir qui m'amène ici.
Heureusement qu'ils ne m'ont pas fait passer de tests médicaux. On est tellement dans l'underground que ça ne leur serait même pas venu à l'idée. Leur meilleur poulain pourrait crever avant le match que ça leur serait égal. Tant mieux, je sais de toute façon que je vais y passer. Les docs me l'ont dit : mon heure est comptée. Autant que ça serve aux miens.
J'entends déjà la foule scander mon nom. Le ring sauvage est entouré de sortes de gradins de tous les côtés, quatre rangées de seize devant, derrière, à gauche et à droite. Des gens qui paient une modique somme pour voir le couperet tomber sur l'un des deux gladiateurs de l'arène. Les jeux du cirque modernes, au fin fond d'un hangar désaffecté où les petits cheminots en manque de testostérone et de sueur croisent la petite bourgeoisie en mal de sensations fortes.
Ce soir, on vient me défier pour la neuvième fois. Mon adversaire a l'air d'un sacré gringalet, je l'ai entr'aperçu dans les loges. Cela ne fait rien, ici le physique ne compte pas. Une fillette pourrait me battre, m'abattre même. Me terrasser était un jeu d'enfant, même si l'expression ne semblait pas vraiment appropriée.
Huit victoires, vous le croyez ? Si ma défaite vient ce soir, je pourrai en quelque sorte me satisfaire de cette longévité. J'avais une chance sur deux cent cinquante-six d'arriver jusque là. Le nombre exact de spectateurs potentiels. En gros, c'est comme si j'arrivais à descendre chacun des gens présents avant d'y passer moi-même. Un joli record.
Comme Henry Michel et les autres joueurs de football, j'aime à dire que je prends les matchs un par un, comme ils viennent. Difficile de faire autrement et se projeter. Il vaut mieux savoir relativiser dans ma position. De toute façon, je pratique la seule activité où on ne peut être déçu de sa défaite. La victoire nous rend fort et fébrile à la fois, elle nous exalte, nous transcende. On se rend compte du bonheur que l'on a. Alors que d'habitude elle devrait nous faire nous remettre en question, ici la débâcle nous laisse indifférent. Enfin, je suppose. Je n'ai jamais perdu, alors je ne peux pas dire.
On m'appelle. Au moment de rentrer sur scène, je pense à ma femme et ma fille. Tout ce que je fais, c'est pour elles. Elles me remercieront un jour, j'espère. La foule est en délire, mais celui-ci est morbide et ne m'encourage pas outre mesure. Pendant la longue présentation du commentateur qui crie pour se faire entendre au-dessus des spectateurs, je recompte toutes les chaises autour du ring. L'organisation, bien que clandestine, est bien huilée. Deux cent cinquante-six. Plus une place de libre. Deux cent cinquante-six. Deux, cinq, six. Deux personnes, cinq chances sur six de continuer. Dans ces calculs de probabilité, j'hésite entre ce calcul optimiste et le seuil d'une chance sur cinq cent douze, qui m'aménerait à une dixième confrontation. Mais il n'y aura jamais autant de chaises qui tiendront dans cet endroit.
J'ai choisi d'ouvrir le bal le premier. Question de superstition. Je ne crois pas au fameux fluide, alors on peut au moins me laisser ça. Le barillet tourne, comme la roue de la fortune. Les hurlements de l'assistance couvrent les cliquetis. Impossible de savoir ce que ça va donner. Je regarde le gringalet se décomposer à l'idée de savoir que ce sera son tour.
Je dois appuyer plus fort, sûrement parce que ma main tremble. Puis instinctivement, je relâche mon doigt et n'entend plus personne. Ai-je perdu ?