50 ou le café
agneaubleu
La journée ne commence pas si mal, même si je suis un peu en retard sur mes prévisions mais après tout je suis en vacances, pas d'horaires sauf ceux que je m'imposerai. Un sentiment de liberté m'envahit, comme il est doux d'avoir si peu de contraintes, de prendre son temps et pas le temps imposé par notre vie moderne. Allez zou je vais aller me boire un petit café bien mérité à la terrasse d'un café.
Le café c'est ma seule addiction, ma tasse à café et moi, nous sommes les deux inséparables, je ne sais pas si le goût du café m’enivre ou si le geste et la pause qui va avec m’apaisent.
Ah mes petites tasses à café ! J'en ai tellement acheté et tellement cassé ;Je me souviens de certaines avec bonheur, comme d'une vieille amie à qui l 'on fait des confidences. Ma préférée a probablement été cette tasse anglaise ornée d'une fleur d’hortensias rose avec mon mois de naissance en cursives dorées. Je me suis toujours promis, lorsque comme les autres elle a terminé sa vie tasse au fond d'une poubelle, que j'en rachèterai une à l'identique, tant elle m'avait procuré de bonheur . Ainsi dès que le la sortais du placard avec sa soucoupe assortie je savais que s'ouvrait devant moi des minutes de sérénité et d'introspection bienveillante. Je ne comprends absolument pas les gens qui boivent, voir gobent leur breuvage noir dans un verre,tellement pour moi c'est une cérémonie presque une messe avec des codes,des rites prélude d'un petit bonheur. Et si l'on devais m'interdire mon divin nectar, je trouverai illico un subterfuge pour rééditer à l'infini ces petits bonheurs.
Les terrasses des cafés sont clairsemées, seuls quelques amateurs de bons moments piochés ici et là sont alanguis dans des fauteuils en osier, certains lisent le journal d'autres baillent aux corneilles et pratiquent ce que j’appelle la chouf .Chouf veut dire regarder en arabe, et dans les pays sans loisirs la chouf est devenue une activité à part entière.
Et moi je chouffe avec délectation,j'ai d'ailleurs été à bonne école,j'ai passé mon enfance à attendre ma mère aux cotés de mon père, grand chouffeur devant l'éternel, passé maître dans l'art de dégoiser sur le manant qui passe. Mon père avait le regard cruel et acéré des humoristes, il trouvait dans chaque passant un travers amusant, un détail cocasse, un physique hors norme dans un corps à priori ordinaire, on rigolait bien tous les deux, planqués dans la petite 4L, spectateurs XXL de la rue en écran cinérama. Les disgracieux, les malhabiles,les mal-assortis n'avaient qu'à bien se tenir en passant sous les fourches caudines de mon padré. Aujourd'hui, je ne suis pas si méchante mais j'avoue que pour un bon mot, pour faire rire un auditoire je peux être acerbe ou cruelle. Mon œil est génétiquement aiguisé et voit tout ce qui cloche chez mon prochain,rien ne m'échappe et dans ma volonté à être bonne envers mon prochain, cela rend ma vie difficile, comme un grand écart permanent. Le pire de tout se sont les dents, mon père ne me surnommait pas Mademoiselle de croq-mignon pour rien, je suis devenue au fil du temps obnubilée et obsessionnelle de la dentition. Rien ne m'insupporte plus qu'une personne bien mise avec des dents gâtées ou grises. Je leurs arracherais illico ce qu'ils ont dans la bouche pour leur implanter de superbes dents synthétiques. Maintenant la venue des écrans télé géants n'arrange pas mon obsession, je ne vois que de mauvaises dents à longueur d'émission. Je me vois bien créer un mouvement de défense de la dentition avec démonstration de brossage, traitements gratuits et rouge à lèvre offert pour toute carie soignée.
Tous les hommes qui ont compté pour moi avaient de jolies dents et je me rappelle toujours que lorsque j'étais adolescente, j'ai un jour commis la fatale erreur en sortant un soir avec un garçon qui le lendemain s'est révélé être un horrible personnage digne des misérables tant ses dents étaient horribles, grises, parsemées de tâches diverses et variées, je crois que cela m'a traumatisé à jamais.
Mon chéri a des dents parfaites, petites, régulières et blanches, quand il sourit cela illumine son visage buriné de séducteur.
La première fois que le l'ai vu, je n'avais d'yeux que pour ses joyaux étincelants sous son regard de braise.
Le serveur qui me demande ce que je désire avant même que je sois installée ne fait pas partie de la catégorie de sourires irréprochables qui pourrait me charmer et son sourire forcé du noctambule noceur laisse apparaître deux incisives disgracieuses qui lui donne une allure de loup-garou citadin.
La petite place est calme, les livraisons sont en cours, les gens regardent encore leur montre, l'heure est aux rendez-vous pas à la paresse.
Je ne porte plus de montre depuis que l'heure nous cerne de toutes parts, pas un appareil électrique qui n'affiche le temps qui passe. Arriver en retard ne peut être qu'un acte manqué ou un embouteillage. Qu'il devait être doux le temps où l'on regardait le soleil pour organiser ses journées. Même ma brosse à dents électrique est dotée d'une pendule et d'un minuteur pour chronométrer mon ardeur au brossage. Trois minutes, pas plus (on abîmerait ses gencives) pas moins (on ne viendrait pas à bout de la plaque dentaire ).
Mon café arrive bien fumant, avec son sachet de sucre et son minuscule chocolat, ajout récent de tous nos cafetiers, le café exhalant l'arôme du café alors que le sucre est son ennemi, parole de connaisseur.
Je regarde les passants esseulés ou en couple, le printemps est arrivé, les toilettes sont alors variés et passent selon l'optimisme ou l'inconséquence des gens de l'hiver à l'été. Certains portent encore les bottes et le manteau noir, d'autres ont déjà troqué le manteau pour la petite veste printanière et les bottillons vernis pour les sandales multicolores. Dans ce pays de soleil, un rayon annonciateur de printemps vous emmène vers la plage inondée de soleil, les tongues qui claquent joyeusement sur le sable, les chapeaux qui vous rendent si belle et si classe, les paréos colorés, les petites robes toutes simples qui exhalent votre peaux dorées par le soleil, comme j'aime cette saison si pleine de promesses.
Ma tasse de café d'aujourd'hui me parle de bien belles choses, des plaisirs simples à venir, du soleil qui réchauffera ma peau, de l'onde dans laquelle je me délecterai comme une sirène, des soirées à écouter le vent, du doux chant des cigales tellement liés à notre été.Oh la la ! je suis saoule déjà de toutes ces joies que je ne volerai à personne, qui ne dépendent de rien à part de moi. Elle est pas belle la vie comme dirait ma très très chère Lolie, mon amie pour la vie.
Je me sens l'âme tendre et romantique, ma petite tasse de café est mieux que la madeleine de ce cher Marcel car elle m'annonce les bonheurs futurs et me conservent les anciens, le tout en un !
J'ai chaussé mes lunettes de soleil,pour protéger mes yeux mais aussi mon intimité car cela revient à me couper des autres comme si j'étais derrière un miroir sans tain, je suis si bien en moi, besoin de personne à ces moments là. Mon regard est alors le seul lien que je concède à l'autre, je capte son image, son allure et je ne donne rien en échange, je suis un cinéaste autiste, je pioche chez l'autre ce qui momentanément m'interpelle, rien de plus. Personne ne sait ce qui se cache derrière mes verres toujours très foncés, je les utilise hiver comme été, c'est ma cape magique personnelle, mes lunettes me rendent invisibles et étonnamment clairvoyante.
Les hommes et les femmes défilent, scrutés par mon double à lunettes et ce matin les spectacle est aérien et léger, la couleur ambiante est magnifique, les gens forcément au diapason de mon humeur, je trouve tout le monde charmant et audacieux. Vivement le voyage qui s'annonce, vivement ma vie !
La cloche de l'église entonne un chant mélodieux qui me rappelle qu'il doit être 11 heures et que mon train ne m'attendra pas même si je lui fait le plus gracieux des sourires, je laisse de la monnaie et dis intérieurement adieu à la petite tasse blanche, bien ordinaire ma foi, qui m'a accompagné pendant ce doux instant de félicité.