28. Convocation au lycée
Marie Weil
Le renvoi de Lucas n'avait pas été sans conséquences. Son salaire avait grandement contribué à nous tenir à flots financièrement, et maintenant qu'il ne tombait plus sur notre compte en banque, la situation devenait très difficile. Je fus obligé de travailler encore davantage, et la fatigue ne tarda pas à faire son apparition.
Durant cette période, je ne voyais que rarement Max, et c'est ce qui a fait que nous avons commencé à nous éloigner l'un de l'autre. Je ne le voyais qu'une heure le matin, et le soir, en rentrant du travail, il était déjà couché. Nos conversations se raréfiaient et nous perdîmes lentement ce lien fort qui nous avait unis jusqu'ici. Cela me rendait très triste de le voir si peu, tout comme Lucas. Il n'était pas rare que j'aille m'isoler dans mon bureau pour y pleurer. Ma famille me manquait énormément et je ne voulais qu'une chose : la retrouver comme avant.
Mon souhait a été en quelque sorte exaucé de manière assez inattendue. C'était lors d'une semaine où j'avais fait cinq postes de douze heures, sans compter quelques nuits d'insomnie. Mon corps prit la décision de stopper cette vie de fou. Je fis un malaise en pleine journée sur mon poste de travail et je fus transporté d'urgence à l'hôpital. Après une batterie d'examens, le docteur en arriva à la conclusion que j'étais au bout physiquement et mentalement, et il me prescrit une semaine de repos à domicile.
Pour la première fois depuis bien longtemps, je pus faire la grasse matinée. Lucas était ravi que je reste avec lui, car il supportait très mal la solitude depuis que je travaillais sans cesse. Et moi j'étais content de pouvoir prendre soin de lui. Au début, Max ne parlait pas beaucoup, puis nos conversations reprirent comme avant. Je pus enfin revoir le sourire sur son visage, ce qui embauma mon cœur d'un sentiment de paix. J'avais l'impression d'avoir retrouvé ma famille.
Ce fut d'ailleurs pendant cette semaine que mon lien avec Max allait être en quelque sorte « restauré » par un événement inattendu qui me marque encore profondément aujourd'hui.
Cela se passa un jeudi. Lucas, affublé d'une fièvre de cheval, était allongé sur le canapé et dormait, tandis que je faisais la vaisselle. Puis le téléphone retentit. Je me précipitai rapidement pour décrocher, afin d'éviter que la sonnerie ne réveille mon compagnon.
-« Allô ?
- Monsieur Smith ? Bonjour, je suis monsieur Shépard, le directeur du lycée de votre fils », me répondit une voix grave.
Cet appel me surprit, et je ne pus m'empêcher de m'inquiéter immédiatement.
-« Qu'est-ce qui se passe, monsieur Shépard ?
- Votre fils est dans mon bureau en ce moment, et il faudrait que vous veniez au plus vite. C'est important !
- Est-ce qu'il va bien ? demandai-je plus inquiet que jamais.
- Oui, ne vous inquiétez pas. Pouvez-vous venir tout de suite ?
- Heu… bien sûr !
Je vous attends alors. »
Sans plus attendre, je me précipitai vers ma voiture et partit en trombe vers le lycée en me posant un tas de questions. S'était-il passé quelque chose de grave pour que le directeur en vienne à appeler personnellement ? S'était-il battu ? Avait-il eu un accident ? Mon instinct paternel prit rapidement le dessus sur mes craintes, et je ne voulais voir qu'une chose : Voir Max aussi bien que ce matin avant qu(il soit partit pour le lycée.
Lorsque je pénétrai dans le bureau du directeur, je trouvai Max assis sur une chaise avec le nez en sang. Il était à côté d'un garçon qui avait un coquard à l'œil gauche. A côté de monsieur Shépard, une femme à l'air sévère d'une quarantaine d'années me fixait d'un regard mauvais.
Je n'attendis pas que l'un d'entre eux n'entame la discussion, j'allai directement vers mon garçon pour m'enquérir de sa santé.
-« Mais qu'est-ce qui t'es arrivé, bon sang ?
- C'est de cela que nous aimerions nous entretenir avec vous, monsieur Smith, répondit le directeur.
- Votre fils s'est violemment battu avec son camarade pendant la récréation, et voyez ce qu'il lui a fait ! lança la femme à l'air sévère.
- Vraiment… ? dis-je, surpris.
- J'ai eu beaucoup de mal à les séparer, continua-t-elle, et d'après ce que j'ai vu, c'est votre fils qui a commencé à frapper à coups de poing ! »
J'étais complètement stupéfait. Je connaissais bien Max et je savais qu'il n'était vraiment du genre à provoquer une bagarre. Il devait y avoir une explication logique, j'avais confiance en mon fils.
-« C'est vrai ? C'est toi qui as commencé à le frapper ? » demandai-je calmement.
Il hocha lentement la tête, les yeux fixant le sol, sans doute à cause de la honte qu'il ressentait.
-« Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
- Parce qu'il a insulté papa, me répondit-il dans un souffle.
- Qu'a-t-il dit ?
- Il l'a traité de pédale mourante. »
J'étais tellement surpris et bouleversé par ces mots que je ne trouvai rien à répondre. Je repensais d'un coup à mes années de lycée, avec cette bande d'attardés qui avaient menacé Lucas à cause des rumeurs sur notre relation. J'avais l'impression de me retrouver dans Max, et j'aurais sans doute fait la même chose que lui pour mon compagnon.
-« J'ai pas réfléchi, papa, ça m'a rendu tellement en colère que je l'ai frappé. Puis on a commencé à se battre, avant que la surveillante nous sépare, m'expliqua-t-il.
- Et c'était totalement irresponsable de ta part, jeune homme ! Tu aurais pu gravement blesser ton camarade ! aboya la surveillante en chef.
- Lui aussi aurait pu le blesser bien davantage », contrai-je.
Puis sans un mot, je me baissai pour prendre le sac de mon fils, avant de lui dire de mettre sa veste et d'aller dans la voiture. C'est là que le directeur passa à l'attaque.
-« Monsieur Smith, votre fils a commis une faute très grave ! Vous ne pouvez pas partir comme ça !
- Si, monsieur Shépard, je le peux, parce que je ne vois pas pourquoi Max est dans ce bureau aujourd'hui à porter seul la responsabilité de ce qui s'est passé, alors qu'il n'est clairement pas fautif dans cette histoire, répondis-je froidement.
- Mais enfin, vous avez vu l'état de ce pauvre garçon ? » sembla s'émouvoir la surveillante.
Cette fois j'en eus assez de cette assemblée de cons qui s'acharnait sur mon fils sans la moindre raison valable. Il n'avait fait que défendre l'honneur de son père mourant ! Alors je m'approchai rapidement de la femme au regard mauvais avec l'intention de mettre un point final à cette histoire.
-« Madame, je vois très bien, mais je vois aussi que vous êtes tous aveugles en ce qui concerne mon fils ! Ce garçon que vous défendez avec tant d'acharnement a traité le père de Max de pédale mourante, vous vous rendez compte du poids de ces mots !? Son père est très malade et, en effet, il va mourir ! Est-ce que vous savez l'effet que ça peut faire de voir la personne qu'on aime le plus au monde souffrir le martyr tous les jours ? Alors oui, il a certes violemment réagi, mais son geste est parfaitement justifié ! Donc permettez-moi de vous dire que ce sera la dernière fois que vous aurez vu mon fils dans ce lycée ! »
Sur ces mots, Max et moi sortîmes du bureau et nous rejoignîmes la voiture.
Le trajet se passa dans le silence, il n'y avait plus rien à dire de toute façon.
Une fois rentrés, nous vîmes que Lucas était réveillé, il avait l'air de se sentir un peu mieux. Lorsqu'il vit le nez de Max, il s'inquiéta aussitôt. Notre petite bonhomme s'empressa de lui raconter ce qu'il s'était passé, et cela ne manqua pas d'émouvoir mon compagnon.
-« Comment est-ce que ce garçon a pu savoir pour moi ?
- Sa mère est infirmière dans l'hôpital où tu travaillais. Elle lui a sans doute tout dit », termina Max.
Lucas ne dit plus rien. Je voyais que cette histoire l'avait profondément affecté. Je lui dis que je comptais retirer notre fils du lycée, mais il s'opposa aussitôt à ma décision. Il ne voulait pas qu'il y soit retiré à cause de cet incident, et ce dernier était du même avis.
Après cet événement, la confiance de mon fils se renforça à mon égard, ce qui permit à nos liens passés de se renouer enfin. Pour moi il s'agissait d'une belle récompense.
Malheureusement toutes les bonnes choses ont une fin. Je dus reprendre le travail avec son lot d'heures supplémentaires, mais au moins cela me permettait de garder Lucas en vie, et ça n'était pas rien pour me redonner un peu le moral.