3. L'accident
Marie Weil
Si on me demandait de définir mon enfance en un mot, ce serait : solitude.
J'ai mis une demi-heure à réfléchir à cette phrase devant ma pile de feuilles, le stylo à la main. Bizarrement cette « expérience » comme je l'appelle fait battre mon cœur très fort, comme si ce que je suis sur le point d'écrire est en quelque sorte la fin du contrat que j'ai passé avec la Vie.
J'ai beaucoup réfléchi à ce que j'allais raconter dans ces feuilles. La première chose qui me vint à l'esprit a été mon enfance, après que mon regard se soit arrêté inconsciemment sur le cadre photo posé sur mon bureau. La photo représente Lucas, sa mère et ma mère, souriant à pleines dents.
C'est ce beau visage maternel et ce sourire d'ange qui m'ont rendu subitement nostalgique. Je la revoyais jeune, toujours ce sourire aux lèvres, quand elle me fixait de son regard bienveillant dont seules les mères ont le secret. Elle était pour moi l'unique trésor que je possédais dans ma vie.
Cette merveilleuse personne qui m'avait donné la vie répondait au doux nom d'Hélène Smith. C'était une femme forte qui ne se laissait jamais abattre lorsque les choses allaient mal, mais sous cet air endurci se cachait une personne très douce et très drôle qui ne comptait pas son temps pour les autres.
Son enfance et son adolescence avaient été heureuses. Elle était studieuse, excellait même en maths et les matières scientifiques ; ces connaissances lui annonçaient même une carrière scientifique, mais ce ne fut malheureusement pas le cas.
Au cours de ses études, maman fit la rencontre d'un beau jeune homme nommé James Smith. Elle tomba immédiatement amoureuse, et cela fut réciproque, le jeune homme ne pouvant résister au charme de ma mère. Sans hésitation, elle décida d'arrêter ses études pour se marier avec son amoureux. Ils s'installèrent dans une jolie maison que son mari avait rénovée.
Quelques années plus tard, en 1960, j'arrivais dans ce monde.
Ma mère était comblée, la vie lui souriait à pleines dents, elle nageait en plein bonheur avec mon père. Ce dernier s'était engagé dans l'armée, ce qui lui permettait de nourrir sa petite famille.
Tout était parfait jusqu'à ce qu'il décide de participer à la guerre du Vietnam.
Maman avait beaucoup protesté, elle n'était pas d'accord que son mari se rende à l'autre bout du monde pour participer à une guerre sanglante. Mais mon père était très têtu et, malgré l'insistance de maman, sa décision était prise. C'est ainsi qu'il partit en 1965 pour le Vietnam, rejoignant les troupes américaines qui y siégeaient déjà. Il promit à ma mère de revenir très vite.
Une promesse qu'il ne put tenir, il fut déclaré disparu comme tant d'autres de ses compatriotes.
Suite à ce malheur, maman a tout de suite pris les choses en main. Elle avait une maison à payer et un enfant à élever, alors elle s'est retroussée les manches et avait trouvé un travail de secrétaire dans un cabinet médical.
L'absence de mon père m'avait beaucoup affecté. Le peu de souvenirs que j'avais de lui ne me permettait pas réellement de vérifier ce que maman me disait de lui, à savoir qu'il était aussi drôle que charmant. Il ne me restait que les photos.
A cause de cette absence paternelle, j'étais devenu un enfant de plus en plus renfermé et solitaire. Je n'avais pas d'amis à l'école et tout le monde me trouvait bizarre parce que je ne participais pas à leurs jeux. Les instituteurs s'en étaient d'ailleurs inquiétés en convoquant à maintes reprises ma mère. Et la finalité était qu'on lui faisait toujours la même proposition : « pour le bien de votre fils, prenez un rendez-vous chez un spécialiste ».
Maman n'écouta pas les conseils des instituteurs. A chacun de ses rendez-vous avec ces derniers, elle revenait furieuse, marchant d'un pas rapide dans les rues, faisant claquer ses talons sur le sol. Elle me tenait par la main et me disait :
« Mon œil, s'ils veulent que je t'emmène voir un spécialiste ! Ce n'est pas parce que tu es solitaire que tu as forcément des problèmes sociaux, et ça ils ne veulent pas le comprendre ! Tu verras, mon fils, un jour tu pourras leur clouer le bec en fondant ta propre famille ! »
La famille était une notion très importante pour elle. Dès qu'elle le pouvait, elle invitait ses parents, ainsi que sa sœur et ses cousins et cousines pour déjeuner. Ses repas se déroulaient toujours le dimanche et maman faisait toujours des gâteaux qui en faisaient saliver plus d'un !
Malgré mon côté solitaire, j'étais un enfant heureux. J'avais maman auprès de moi, je vivais dans une belle maison. Le soir, en rentrant de l'école, je me retrouvais parfois seul pour manger un repas qu'elle m'avait préparé, mais je ne m'en plaignais pas.
Ce manège dura plusieurs années, je grandissais avec cette solitude qui était devenue normale pour moi. Je n'avais ni copains, ni copines, pas de fêtes d'anniversaire, juste des soirées seul avec maman qui adorait regarder de vieux films.
Je vivais une routine dans laquelle je me complaisais.
Puis vint le lycée, et ma vie changea du tout au tout.
Ma mère et moi avions déménagé à Seattle afin de me rapprocher de mon nouveau lycée, et je dois dire que la ville m'avait beaucoup impressionné, ses grattes ciel et sa tour futuriste Space Needle m'avaient fait penser à un New York miniature au bord du Pacifique.
Nous nous étions installés à l'écart du centre ville, mais tout de même assez près pour voir la lumière des grattes ciel illuminer la nuit. Maman était ravie de ce déménagement car cela l'avait rapprochée de son emploi de secrétaire, lui évitant ainsi un grand nombre de kilomètres au volant de sa voiture.
Moi je n'étais pas aussi enthousiaste qu'elle, j'avais certes déménagé dans une grande ville, mais cela risquait de m'isoler encore davantage. Comment pourrais-je me sociabiliser dans un lycée où je ne connaissais personne ?
En clair je n'attendais rien de cette nouvelle année, je pensais que ce serait comme dans mes anciennes écoles : seul.
Les deux premières semaines de cours furent comme je l'avais prévu, les groupes s'étaient rapidement formés dans ma classe, et je n'avais ma place dans aucun d'eux. Pourtant quelques élèves avaient essayé de me parler, mais j'étais évidemment trop bizarre pour eux.
Tout était ainsi que je l'avais prévu, jusqu'au jour où je faillis passer dans les griffes de la mort.
C'était un matin comme les autres, je m'étais préparé comme d'habitude pour aller au lycée ; maman me préparait mon déjeuner. J'étais très fatigué, car ces derniers temps je subissais de terribles insomnies qui m'empêchaient de récupérer de mes longues journées au lycée.
-« Jeune homme ! Ne pars pas sans ton déjeuner si tu veux éviter d'avoir faim ! » avait dit maman, tandis que m'apprêtais à quitter la maison.
J'avais pris le paquet qu'elle me tendait, l'embrassait rapidement, puis j'étais parti direction le lycée. J'étais déjà en retard, les cours allaient commencer dans vingt minutes.
Habituellement il ne me fallait qu'une dizaine de minutes pour m'y rendre, mais ma nuit blanche m'avait tellement affaibli que mes jambes avaient beaucoup de mal à avancer. Je passais mon temps à bâiller et à me frotter les yeux, obturant par instants ma vue, ce qui occasionnait des collisions avec les passants qui ne se gênaient pas pour me le faire remarquer.
A un moment donné, sur mon chemin vers le lycée je devais changer de trottoir en traversant un passage piéton. Et ce fut à cet instant là que ma vie était passée à un cheveu de la mort.
En traversant la route, j'étais tellement fatigué que je n'avais pas vu la voiture qui fonçait sur moi à toute allure. A peine avais-je eu le temps de la voir, que brusquement je sentis une force me pousser violemment hors de la trajectoire du bolide. Je me retrouvais à plat ventre sur le bitume.
J'étais totalement choqué et ébahi par ce qui venait de se passer ; il m'avait fallu plusieurs secondes pour comprendre ce qui venait de m'arriver. Le nez encore sur le sol, j'avais entendu la voiture poursuivre son chemin en lâchant un coup de klaxon rageur. Avec prudence je m'étais redressé en m'aidant de mes bras, de petites gouttes de sang s'écoulaient de mon visage.
-« Est-ce que ça va ? » avait subitement demandé une voix tremblante au-dessus de moi. En levant la tête je vis le visage de mon sauveur, un visage qui n'allait plus me quitter durant la plus grande partie de ma vie.
Il s'agissait d'un garçon de mon âge, le visage déformé par l'inquiétude était d'une pâleur extrême, sans doute à cause de la peur monumentale qu'il avait eue. Son nez long et fin perlait de sueur, tout comme le reste de son visage ; ses cheveux châtains étaient complètement ébouriffés.
Mais c'était surtout ses yeux qui avaient attiré mon attention, de beaux yeux bleus écarquillés par l'inquiétude qui me fixaient en attendant une réponse de ma part.
Je ne parvenais pas à lui répondre tant ma stupéfaction était grande. Ses beaux yeux venaient de se baisser vers le sang qui dégouttait de mon nez. Sans la moindre hésitation, il avait sorti un mouchoir en tissu de sa poche et me l'avait tendu. Je m'en emparai et le portai à mon nez.
Mon sauveur m'avait ensuite tendu la main pour m'aider à me relever. Avec le recul je me dis que cette main était une sorte de point de départ d'une longue vie pleine de surprises avec ce garçon.
Car celui qui avait repoussé ma mort n'était autre que mon grand amour, mon âme sœur, une merveilleuse personne qui répondait au doux nom de Lucas Eb.