29. Le dernier Noël de Lucas
Marie Weil
Plus les mois défilaient plus la maladie de Lucas s'aggravait. Je voyais son corps s'affaiblir de plus en plus à cause des maladies dites bénignes qui s'attaquaient à son organisme. La fièvre ne le quittait plus, et ça l'assommait tellement qu'il avait beaucoup de mal à sortir du lit. Il avait contracté une toux chronique qui l'empêchait, la plupart du temps, de dormir, et il avait surtout du mal à manger, car il avait perdu son appétit à force de vomir. J'étais impuissant devant cette souffrance, je ne savais plus quoi faire. C'était horrible de voir mon compagnon dans cet état.
J'avais beau travailler comme un forcené pour pouvoir payer les traitements médicamenteux j'avais l'impression qu'ils ne faisaient plus l'effet escompté, et cette pensée ne pouvait que se confirmer lorsque j'assistais aux délires de Lucas me disant qu'il voyait Rebecca assise à côté de lui, le visage souriant. Je n'en pouvais plus d'entendre cela.
Puis arriva le jour de son départ, le jour le plus atroce de ma vie.
C'était le jour de Noël. La veille nous avions quitté Seattle pour aller fêter chez la mère de Lucas. Je n'étais vraiment pas sûr de pouvoir m'y rendre, tant l'état de celui ci était préoccupant. Pourtant c'est lui qui insista pour que nous y allions.
Une fois arrivés chez Anne, elle nous accueillit très chaleureusement. Ma mère faisait partie des invités. Elle me prit dans ses bras et me serra très fort, tellement contente de la revoir enfin. J'aidais ensuite mon compagnon à entrer dans la maison, puis le fit asseoir sur une chaise.
Depuis peu, Lucas était obligé de se trimbaler avec une bouteille d'oxygène, sans compter les perfusions de son traitement. C'était le docteur qui lui avait prescrit l'oxygène, car il avait remarqué, lors de notre dernière visite, que mon compagnon éprouvait de plus en plus de mal à respirer.
Si je rajoute ce détail, c'est parce que la veille de sa mort, j'avais eu une des visions les plus tristes qu'il m'ait été donné de voir.
La veille je l'avais observé dans son fauteuil avec cette bouteille d'oxygène venant se rajouter à sa batterie de perfusions. Il était pâle comme la mort. En le voyant ainsi, la vérité éclata soudainement en moi : il allait mourir très bientôt.
Anne avait fait les choses en grand en invitant quelques membres de nos familles respectives. Il y avait Léa, la cousine de Lucas, sa tante Beltha avec son mari, et mon cousin Tom, sa femme Aurore et leurs deux enfants Alice et Martin.
Nous étions tous très heureux de nous retrouver. Cela faisait très longtemps que je n'avais plus revu les membres de ma famille et ça faisait bizarre de voir Tom devenu un homme robuste, marié et père de deux enfants. Mais je me demandais tout de même ce qu'il pensait de moi.
Anne et maman avaient préparé une délicieuse dinde qu'elles avaient achetée chez le fermier du coin. Nous mangions tous de bon cœur, tout en discutant de tout et de rien. Du coin de l'œil, j'observais Lucas en pleine discussion avec sa cousine Léa, et en regardant plus attentivement je remarquai de nouveaux signes de troubles chez lui. Il n'arrêtait pas de se frotter les yeux et de les fermer, comme si sa vue était devenue floue.
Sur le coup, je ne me focalisai pas sur ce détail. La soirée se poursuivit avec le moment de déballer les cadeaux qui attendaient impatiemment sous le sapin. C'est le jour où Max eut son tout premier téléphone portable. Je me souviens encore de son sourire radieux en tenant son nouveau Nokia 8110 dans ses mains, tandis que je déballais le cadeau offert par ma mère. Elle avait fait un cadre où figuraient toutes les photos de moi enfant avec mon père.
Lucas eut droit à des pull-overs, des livres d'Arthur Conan Doyle qu'il n'avait pas encore en sa possession et une boite de ses chocolats préférés, ceux avec du caramel à l'intérieur.
Tandis qu'il découvrait ses cadeaux, je remarquai qu'il avait l'air d'aller de plus en plus mal, car il n'arrêtait pas de se frotter les tempes, comme s'il cherchait à faire partir un mal de tête. Je m'enquis tout de suite de son état.
-« Est-ce que… tu pourrais m'accompagner à la salle de bain ? » me demanda-t-il d'une voix très faible.
Je l'aidai à se relever et passai son bras autour de mon cou pendant que je passai le mien autour de sa taille squelettique. Nous n'avions pas fait plus de trois pas, lorsqu'il se laissa tomber au sol sans que j'aie le temps de le retenir.
Tout se passa très vite. Ma mère appela immédiatement les secours. Dix minutes plus tard une ambulance se garait devant la maison. Le médecin urgentiste constat aussitôt que Lucas était en détresse respiratoire, et il prit la décision de le faire hospitaliser. Pendant tout le trajet je tenais la main de mon compagnon en priant qu'il ne me quitte pas. Noël était une fête de la vie, et non de la mort ! Mais Dieu ne répondit pas favorablement à ma requête.
J'ai été forcé d'attendre une heure dans la salle d'attente avec pour seuls compagnons mes craintes et mon désespoir. Je priais et priais sans relâche pour Lucas, car je ne pouvais rien faire d'autre pour lui.
Lorsque le médecin sortit des urgences et vint à ma rencontre, le visage grave et le regard fuyant, je compris que mes prières avaient été vaines.
-« Monsieur Smith, votre ami ne pourra pas passer la nuit, son système immunitaire est complètement mort… Je suis désolé… », me dit-il d'une voix faible.
Je m'effondrai sur ma chaise, totalement assommé par cette terrible nouvelle. Le médecin me laissa seul, sachant que les mots ne pourraient pas effacer ma tristesse. Je venais soudain de réaliser que celui que j'aimais depuis tant d'années allait mourir d'ici quelques heures.
Les larmes débordèrent de mes yeux et je me mis à pleurer comme cela ne m'était jamais arrivé.
Il me fallut une demi-heure avant de trouver la force de me diriger vers le téléphone pour appeler chez Anne. Ce fut ma mère qui répondit aussitôt, et je lui annonçai la terrible nouvelle.
Quelques minutes plus tard, toute la famille était présente à l'hôpital, les yeux rouges et humides. Anne était accrochée au bras de maman, tandis que Max pleurait aux côtés de Léa. Je pris mon fils dans mes bras, totalement impuissant face à sa détresse. Et sans un mot nous sommes allés vers la chambre de Lucas pour lui dire au revoir.
Chacun son tour prit son temps auprès de mon compagnon, et naturellement les plus longs furent Anne et Max, dont le visage était anéanti par la tristesse et la souffrance. Mon petit bonhomme voulait venir avec moi dans la chambre de son père, mais je ne voulais pas qu'il revoie à nouveau la mort sur le visage de Lucas. Je lui conseillai de rester avec le reste de la famille, je n'en aurais pas pour longtemps.
Avant de pénétrer dans la chambre, chaque membre de la famille me prit dans ses bras et me dit des mots de soutien à l'oreille.
Puis je me tournai et fit face à la porte de la chambre. J'y pénétrai en essayant de faire le moins de bruit possible. Mon compagnon tourna lentement la tête vers moi et me regarda de ses yeux bleus vitreux. Sa respiration était lente et difficile, comme si chacune d'entre elles représentait une épreuve de plus en plus lourde pour lui.
Je pris place sur la chaise placée à côté du lit et tendis ma main pour m'emparer de la sienne. Un sourire se dessina sur son visage.
-« Drôle de Noël, hein… ? »
Je ne pus m'empêcher de rire face à cette remarque, même si le cœur n'y était pas. Visiblement content de me voir rire, il continua sur sa lancée.
-« J'avoue que passer Noël dans un lit d'hôpital, on me l'avait encore jamais fait… C'est plutôt original, dit-il.
- C'est vrai », approuvai-je, le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux.
Une larme coula lentement le long de ma joue sans que je puisse l'empêcher de le faire. Lucas souleva sa main avec difficulté et sécha ma larme en caressant ma joue.
-« Eric… ne sois pas triste… tu le savais depuis longtemps que tôt ou tard je partirais, me dit-il.
- Je sais, mais… j'arrive pas à accepter ça, Lucas, c'est pas juste ! Pourquoi toi, putain !! m'exclamai-je.
- Je ne sais pas, mon cœur… mais il faudra que tu l'acceptes… Je sais que ce sera très difficile pour toi et Max.
- Jamais je ne vais pouvoir… c'est trop dur !
- Oui, ça le sera… mais dis-toi que je serai là, quelque part, à t'attendre avec Rebecca à mes côtés… Qui sait, peut-être qu'on sera même là avec Dieu et son fils Jésus ! »
Un sourire se dessina sur mon visage, puis mon compagnon me fit sa dernière demande.
-« Est-ce que tu voudrais bien… te coucher à côté de moi ? »
J'acquiesçai et m'allongeai doucement sur le lit d'hôpital à côté de lui, l'entourant de mes bras. Il commença à me parler de son père, de Rebecca, de Max et de moi, c'était comme s'il repassait toute sa vie en revue. Je l'écoutai sans l'interrompre ; tout ce que je voulais, c'était entendre sa voix le plus longtemps possible.
Peu à peu les mots se firent plus rares, et sa respiration se ralentit doucement, avant de s'arrêter pour toujours. Le long bip continu de la machine indiquant ses battements cardiaques signifiait son départ pour un long voyage.
Cette nuit là, celui avec qui j'avais partagé ma vie durant vingt ans mourut dans mes bras, mon seul amour, le seul que j'ai pu aimer à la folie.