31. Un deuil difficile
Marie Weil
Aucun mot au monde ne put décrire précisément ce que je ressentais après la mort de Lucas. Peut-être le mot « vide » était ce qui se rapprochait le plus de mon état.
Je ne sentais plus rien, pas même la douleur qui avait envahie mon esprit. Elle était tellement forte que j'avais l'impression d'être totalement amputé de tous mes sentiments. La seule chose qui fonctionnait à merveille étaient mes glandes lacrymales, elles produisaient tellement de larmes que je m'en rendais même plus compte.
En l'espace de quelques jours, j'étais passé d'un gars qui pouvait encaisser beaucoup de choses, à quelqu'un de si fragile que, parfois, j'étais sur le point de faire mes valises et de disparaître à tout jamais.
Max semblait encore plus affecté que moi. Il refusait de sortir de sa chambre, sauf pour se rendre aux toilettes, et à chaque fois que je le voyais en coup de vent, ses eux étaient rougis et larmoyants. Maman avait essayé de lui parler, mais sans succès. Il gardait le silence, sauf quand il laissait échapper des sanglots étouffés. Ma pauvre mère était vraiment bouleversée de nous voir, son fils et petit-fils, dans cet état.
Tout le monde était attristé par le décès de Lucas. Les sourires de Noël et l'atmosphère de fête n'étaient plus que de lointains souvenirs. Aujourd'hui seules les larmes et la tristesse étaient là en force, surtout pour la pauvre Anne. La pauvre était totalement détruite, elle passait le plus clair de son temps chez ma mère, serrant contre son cœur un cadre contenant la seule photo qui représentait Lucas petit. Je ne pouvais imaginer sa douleur en tant que mère, perdre un enfant doit être la chose la plus horrible au monde.
Malgré notre chagrin, nous avons pu organiser de belles funérailles pour notre bien-aimé Lucas. Sa volonté avait été d'être inhumée au cimetière Lakeview de Seattle où reposaient ses grands-parents. Trois jours après son décès, nous étions tous présents au cimetière pour la cérémonie.
Ce fut un moment très difficile. J'avais l'impression que tout mon corps était dénué de force, et je crus un instant que je n'aurais pas la force de faire face au cercueil de Lucas qui allait rejoindre la terre. Le courage qui m'avait animé durant toutes ces années, m'avait soudainement abandonné.
Paradoxalement, il me fut encore plus difficile de m'adresser devant toute l'assemblée pour dire un dernier adieu à celui qui avait partagé vingt ans de ma vie. C'était la deuxième et dernière fois de ma vie que je m'adressais ainsi devant un auditoire, et j'aurais aimé que ce soit dans d'autres circonstances.
Ce discours, je l'avais rédigé depuis un moment. Ces mots avaient été griffonnés durant mes nuits d'insomnie, lorsque les larmes me laissaient quelques minutes de répit. Il m'avait fallu beaucoup de temps pour exprimer ce que mon cœur n'aurait eu aucun mal à dire.
Au moment où je fus sur le point de lire mon discours d'adieu, un souvenir me revint brusquement. Je me voyais quelques mois plus tôt avec Lucas, tous deux sortant d'un stade où nous avions assisté à un match des Sea Hawks ; ces derniers avaient largement perdu. Nous ne voulions pas rentrer tout de suite, alors on avait décidé de marcher un peu dans la ville pour profiter un peu de la nuit. Pendant notre trajet, nous étions passés devant une église dans laquelle les lumières étaient allumées. Lucas s'était arrêté net en observant le bâtiment avec un air triste.
-« Tu vas bien ? » lui avais-je demandé.
Il lui avait fallu quelques secondes de réflexion, avant de me répondre :
-« Eric, tu crois vraiment que le Paradis existe ? »
Après coup, je dois dire que la question m'avait attristé. Il était évident que s'il me posait cette question, c'était uniquement parce qu'il savait, à cet instant, que la mort se rapprochait très vite de lui.
-« Je ne sais pas, Lucas… Je n'ai jamais été croyant dans ce domaine, lui avais-je répondu d'un ton las.
- J'aimerais tant croire qu'il existe un endroit où tout ceux qu'on a aimé se réunissent après la mort, peu importe que ce soit le Paradis ou l'au-delà.
- Et tu voudrais voir qui là-bas ? »
Après quelques secondes, il m'avait répondu :
-« Mes grands-parents et Rebecca. »
Peu après il s'était dirigé vers l'église et s'était assis sur les marches en me fixant avec ce même regard triste qui l'habitait constamment ces derniers temps. Il me donnait l'impression d'attendre quelque chose de moi.
-« Est-ce que tu as déjà fait ton discours pour l'enterrement ? » m'avait-il demandé.
Sans un mot, j'avais hoché la tête en sortant une feuille pliée en quatre dans ma poche.Elle ne m'avais jamais quitté depuis que j'avais commencer à la rédiger.
-« Est-ce que tu voudrais bien me la lire ?
- Lucas, je ne sais pas si… » avais-je commencé, car il était évident que je n'avais nulle envie de lui lire les mots que j'allais prononcer après sa mort.
- Eric, s'il te plaît… Je ne sais pas si je serai en mesure d'entendre ces mots une fois que je serai parti. Alors avant que je parte, je voudrais que tu me les lises… Tu peux faire ça pour moi ? »
Mon cœur allait se briser et mes larmes couler sur mes joues, mais j'avais quand même accepté sa demande, alors j'avais déplié ma feuille et lui avait lu les mots qui y étaient inscrits.
Je n'avais pas changé un mot lorsque je dus les lire à l'enterrement de Lucas. Certes ma voix tremblait sous le chagrin, mais, étrangement, mon cœur était moins lourd, et aujourd'hui j'ai compris pourquoi Lucas avait voulu que je lui lise mon discours sur le parvis de l'église : il savait que ce jour là je pleurerais devant lui, et que ces larmes ne sortiraient plus lors de ma deuxième lecture, alors qu'il ne serait plus là. Et c'est ce qui se produisit.
Après cela vint le moment de mettre le cercueil en terre au cimetière de Lakeview. C'est ce moment que je qualifierais aujourd'hui comme le plus difficile, car il signifiait pour moi un ultime adieu à mon Lucas. Cette fois les larmes s'écoulèrent, et je ne fis rien pour les retenir. Max s'était effondré dans mes bras, le corps secoué de violents sanglots. Puis chacun était reparti de son côté, la tête basse, parlant bassement pour certains, d'autres préférant garder le silence pour respecter ce moment de douleur.
Ce fut Anne qui me bouleversa le plus en venant vers moi, les yeux humides, pour me dire des mots que je n'oublierai jamais.
-« Je ne te remercierai jamais assez d'avoir aimé et rendu heureux mon fils durant toutes ces années. Il a eu tout ce qu'il rêvait, dont celui de devenir père… Merci infiniment d'avoir été là pour lui, Eric. »
Je ne pus que la prendre dans mes bras et lui témoigner toute ma reconnaissance pour avoir prononcé de tels mots.
Reprendre ma vie sans Lucas a été un véritable calvaire. L'appartement semblait vide et dénué de joie de vivre. Sans lui, la solitude prenait peu à peu le dessus, et ce n'était pas fait pour m'aider.
J'avais fait un peu de ménage dans la chambre. J'avais pris tous ses vêtements et les avaient mis dans des cartons que j'avais fermé avec du scotch. Puis je les ai rangés au fond du placard.
Cette étape scandalisa Max. Il me reprochait de me débarrasser si rapidement des affaires de Lucas, comme s'ils n'étaient destinés qu'à un vulgaire vide-grenier.
Il faut dire que le décès de Lucas avait tout changé entre Max et moi. Les tensions étaient revenues de plus belles et on se disputait de plus en plus à la moindre occasion, et son brusque changement d'attitude ne fut pas pour améliorer la suite. Il abandonnait de plus en plus les cours, ses résultats scolaires étaient en chute libre, et quand je devais me rendre au lycée sur la demande du proviseur, j'apprenais que son comportement était devenu exécrable avec ses profs et ses camarades. Je ne comptais plus le nombre de fois où je fus convoqué parce qu'il s'était à nouveau battu avec quelqu'un qui l'avait « provoqué », comme il disait toujours.
Il y avait aussi ces soirs où il sortait avec le peu d'amis qui lui restaient pour aller faire la fête et surtout boire. Quand il rentrait à des heures très avancées de la nuit, il était totalement ivre. J'avais beau lui faire la morale, ça ne changeait rien.
Mais si je pouvais comprendre son brusque changement d'attitude, ma patience, quant à elle, n'allait pas tarder à laisser place à la colère, ce qui était bien la dernière chose à faire. Mais je fis quand même.
Un jour, j'ai été convoqué pour la énième fois dans le bureau du directeur Shépard, toujours à cause de son comportement et de ses mauvais résultats scolaires. En revenant chez nous, je pris la décision que c'était la dernière fois que je me rendais au lycée pour de telles raisons. Je devais avoir une bonne conversation avec Max.
Ce soir là je l'attendis jusqu'à trois heures du matin. Lorsque j'entendis la clé s'introduire dans la serrure de la porte d'entrée, ma colère se plaça devant mes autres sentiments.
Comme je m'y attendais, il était à nouveau ivre, et ses vêtements rejetaient une odeur qui ne ressemblait pas tout à fait à celle de la cigarette.
-« Bon sang, t'étais où !? J'étais à deux doigts d'appeler la police, lui dis-je d'un ton brusque.
- Lâche-moi, je suis crevé », me dit-il en se dirigeant déjà vers sa chambre.
Je m'interposai entre lui et la porte de sa chambre, et le pris par les épaules pour le ramener dans le salon.
-« Non, jeune homme, toi et moi avons à parler, ça ne peut plus continuer comme ça !
- Mais lâche-moi ! C'est quoi ton problème, sérieux ! dit-il , en se dégageant brusquement d'un coup d'épaule.
- Il y a que tu fais n'importe quoi depuis des mois ! J'ai été à nouveau convoqué au lycées pour tes notes, parce qu'elles sont tellement mauvaises que ce sera le redoublement assuré pour toi !
- Super… je m'en tape complètement.
- Ah oui ? Moi je m'en fous pas, Max ! Depuis que Lucas nous a quittés, tu fais n'importe quoi ! Tu bois, tu fumes, tu sèches les cours et tu n'arrêtes pas de te battre avec les autres ! Il faut que tu arrêtes de te foutre en l'air comme ça !
- Mais qu'est-ce que t'en as à foutre, hein !? Je suis pas ton fils et t'es pas mon père, t'as rien à me dire ! Mon père c'était Lucas, et c'est de ta faute s'il est mort parce que c'est toi qui lui a refilé ce Sida de merde ! » hurla-t-il.
Brusquement, sans que j'eus le temps de faire quoi que ce soit, ma main partit toute seule et vint s'écraser violemment sur la joue de Max ; ce dernier tomba sous le coup. Quelques secondes de silence passèrent pendant lesquels on se fixait, réalisant petit à petit ce qui venait de se dérouler. J'étais complètement horrifié par le geste que je venais d'accomplir. C'était la première fois que je levais la main sur mon fils, alors que cela avait été impensable jusqu'à aujourd'hui. La colère ressentie au début de notre conversation retombait comme un soufflet.
Je lui présentais mes excuses en bégayant, puis je voulus le relever, mais il se dégagea violemment en me hurlant qu'il me détestait et que je pouvais aller crever en Enfer. Puis il quitta précipitamment l'appartement, claquant la porte derrière lui.
J'étais sous le coup de ce qui venait de se passer, et bientôt les remords firent leur apparition. Je me détestais par ce geste envers lui, et je n'avais qu'un espoir, c'était qu'il revienne vite.
Mon souhait ne se réalisa pas. Le lendemain matin sa chambre était toujours vide, et c'est le cœur rongé par la peur et le remords que je me mis à sa recherche en allant chez ses amis les plus proches. Mais tous affirmaient ne pas savoir où se trouvait Max. Après plus de deux heures de porte à porte, j'en arrivais à la conclusion que jamais je ne reverrais mon fils sans une aide.
J'attendis encore deux jours supplémentaires avec l'espoir d'avoir un signe de lui, puis je pris la décision de prévenir la police. Les agents m'assurèrent qu'ils allaient s'en occuper sérieusement, ce dont je doutais au fond de moi. Les fuges n'étaient généralement pas prise au sérieux et au fond de moi j'avais la conviction cette soirée là marquait la dernière fois que je voyais Max.