33. Alan Phelps

Marie Weil

Eric poursuivait sa thérapie de groupe depuis deux semaine lorsque qu'il remarque un homme dans le groupe, un homme qui ne le laisse pas insensible...

Il s'était passé quelque chose durant le temps que j'avais passé dans ce groupe. Cela faisait peut-être deux semaines que j'avais intégré ce groupe, et mon regard avait été attiré par un homme qui ne devait pas être plus âgé que moi.

Il avait des cheveux bruns en bataille qui commençaient à grisonner sur les bords, un visage plutôt fermé avec un nez aquilin et des traits marqués, comme s'il avait subi bon nombre de nuits blanches.

En apparence, cet homme n'avait rien d'exceptionnel, mais quelque chose m'avait attiré vers lui. C'était surtout son regard qui avait retenu mon attention, un regard couleur brunâtre, une espèce de mélange entre le vert et le brun.

Je n'avais pas pu m'empêcher de l'observer durant nos séances de groupe, nos regards s'étaient croisés quelques fois, et quand cela était arrivé, j'avais baissé la tête, convaincu qu'il me prenait pour un taré.

Il n'y avait pas besoin d'être devin pour comprendre qu'au fils des semaines que mon cœur avait choisi ce bel inconnu, malgré moi. Mon esprit avait accueilli plutôt froidement ces sentiments, car pour moi il était hors de question que je tombe à nouveau amoureux après ce que j'avais vécu avec Lucas. Je l'avais aimé de tout mon être, je l'aimais encore aujourd'hui, et j'avais l'impression de le trahir en ressentant quelque chose pour cet inconnu.

Après un mois de séance, l'inconnu était venu de lui-même me parler. J'avoue qu'à ce moment là je ne m'étais pas senti très à l'aise, un peu comme lorsque j'avais fait la connaissance de Lucas, le jour où il m'avait sauvé la vie.

-« Salut… Eric, c'est ça ? » m'avait-il demandé alors que j'étais en train de ranger les chaises.

Il avait une voix grave et un peu cassée, sans doute à cause de la cigarette. En le voyant de près, je m'étais aperçu qu'il était assez maigre sous sa veste de motard, peut-être en raison des nombreuses thérapies qu'il avait dû suivre pour combattre une dépression qui l'avait rongé durant des années et son addiction à l'alcool.

-« Heu… oui, avais-je répondu, intimidé.

- Je… j'ai remarqué que tu me regardais beaucoup pendant les séances, et…

- Oh… oui, je suis désolé, je ne le fais vraiment pas exprès, ça m'arrive parfois de rêver, et puis enfin… vous comprenez ! »

Il s'agissait d'une excuse tellement débile que j'avais voulu me mettre des claques. L'homme avait ri nerveusement en faisant tourner son paquet de cigarettes dans ses mains.

-« Il n'y a pas de mal, c'est juste que c'est un petit gênant, tu vois ? m'avait-il dit sur un ton amusé.

- Oui c'est sûr… je ne voulais vraiment pas vous mettre mal à l'aise, j'éviterai à l'avenir ».

J'avais pensé que c'était la fin de la conversation très gênante, mais l'inconnu avait sorti une cigarette qu'il me tendit.

-« Tu en veux une ? »

J'avais hoché la tête en acceptant sa cigarette, puis nous sommes sortis dehors pour fumer. Tandis que j'expulsais la fumée, j'avais remarqué la moto garée devant le bâtiment. Un beau bijou qui devait valoir une petite fortune.

-« Jolie moto ! avais-je dit pour rompre le silence.

- N'est-ce pas ? Modèle Harley Davidson, elle est la seule qui est restée dans ma vie en un seul morceau, m'avait-il répondu en soupirant.

- Vous êtes motard ?

- En quelque sorte, oui… La passion de la moto ne m'a jamais vraiment quitté, avant je m'amusais à retaper des vieilles bécanes pendant des heures.

- Moi je faisais ça avec des voitures. »

Il m'avait longuement regardé, sa cigarette à la main, avec un sourire aux lèvres. Il s'était un peu approché de moi en s'adossant au mur du bâtiment.

-« Beaucoup de personnes du groupe parlent de ton histoire… c'est vrai que c'est triste, m'avait-il dit.

- Il n'y a pas eu que des choses tristes dans ma vie, j'ai juste pas eu de chance, c'est tout, avais-je répondu en soupirant.

- Bien sûr… personne dans le groupe n'a eu de chance.

- Je ne suis pas un cas unique, d'autres ont vécu les mêmes choses que moi.

- Oui, mais toi c'est différent… »

Je l'avais fixé, plutôt surpris, je ne voyais vraiment pas en quoi c'était différent pour moi. Il y en avait d'autres qui avaient connus pire.

En soutenant mon regard, l'homme avait écrasé sa cigarette, en me disant d'un air triste :

-« Tu as vécu des choses qui ne sont peut-être pas aussi graves pour toi, comparé à certains comme la perte d'un enfant, mais ce qui fait mal quand on écoute ton histoire c'est le regard des autres et les critiques que tu as dû affronter avec ton compagnon lorsque vous étiez au lycée. Ou quand vous avez accepté d'adopter le fils de votre amie, c'était un geste magnifique et risqué en même temps. Il y a aussi le fait que tu te sois occupé de ton compagnon jusqu'à son dernier souffle, les sacrifices que tu as dû faire… Ce sont des choses qu'on n'entend pas souvent, Eric, et c'est triste à entendre, même pour moi. »

J'avais été en même temps surpris et touché par ce qu'il venait de dire. Je détestais qu'on me prenne en pitié à cause de mon histoire, mais avec lui cela avait été différent. J'avais l'impression qu'il avait parfaitement compris par quelles épreuves j'étais passé, pas seulement en tant que papa mais aussi en tant que mari.

Ce bel inconnu, dont je ne connaissais toujours pas le nom, s'était ensuite approché de sa moto en mettant ses gants. J'avais écrasé ma cigarette au sol, avant de le rejoindre. Il m'avait tendu un casque en disant :

-« Tu veux que je te raccompagne chez toi ?

- Non ça ira, je ne vis pas loin, je vais marcher un peu. »

Il avait hoché la tête, avant de mettre son casque, puis il avait tourné la clé de contact, faisant ronronner le moteur.

-« Cela va vous sembler débile, mais je ne sais toujours pas votre nom… je rêve trop pendant les séances, lui avais-je un peu honteux.

- Alan, je m'appelle Alan Phelps», m'avait-il dit en affichant un sourire bienveillant.

Puis il avait démarré en me faisant un petit signe d'au revoir de la main. Je l'avais regardé partir, troublé, un sourire béat sur mon visage. Dans mon cœur une petite flamme s'était allumée, l'enveloppant d'une douce chaleur. C'était à cet instant que j'avais commencé à l'aimer, en dépit de mes convictions.


Nous nous sommes un peu plus parlé par la suite Alan et moi. Il me raconta qu'avant, il avait une vie de famille heureuse, mais que tout avait basculé quand il avait appris que sa femme l'avait trompé avec un autre homme. Il avait tout de suite pensé à demander le divorce, mais elle l'avait supplié de lui pardonner et de penser à leur fille qui était âgée de treize ans à l'époque. Ce fut à partir de ce moment qu'Alan avait basculé dans les bras de l'alcool, afin d'oublier ce qu'avait fait sa femme. Et petit à petit il était devenu violent avec elle, jusqu'à ce que ce soit elle qui demande le divorce, obtenant aussi la garde de leur fille. Alan avait dû passer par beaucoup de thérapies pour se sortir du piège de l'alcool, mais celle-ci était tenace, et il avait rebasculé plusieurs fois pour la retrouver. Ce fut la rencontre avec le docteur Palmer qui lui avait permis de s'en sortir pour de bon.

Il me montra des photos de sa fille encore toute jeune, elle s'appelait Anabette, et elle avait les mêmes yeux que son père, avec une chevelure châtain bouclé qui lui tombait sur les épaules.

-« Elle vous manque beaucoup, j'imagine…, avais-je dit en lui rendant la photo.

- Énormément, ça fait quatre ans que je ne l'ai pas vue… Ce groupe de soutien et le docteur Palmer sont mes derniers espoirs de la revoir. Si jamais je replonge dans l'alcool, je risque de la perdre pour toujours », m'avait-il répondu d'une voix triste.

J'avais mal pour lui, je savais ce qu'il ressentait en tant que papa, et je ne souhaitais qu'une chose, c'était qu'il arrive au bout de son objectif pour revoir sa fille.

Au fur et à mesure que j'apprenais à le connaître, la petite flamme dans mon cœur ne cessait de prendre dangereusement de l'ampleur. Tout me plaisait chez lui, et certains traits de son caractère me ramenaient à Lucas, comme lorsqu'il m'avait dit qu'il aimait lire durant son temps libre. Mon esprit luttait avec mon cœur pour faire taire cet amour, mais je ne pouvais m'empêcher de penser tout le temps à lui et de ressentir un grand manque lorsqu'il partait. C'en arriva à un point où la culpabilité commença à me ronger, car je savais que ce que je ressentais pour lui était mal vis-à-vis de lui.

Le docteur Palmer, à qui rien n'échappait, avait remarqué que quelque chose me tracassait durant nos séances de groupe de soutien.

Un jour elle me prit à part à la fin d'une séance et me demanda ce qui n'allait pas.

-« Docteur, dites-moi, est-ce que c'est immoral d'aimer quelqu'un d'autre alors que Lucas, est mort il y a seulement quatre mois ? lui demandai-je.

- Vous êtes amoureux ? dit-elle en affichant un sourire qui confirmait que ses soupçons étaient fondés.

- Je crois bien que oui… Mais je trouvé ça répugnant de ma part pour la mémoire de mon compagnon, j'ai l'impression de le trahir en aimant quelqu'un d'autre.

- C'est pour ça que vous voulez vous interdire d'aimer ?

- Oui… »

Elle posa son carnet sur une petite table placée à côté d'elle et soupira comme si elle savait ce que je ressentais.

-« C'est une question très compliquée, Eric… On ne sait pas si ceux que l'on a aimé nous en veulent de là où ils sont aujourd'hui, mais je sais que le cœur a ses raisons, et qu'il n'est pas bon de refouler ce que l'on ressent, sinon on risque de s'en vouloir très longtemps… Si vous ne vous sentez pas prêt à aimer, alors n'y allez pas. Mais si votre cœur crie haut et fort malgré votre esprit, alors c'est que c'est le moment de tourner la page. »

Ses mots me firent réfléchir, est-ce que je me sentais prêt à aimer à nouveau ? Sans doute que oui, vu ce que je ressentais pour Alan. C'était clairement de l'amour, mais était-il aussi fort qu'avec Lucas ? A vrai dire, cette question me faisait plutôt peur car ça me terrifiait de penser que j'aimais Alan peut-être encore plus fort que j'avais aimé Lucas…

« Au pire, laissons faire les choses, on verra ce que ça donnera », pensai-je.

J'avais donc laissé ce sentiment m'envahir. Plus je passais du temps avec Alan, plus mon cœur avait envie de lui crier ce qu'il contenait. Mais j'avais trop peur qu'il me rejette et qu'il ne veuille plus me voir par la suite. Il faut dire que depuis que j'avais appris qu'il avait vécu maritalement avec une femme et qu'il avait eu un enfant avec elle, j'étais certain que notre histoire n'avait aucune chance d'avoir lieu. Alan me voyait comme un ami, et non comme un futur amant.

Un jour, par curiosité, je me décidai à lui poser une question qui ne manqua pas de le surprendre.

-« Avez-vous déjà eu des sentiments envers un homme ? »

Je savais que cette question était emplie d'ambiguïté, mais je voulais être sûr que je n'espérais pas pour rien. Sa réponse me cueillit par surprise.

-« Quelques fois, oui… Je suis même sorti avec un garçon durant mes années de lycée, mais on s'est fait surprendre par un surveillant, et j'ai été viré de l'établissement. Je ne l'ai jamais revu. »

Je ne m'attendais vraiment pas à cette réponse. C'est ce jour là que j'ai découvert la bisexualité d'Alan. Il me précisa que sa première petite amie n'avait été autre que celle qui deviendrait sa femme par la suite.

- Vous avez donc plus de penchant pour les hommes, alors ? demandai-je, mi-ébahi, mi-heureux, mais tentant de ne pas le montrer.

- Je crois que oui. Il m'en faut beaucoup pour qu'une femme m'intéresse réellement, tandis que pour les hommes ça vient plus naturellement… C'est quelque chose que j'ai toujours ressenti depuis mon plus jeune âge », m'expliqua-t-il sans la moindre gêne.


Je n'avais pas souvent entendu parler de bisexualité au cours de ma vie. J'étais bien sûr convaincu qu'une personne pouvait tout à fait aimer les deux genres, mais ça ma faisait toujours bizarre lorsqu'un bisexuel en parlait ouvertement.

On se rapprochait de plus en plus Alan en moi. Il me racontait sa vie et son histoire, avant que celle-ci ne bascule, et moi je lui narrais la mienne. On se partageait nos chagrins, nos tristesses et nos moments de bonheur, un soda à la main et une clope à bouche, riant comme deux vieux amis des conneries que nous avions pu commettre durant nos jeunesses.

Lorsque je réintégrais le domicile de ma mère, j'avais le cœur léger et le regard pétillant. Mon bonheur nouveau n'échappa pas à ma mère, et je fus surpris lorsqu'elle accueillit plutôt positivement le fait que je sois à nouveau amoureux, même si elle avait peur pour moi.

-« En es-tu vraiment sûr ? m'avait-elle demandé.

- Aussi sûr que le jour où je suis tombé amoureux de Lucas, maman ! »

Elle m'avait lancé un regard bienveillant, avec une ombre de tristesse.

-« Tu crois que c'est trop rapide le fait que j'aime quelqu'un seulement quatre mois après la perte de Lucas ? lui avais-je demandé.

- Je ne sais pas, m'avait-elle répondu en soupirant.

- Est-ce que tu es tombé amoureuse d'un autre homme après la mort de papa ? »

Maman affichait toujours ce même sourire triste lorsqu'on parlait de papa. J'ai souvent pensé que, malgré les nombreuses années qui étaient passées depuis sa disparition, elle n'avait jamais réussi à faire le deuil de sa perte. Mettre en terre un cercueil vide n'avait pas été la meilleure méthode pour y faire face.

-« J'aurais pu, Eric… Mais chaque fois qu'un homme tentait sa chance avec moi, je refusais… J'ai aimé ton père comme jamais je n'avais aimé quelqu'un dans ma vie, et toute autre aventure par la suite aurait été trop fade », m'avait-elle répondu en touchant son alliance qu'elle n'ôtait jamais.

Elle avait rajouté en levant les yeux vers moi :

-« Mais ne laisse pas mon vécu t'influencer… Si tu aimes vraiment cet homme, alors je suis contente pour toi. Tout ce qui m'importe c'est que tu ailles mieux et que tu arrives à tourner la page sur ce que tu as vécu… Je veux te voir heureux, d'accord ? »

Les mots de maman m'avaient rassuré, et elle avait raison, je me sentais heureux, heureux de pouvoir enfin revivre à nouveau après ces mois passés à broyer du noir et à pleurer à longueur de journée. Il ne me manquait qu'une chose : partager ce bonheur avec Alan.

J'avais le secret espoir de croire que ce que je ressentais pour lui était réciproque, mais je n'en étais absolument pas convaincu.

Puis un jour ce fut lui qui me donna la réponse à mes nombreuses questions.

Nous étions sortis d'une séance de groupe et le soleil commençait à se coucher à l'horizon. Comme je n'avais pas envie de rentrer tout de suite, je proposai à Alan de boire un coup avec moi chez Pablo, ce qu'il accepta aussitôt.

Nous sommes donc allés chez Picasso qui nous accueillit chaleureusement en nous serrant la main. Nous avons passé la soirée chez lui en riant bêtement des histoires de Pablo, une bière dans ma main et un soda dans celle d'Alan.

A 21 heures nous quittâmes le domicile de Pablo, nous forçant à emporter un reste de gâteau que Donna avait fait pour l'anniversaire d'un de leur fils. Alan me ramena chez moi et me raccompagna jusqu'à la porte d'entrée.

-« Merci de m'avoir fait rencontrer Pablo, il est sympa ce mec ! me dit-il.

- Ouais, il est vraiment sympa, il aide ma mère lorsqu'elle a quelque chose à réparer sur la maison.

- Au moins j'aurais de quoi manger grâce à sa femme.

- Là, c'est sûr ! »

Nous avons ri, puis nos regards se sont croisés, et dans les yeux d'Alan je perçus une lueur qui ne m'était que trop familière. C'était la même que j'avais pu voir chez Lucas à chaque fois qu'il avait envie de m'embrasser. Il se pencha vers moi et posa ses lèvres sur les miennes, sans que je puisse esquisser le moindre geste. J'avoue qu'à cet instant je fus totalement surpris, et passai rapidement par les regrets lorsqu'il se décolla de moi ; il semblait gêné par ce qu'il venait de faire.

Il rit nerveusement en baissant les yeux, tandis que je le regardais fixement, encore surpris par son geste spontané.

-« Ça fait un moment que j'avais envie de t'embrasser… Depuis qu'on a appris à se connaître, j'arrête pas de penser à toi, et puis voilà, je vais pas te faire un discours barbant… Je voudrais être avec toi, enfin si tu le veux bien… », m'expliqua-t-il.

En guise de réponse, je l'embrassai à nouveau, le cœur empli de bonheur. Cela me rappela avec nostalgie et tristesse le premier baiser avec Lucas sur le pont de Seattle.



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