6. Les sentiments d'Eric

Marie Weil

En fréquentant Lucas et Rebecca, Eric se rend bientôt compte qu'il développe d'étrange sentiment envers son ami. Ses sentiments vont se confirmer alors que Lucas est à l'hôpital.

En me remémorant tous ces souvenirs, je m'étais rendu compte à quel point Rebecca et Lucas avaient changé ma vie. Ces deux là m'avaient fait découvrir les joies que la vie pouvait réserver, au-delà de tous les moments durs. Reb m'avait fait découvrir l'espoir et l'amitié, alors que Lucas m'avait amené l'amour.

Il s'agit d'ailleurs de cela que je voudrai parler aujourd'hui. Comment tout a changé entre lui et moi, comment j'ai pu réaliser à l'époque que mes sentiments envers lui étaient bien plus forts que l'amitié.

Nous étions toujours en 1976, cela faisait un mois seulement que je fréquentais Lucas et Rebecca, et autant dire qu'à nous trois nous étions comme les cinq doigts de la main ! Nos camarades de classe s'étaient d'ailleurs rapidement aperçus de la complicité nouvelle qui existait entre Lucas et moi. Cela engendrait quelques regards indiscrets suivis de ricanements.

Au début, je ne compris pas pourquoi ils ne cessaient de nous pointer du doigt ; ce ne fut que plus tard que j'allais l'apprendre.

Nous avions l'habitude, Rebecca, Lucas et moi, de manger ensemble dehors lorsque le temps nous le permettait, comme le faisait la plupart des élèves. Pendant notre déjeuner, nous parlions majoritairement des profs, des cours, et de ce que nous allions faire le week-end.

Un jour j'avais ramené des sandwichs au beurre de cacahuète que ma mère me faisait quelques fois pour le dessert. J'en avais proposé à mes deux amis. Lucas avait été sur le point de mordre dedans quand Reb, catastrophée, lui avait crié : « Arrête ! Ne mange pas ça ! » J'avais plutôt été surpris par sa réaction, et c'est alors qu'elle m'avait expliqué que celui ci était allergique au beurre de cacahuète depuis son plus jeune âge.

Ce détail allait être utile pour ce qui va suivre.

Un jour, alors que je déjeunais seul avec Lucas, je m'étais retourné pour chercher quelque chose dans mon sac. Lorsque que je me retournai vers lui, je constatai avec effroi qu'il était complètement figé, les yeux horrifiés fixés sur le sandwich qu'il tenait encore en main. Je compris immédiatement que quelque chose n'allait pas.

Il s'était pris la gorge à deux mains en respirant difficilement, il avait balancé la tête vers l'avant, essayant de tousser ou de vomir. Je m'étais précipité vers lui en lui demandant ce qui n'allait pas, mais il avait été incapable de me répondre, tant il peinait à respirer.

Puis c'était là que l'horreur s'était emparée de moi : le sandwich que mon ami était en train de manger contenait du beurre de cacahuète.

Sans la moindre hésitation, j'avais couru jusqu'à l'infirmerie pour prévenir la personne présente que mon ami faisait une allergie au beurre de cacahuète. Sans perdre de temps, l'infirmière s'était rendue auprès de mon ami, me demandant de me rendre au secrétariat afin que quelqu'un prévienne les secours.

Vingt minutes plus tard, l'ambulance était arrivée. Lucas avait été immédiatement emporté à l'hôpital le plus proche. Je m'étais retrouvé seul, complètement choqué par ce qui venait de se passer, et une question ne cessait de me tarauder l'esprit : comment du beurre de cacahuète avait pu se retrouver dans ce sandwich ?

En rentrant chez moi, dépité, je racontais tout à ma mère. J'étais terriblement inquiet pour mon ami, j'imaginais déjà le pire. Maman avait fait ce qu'elle put pour me rassurer, mais sans succès. Il fallait que je me rende à l'hôpital pour voir Lucas.

Le lendemain, je n'avais pas cours, alors ma mère décida de m'emmener voir mon ami au milieu de l'après-midi. La nuit avait été un véritable calvaire pour moi, je n'avais pas fermé l'œil, je n'avais cessé de penser à la crise effrayante qu'avait subi mon ami.

Une fois parvenu à l'hôpital, j'étais très nerveux, je me demandais dans quel état j'allais le trouver. Etait-il envahi de tuyaux comme dans les bons vieux films de science-fiction ? Allais-je trouver un lit vide annonçant ainsi la pire des nouvelles ?

Maman était entré dans l'hôpital d'un pas sûr et avait directement demander à la personne d'accueil quel était la chambre de Lucas. Puis elle m'avait guidé au deuxième étage, sachant que les hôpitaux avaient tendance à me mettre mal à l'aise. La dernière fois que je m'y étais rendu, il y a des années de cela, j'avais été admis pour une fracture du bras, et ça avait traumatisé l'enfant que j'étais à cause de l'angle inquiétant que formait mon bras.

Alors que nous nous dirigions vers la chambre de mon ami, une femme en sortit subitement, les yeux rougis. Je reconnus immédiatement la mère de mon ami.

Elle s'appelait Anne Eb, et elle était évidemment bouleversée par ce qui était arrivé à son fils. Dès qu'elle nous vit, elle demanda d'un ton brusque ce que nous venions faire ici. Ma mère lui répondit très calmement en nous présentant d'abord. Dès que la mère de Lucas entendit mon prénom, elle me demanda, les yeux larmoyants :

-« Tu es celui qui a sauvé mon fils ?

- Oui… en quelque sorte », lui répondis-je, mal à l'aise.

Elle me remercia chaleureusement en m'expliquant que si je n'avais pas réagi aussi rapidement, son fils serait mort à l'heure qu'il est. Ma mère, voyant la détresse de cette femme, la prit à part et lui fit la conversation afin d'essayer de la calmer.

J'en profitai pour me rendre seul dans la chambre de mon ami. Dès que je fus dans la pièce, la réalité me frappa de plein fouet.

Lucas était allongé sur son lit, le siège redressé pour qu'il puisse se sentir à l'aise. Il portait un masque à oxygène sur le visage et une perfusion fixée dans son bras lui prodiguait les soins permettant de le remettre sur pieds. La peau de mon ami était très pâle et il transpirait comme s'il avait une forte fièvre. Lorsque ses yeux vitreux me virent, il me sourit en me saluant, puis il m'invita à le rejoindre d'un geste de la main.

-« Alors le malade, comment ça va aujourd'hui ? lui demandai-je.

- On peut pas dire que c'est la grande forme, mais je suis hors de danger. Les médecins ont dû me faire un lavage d'estomac pour empêcher le beurre de cacahuète d'envahir mon organisme, m'expliqua-t-il après avoir enlevé son masque à oxygène.

- Comment ça se fait que du beurre de cacahuète se soit retrouvé dans ton sandwich ?

- Hier matin, ma mère était très pressée parce qu'elle était déjà en retard pour son travail, alors elle s'est dépêchée de faire mes sandwichs et les siens, et elle adore le beurre de cacahuète… Elle a dû les échanger par accident vu qu'elle était si pressée », m'expliqua-t-il.

Maintenant je comprenais enfin pourquoi sa mère avait l'air si effondré, quelle horreur pour elle. Elle devait s'en vouloir terriblement.

-« La pauvre… c'est horrible, lui dis-je en repensant à sa mère.

- Oui, elle n'arrête pas de pleurer, et je déteste la voir comme ça. Je sais que ce n'est pas de sa faute, elle travaille si dur en ce moment, me répondit Lucas, le visage triste.

- Bien sûr, c'est évident… »

Mon ami soupira en s'essuyant les gouttes de sueur qui perlaient de son front. La fièvre semblait le faire souffrir, et j'étais prêt à parier qu'il ne tiendrait pas debout plus de quelques minutes.

-« Tu ne veux pas retirer ces couvertures ? Tu as l'air de crever de chaud !

- Non, non, si je les retire, dans quelques minutes je vais avoir froid… C'est horrible cette fièvre, j'ai l'impression de cuire sur place, me dit-il.

- Attends, j'ai peut-être un moyen de te rafraîchir un peu. »

Je me dirigeai vers la salle de bain, prit un gant de toilette rangé dans le tiroir, l'humidifia un peu revint dans la chambre pour poser délicatement le gant sur le front de mon ami.

-« C'est un truc que me faisait ma mère lorsque j'étais petit, ça ne calmait peut-être pas la fièvre, mais ça faisait du bien, lui dis-je.

- Merci Eric, t'es vraiment un ami… », me répondit-il en souriant.

Puis soudain il ferma les yeux en laissant sa tête reposer sur le côté. Je fus d'abord paniqué, je pensais que ce n'était pas normal. Mais en voyant sa respiration régulière, je me rendis rapidement compte qu'il n'avait fait que s'endormir paisiblement.

Je l'observais pendant un long moment en regardant sa poitrine monter et descendre, il semblait si faible et si fragile. C'était comme si je regardais un ange mourant sous mes yeux. Ce qui lui donnait cet air divin était son teint pâle et ses cheveux qui avaient pris une teinte blond.

C'est à cet instant que je me rendis compte que son visage était très agréable à regarder. Ses traits fins révélaient une beauté qui m'était passée inaperçue jusqu'à présent. Et cela ne me rendait pas indifférent.

Une chose extraordinaire venait de se passer dans mon corps, une chose qui me faisait ressentir une multitude de sensations étranges. Mon cœur battait très vite, j'avais de plus en plus chaud et j'avais l'impression que mon estomac était envahi de papillons. Mes yeux ne pouvaient plus quitter le visage de mon ami, ce visage où j'avais vu tant de sourires, de rire, et ces détails me faisaient à présent l'effet d'une bombe dans mon corps.

J'étais si troublé par ce que je ressentais, que je préférais quitter la pièce et rejoindre ma mère qui était toujours en compagnie de celle de Lucas.

En revenant à la maison, je ne pouvais m'empêcher d'être bouleversé par ce que je venais de ressentir. J'avais pris la décision de trouver moi-même la réponse à ces sensations bizarres qui m'habitaient, qui augmentèrent même de jour en jour. Mais je ne la trouvai pas, et cela m'énervait davantage avec le temps qui passait.

Lucas était resté trois jours à l'hôpital, puis le reste de la semaine alité chez lui. Rebecca s'était chargée de lui donner toutes les leçons et devoirs qu'il avait ratés, et moi j'en avais profité pour prendre de ses nouvelles. Au cours de cette semaine le mystère de ces sentiments nouveaux m'avaient tellement obsédé qu'il fallait que je sache.

Ce fut donc un mercredi soir, alors que j'étais en compagnie de Rebecca, que je me décidai à lui en parler. Je lui décrivis les sensations qui m'avaient assailli à l'hôpital et l'évolution de ces sentiments au fil des jours. Quand j'eus terminé de lui raconter ce qui me tracassait, elle me regarda avec un drôle d'air, comme si elle savait précisément ce qui se passait en moi. Mais elle hésitait à m'en parler, ce qui n'eut pas pour effet de me rassurer.

-« Quoi ? Tu sais ce qui ne va pas chez moi ? lui demandai-je fébrilement.

- Oui… mais Eric, je ne sais pas si tu vas comprendre, me dit-elle, visiblement pas très rassurée.

- Mais vas-y, explique-moi… J'ai besoin de savoir », la suppliai-je presque.

Elle baissa les yeux, respira profondément et me dit les mots qui allaient bouleverser ma vie à tout jamais.

-«  Je pense que ce que tu ressens pour Lucas est beaucoup plus que de l'amitié. »

Ces mots me secouèrent lourdement, mais ils me permirent aussi de comprendre enfin ce que je ressentais, et je pus y mettre un mot.

L'Amour.

J'étais amoureux de Lucas.

Je gardai le silence durant quelques secondes, le regard inquiet de Rebecca fixé sur moi. Elle voulut dire quelque chose, mais je l'interrompis d'un geste de la main.

Puis, sans un mot, je reculai et partis précipitamment en laissant seule mon amie. Il s'agissait sans doute de la réaction la plus débile de ma part, mais j'étais si bouleversé par ce que je venais d'apprendre, de comprendre.

J'avais surtout besoin d'être seul.

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