34. Des adieux en bon terme
Marie Weil
Je vais la faire courte sur ma relation avec Alan. Cela n'a pas été une longue histoire d'amour remplie de beaux projets futurs. A vrai dire, je ne pensais vraiment pas à l'avenir avec lui, je voulais juste vivre l'instant présent sans réfléchir à demain.
Notre couple avait quelque chose de beau, et en même temps très différent. Nous étions deux maltraités de la vie qui avaient perdus trop de choses chères à leurs yeux, et nous nous étions trouvés comme si notre but était de nous aider mutuellement à remonter la pente en nous aimant. C'est en tout cas ce que je pensais.
Alan était un compagnon doux et rieur, attentionné à certains moments. Quand nous nous retrouvions en groupe de soutien, nous ne pouvions nous empêcher de nous jauger du regard en riant bêtement comme des gamins. Après les séances nous sortions en ville pour passer du temps ensemble. On allait toujours s'asseoir sous un arbre qui se trouvait dans une plaine le long de la route. Derrière nous il y avait des champs, dont l'herbe haute ne demandait qu'à être coupé par les fermiers.
Ces moments étaient très apaisants, nous profitions de la douceur de la campagne. Quelques fois nous rapportions un peu de nourriture pour nous sustenter et je lui parlais un peu de Lucas, Max et Rebecca.
-« Est-ce que tu aimes encore Lucas ? » me demanda-t-il un jour.
Cette question n'avait pas été posée sur un ton suspicieux ou emplie de jalousie, non il n'y avait qu'une curiosité saine.
-« Oui… je l'aime toujours, et je crois que je l'aimerai jusqu'à ma mort », lui répondis-je.
Alan ne parut ni vexé ni blessé par ma réponse. Il hocha simplement la tête en esquissant un petit sourire. C'est ça que j'aimais chez lui, il me comprenait sans me juger ou me reprocher quoi que ce soit.
Le docteur Palmer était ravie de notre relation. Elle pensait que ce nouveau départ allait pouvoir nous guérir tous deux de nos maux antérieurs, et elle n'avait pas tort. Je me sentais revivre depuis que j'étais avec lui, et il en était de même pour lui. Je voyais qu'il se sentait mieux, il avait pris un peu de poids et ses cernes s'estompaient au fil des jours. Il avait même repris des couleurs !
Mais même si je voyais son état s'améliorer, je savais qu'il était encore fragile psychologiquement. Il m'appelait certains, soirs, en larmes, me disant qu'il allait à nouveau basculer, et qu'il n'allait plus jamais revoir sa fille. Dans ces moments là, je n'hésitais pas à prendre la voiture de ma mère pour foncer chez lui et le ramener à la maison en le rassurant, et que je resterais avec lui la nuit, s'il le fallait.
Notre histoire ne dura que deux mois. La raison de cette courte durée vient du fait que j'avais accepté quelque chose qu'aujourd'hui encore je ne regrette pas.
C'était le début de l'été. Alan n'avait pas eu de crise de larmes depuis un bon moment et il était étrangement souriant. Il me confia que ce qui le rendait heureux était qu'il communiquait depuis quelques temps avec sa fille par lettres. Il avait appris ainsi que celle ci allait bientôt se marier et qu'elle était enceinte de son premier enfant, ce qui l'avait rendu fou de joie.
-« Tu te rends compte ? Je vais être grand-père, Eric ! » s'exclama-t-il.
J'étais vraiment heureux de le voir comme ça, de le voir aussi épanoui, et je me dis que le fait de reparler avec sa fille était le meilleur remède contre l'alcool.
Alan me fit lire quelques une de ses lettres. Sa fille lui expliquait qu'elle avait rompu tout contact avec sa mère après qu'elle eut pris connaissance de la raison qui avait poussé sa mère à divorcer, ce qui avait fait basculer son père dans les bras soyeux de l'alcool. Elle désirait le revoir au plus vite, il fallait qu'il soit présent pour son mariage et la naissance de son premier enfant.
Si je relate tout cela, c'est parce que le jour où nous nous sommes quittés, Alan avait reçu une proposition de sa fille qui, d'un côté l'avait mis en joie, mais qui, de l'autre, l'avait profondément attristé.
Ce jour là nous étions sur le balcon de son appartement. Je le sentais plutôt soucieux, comme s'il me cachait quelque chose. Il s'agitait sur son siège en regardant la rue en contrebas. N'y tenant plus je lui demandai ce qui le tracassait. Sans dire un mot, il me tendit la dernière lettre écrite par sa fille. Je pris la feuille et lus ce qu'elle contenait, m'attendant à y découvrir une mauvaise nouvelle.
Ce fut tout le contraire. Anabette proposait à son père de venir vivre chez elle et son mari dans l'Oregon. Je compris maintenant ce qui tenaillait Alan.
-« Eric, je voudrais accepter, mais cela signifierait qu'on ne pourrait plus être ensemble… et je n'ai pas envie de te faire de mal en te laissant comme une vieille chaussette, surtout après tout ce que tu as vécu », me dit-il la voix emplie de détresse.
Je le regardai, ne sachant que faire. La pagaille régnait dans mon cœur, mais je comprenais parfaitement son envie de rejoindre sa fille.
Alors je posai la lettre devant moi et lui demandai avec la plus grande sincérité :
-« Est-ce que tu es certain de vouloir aller vivre avec Anabette ? »
Il me fixa, hésitant, puis il hocha la tête en regardant le sol. Avec douceur je la lui relevai.
-« Alors vas-y, ne laisse pas passer cette occasion d'être à nouveau heureux.
- Mais… pourquoi ?... Et toi ? s'exclama-t-il presque en gémissant.
- Tu oublies que je suis aussi un père et que je sais ce que c'est que d'être en manque de son enfant… Toi tu as la chance de pouvoir à nouveau renouer avec ta fille comme tu l'as souhaité depuis des années, alors ne laisse pas passer cette occasion à cause de moi, où alors tu le regretteras. »
Lorsque j'eus terminé de le convaincre, les larmes avaient envahi mes yeux. Mais je me foutais de la douleur qui me déchirait le cœur, parce que j'étais heureux pour Alan. Ce dernier me prit dans ses bras, bouleversé par ma réponse. Je ne pus que profiter des derniers instants qui me restaient avec lui.