27. Licensciement abusif
Marie Weil
Les traitements que devait suivre Lucas étaient destinés à ralentir les nombreuses infections et maladies qu'il allait contracter. Malheureusement ces traitements étaient très coûteux et il allait subir des effets secondaires pas agréables. Néanmoins, pour ce qui était de l'argent, j'étais prêt à faire tous les sacrifices possibles pour payer les médicaments. Je voulais que Lucas s'en sorte au-delà de ce que le docteur Baker avait prévu, je voulais qu'il vive assez longtemps pour voir Max obtenir son diplôme et poursuivre son chemin.
C'est là que j'ai commencé à faire des heures supplémentaires pour pouvoir subvenir aux besoins de mon compagnon. Une journée de travail normale pour moi était de huit heures, mais quand Lucas tomba malade, la durée passa à douze heures. C'était certes très fatigant, mais ça en valait largement la peine !
Mon compagnon quant à lui, décida de continuer à assurer son poste d'infirmier. J'en avais longuement parlé avec lui, car pour ma part je n'étais pas d'accord avec lui. Avec ses postes de jour et de nuit, je n'étais pas certain qu'il allait pouvoir tenir le coup physiquement. Il en vint même à s'énerver pour m'expliquer sa façon d'appréhender la situation.
-« Tu te rends compte de ce que tu dis !? s'exclama-t-il. Enfin, Eric, je ne peux pas me résoudre à abandonner mon boulot à cause de cette putain de maladie ! Non, il est hors de question pour moi de rester ici à rien foutre, alors que nous sommes en sous-effectif et que des centaines de patients attendent d'être soignés chaque jour ! »
Il était comme ça, mon Lucas, il se dévouait corps et âme à son boulot, et peu lui importait qu'il soit malade. Donc je n'eus pas mon mot à dire et le laissait faire.
Max, gentil garçon comme il était, essayait de nous aider autant qu'il le pouvait. Quand il rentrait du lycée, il faisait le ménage et très souvent le dîner. Je pense que c'est à ce moment là qu'il a développé son talent pour la cuisine, car mon petit bonhomme s'est révélé être un véritable cordon bleu.
Mon compagnon ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir. Il me disait sans cesse qu'il aimerait voir Max s'épanouir dans son adolescence, sortir plus souvent avec ses amis plutôt que d'être tout le temps obligé de rester à l'appartement pour nous apporter son aide. Il s'en voulait aussi que je fasse tant d'heures supplémentaires pour payer ses traitements.
Mais il n'y avait pas que l'argent qui pouvait parfois me poser problème, il y avait toujours le regard des « autres ». « Les bleus » comme j'appelais ces taches qui avaient envahies le torse de mon compagnon s'étaient soudainement multipliés vers le haut du corps. Son cou et son visage commençaient à être touchés par ses taches, et bientôt Lucas fut obligé d'utiliser du fond de teint pour les masquer. Là où je veux en venir, c'est que ça n'avait pas manqué de surprendre ses collègues. Il était difficile pour mon compagnon de leur cacher sa maladie, car à force de voir des cas de Sida ils en connaissaient forcément tous les symptômes. Avec le temps ils commencèrent à éviter mon compagnon.
Le regard des autres sur le Sida était quelque chose que je ne comprenais pas. Les idées reçues qui circulaient sur cette maladie me sidéraient, j'en voulais à ces gens qui y croyaient dur comme fer. Malheureusement Lucas les subissait en permanence, et je me souviens même le jour où il me raconta qu'un patient avait refusé qu'il s'occupe de lui, de peur de contracter le virus.
Entendre tout cela me rendait en colère. C'était déjà difficile de vivre au quotidien avec ce mal qui le rongeait, et je ne voulais pas que les ignorants en rajoute une couche à cause de ces idées reçues de merde. Mon compagnon payait déjà bien assez comme ça.
Au fil des mois qui passaient, je voyais l'état de santé de mon compagnon se détériorer aussi vite que notre situation financière. Malgré les lourds traitements qu'il prenait, cela ne l'empêchait pas de tomber dans des sortes de « périodes », comme je les appelais, durant lesquels il était tellement malade qu'il restait cloué au lit pendant des jours. Je voyais aussi son physique changer, son teint virait au blanc, ses joues se creusaient de plus en plus, les cernes entouraient ses yeux. Et il avait tellement perdu de poids qu'il avait fallu changer sa garde robe. J'avais l'impression qu'il avait pris dix ans en quelques mois.
Pour ce qui est de notre situation financière, malgré mes heures supplémentaires, elle n'était pas très mirobolante. Entre les traitements pour Lucas, les factures de gaz, d'électricité, d'eau, et j'en passe, nous avions juste de quoi remplir nos assiettes. Il arrivait même que certaines factures ne soient pas payées à temps, mais ça ne durait jamais longtemps.
Maman était au courant de notre situation. Je ne la voyais plus aussi souvent qu'avant car elle avait quitté Seattle pour aller se réfugier dans la campagne américaine en compagnie d'Anne ; les deux femmes habitaient non loin l'une de l'autre. On essayait de se parler le plus souvent possible via le téléphone.
-« Eric, laisse-moi t'aider… J'ai assez d'argent de côté pour te permettre de payer les traitements, me disait-elle souvent.
- Maman, tout va bien, on gère bien notre argent. Mes heures supplémentaires et les efforts de Lucas pour aller bosser nous rapportent assez pour s'en sortir », étais-je obligé de lui mentir à chaque fois.
C'était en tout cas ce que je me forçais à croire, jusqu'à ce fameux soir, alors que j'étais rentré tard, j'avais retrouvé mon compagnon sur le canapé, encore vêtu de sa tenue d'infirmier. Les larmes inondaient ses joues.
-« Ça ne va pas ? Qu'est-ce qu'il se passe ? lui avais-je demandé en me précipitant vers lui.
- Je me suis fait virer, voilà ce qu'il se passe ! » m'avait-il répondu, en colère.
Cette nouvelle m'avait stupéfié, et je lui ai demandé des explications.
-« Mon chef de service s'est plaint de moi auprès du directeur, car selon lui je n'étais plus aussi « efficace » qu'auparavant.
Alors il m'a convoqué et il a fait le point sur mes nombreuses absences que j'ai accumulées au fil des mois. Il m'a viré pour absentéisme ! m'expliqua-t-il.
- Mais pourquoi tu ne lui as pas avoué que tu étais très malade ? lui dis-je comme si cela était une évidence.
- Il le savait très bien, Eric ! Il est médecin, je te rappelle ! Et de toute façon ça n'aurait pas changé grand-chose !
- Ne t'inquiète pas, je suis certain qu'on va trouver une solution très rapidement. Tu vas rapidement trouver un poste dans un autre hôpital.
- Tu crois vraiment qu'un autre établissement voudra accepter un mourant !? »
Cette phrase me brisa le cœur, et en même temps elle me rappela la dure réalité dans laquelle nous vivions. Un fait que j'essayais d'oublier tant bien que mal.
-« Pardon… je ne voulais pas dire ça, me dit-il en prenant place sur une chaise, dos à moi.
- C'est pas grave », lui répondis-je en essuyant mes yeux humides.
Il y eut un long silence durant lequel les reniflements de Lucas s'accentuèrent. Avec douceur je m'approchai de lui et tenta de le réconforter en passant mes bras autour de lui.
-« J'en ai marre, Eric… J'en ai marre de cette putain de maladie qui consume ma vie en me prenant tout ce que j'aime… J'aimerais vraiment que tout redevienne comme avant », dit-il d'une voix faible.
Je l'avais écouté sans rien dire, le cœur trop lourd pour trouver la force de lui répondre par un mensonge qui consisterait à dire que tout allait s'arranger avec le temps. Je me mentais à moi-même.