6 minutes à 750
mlleash
Il devait être 2 heures. Peut-être bien 3. Je n'ai jamais de montre, je vis en fonction de la nuit, en fonction du sommeil des autres. Moi je ne dors pas. J'ai pas besoin. J'ai pas le temps. Même si je ne regarde pas l'heure.
Le feu crépitait calmement, comme s'il ignorait tout de la chose qui se consumait sous son poids. La forêt était étrangement silencieuse. J'avais fait place nette, comme les dangereux prédateurs qui forcent les espèces à s'écarter de leur chemin. Je suis au sommet de la chaine alimentaire, je suis un dieu. Un dieu décadent et morbide qui couvre de feu les terres de son royaume.
- T'as oublié un doigt. C'est quoi, un genre de porte-clef souvenir où tu deviens négligent ?
- Ta gueule. Je voulais pas que ça se termine… Je garde un doigt pour me dire qu'il me reste un truc à regarder bruler. Comme ça j'ai pas fini. Comme ça je ne recommence pas à avoir faim.
- C'est n'importe quoi. Tu ne peux pas leurrer tes entrailles et compter sur un pauvre doigt pour étouffer les braises.
- Pff…T'as raison. La prochaine fois, je garde une main entière.
- Beurk…ça va pourrir et puer.
- Attends, t'es sérieux là? On est debout devant un brasero de chair humaine grillée, et tu fais ta précieuse ? T'as même pas d'odorat. Tu vis dans ma tête.
- J'ai autant d'odorat que toi. Je vis dans ta tête.
- Si t'es pas content tu te casses.
Mon pied à violemment tapé dans un bout de bois, exaspéré par le vieux combat qui se livrait encore en moi. Le bâton a atterri dans les flammes, juste à côté des restes du visage d'une trentenaire à la mâchoire arrachée. Je me souviens encore de sa mort, c'était il y a quelques heures seulement. J'avais utilisé la machette, juste au niveau de la commissure de ses lèvres pour entendre quels types de sons elle allait pouvoir produire. Je fais des petites expériences parfois, pour diversifier. Finalement la langue est partie avec, et les cris sont devenus des gloussements. Rien d'harmonieux. Le doigt appartenait à son mari. Ils avaient eu la bonne idée de faire du camping. Bonne idée pour moi, bien sur. Leurs corps dégageaient une odeur délicieuse. Demain j'aurai oublié.
- Tu peux demander au démon de te laisser seul, ou tu peux lui demander de ne jamais t'abandonner.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Cela signifie que pour certaines personnes, la noirceur est tout ce qu'ils ont. Tu comprends ?
- Pas vraiment.
- Parfois, les démons sont les seuls amis que tu as. Mais ils sont tellement préférables à la solitude qu'ils passent pour des anges.
- Arrête de te la péter. T'es ni un démon, ni un ange. T'es un chien de compagnie…au max. Un chien que j'ai constamment envie de shooter.
J'ai levé les yeux vers les flammes qui léchaient la nuit. J'ai senti un creux dans mon estomac. Le clébard a raison. Je peux pas y couper. Je vais tuer et tuer encore jusqu'à ce qu'on me plante une seringue et qu'on me crève les yeux. J'aime trop l'effluve de poulet grillé qui émane des chairs à vif qui carbonisent devant mes yeux. Je suis un homme, et je vis avec un pyromane. Ou je suis un pyromane et je vis avec un démon. Ou je suis un démon et je vis avec un fantôme.
- On va où maintenant ?
- Dans une autre ville. On disparaît. On remet le couvert.
- Je vois que monsieur à encore faim.
- T'as pas faim toi ?
- Si grave. Mais moi je n'ai pas besoin de me cacher, de disparaître, de fuir.
- Normal, t'existes pas. Tu vas pas me faire croire que c'est cool.
- C'est plus cool que de parler à quelqu'un qu'existe pas. Gros psychopathe.
- Tu préfères que je ne te parle pas, et que je te laisse tout seul ?
- C'est toi qui es tout seul. Et à cette vitesse, je ne suis pas près de disparaître.
- Fais pas ça.
- Quoi ?
- Disparaît pas.
- T'inquiètes.
Le ciel était parfaitement sombre, abyssal. Il n'y avait que la lune, la lune blanche et ronde qui m'apparut si désespérée. Elle tourne, encore et encore et elle danse constamment seule.
- Je suis pas pire que la lune.
Des petites braises montaient dans l'atmosphère, comme des offrandes. Mon autel de fortune, mon combat, mon massacre, mon hobby. J'ai offert à ma gloire 3 personnes ce soir. Et j'ai diverti le monstre qui me sert d'ami. J'ai matérialisé cette bête en moi et depuis mes 5 ans, elle a pris plus de place. Elle a bouffé, grossi, grandi, et parfois c'est elle qui fait les choix.
- Tu regardes toujours le ciel comme si tu le découvrais. Tu tues, tu brûles et tu fixes le ciel comme un enfant. T'es surpris ? T'es perdu ? Tu cherches une approbation ou un salut quelconque ? Parce que t'a frappé à la mauvaise porte… Calme toi, relax. C'est que de la poussière, comme d'habitude…
- Je regarde toujours la lune parce qu'elle me nargue. La lune, je ne peux pas la brûler. Elle le sait, je le sais et elle sait que je sais qu'elle sait. Y a des trucs que je ne peux pas brûler, c'est terrifiant..
J'ai laissé la chaleur du feu me bercer. Je ne veux pas voir, je ne veux pas regarder à quel point je suis seul. Tout danse autour de moi, pendant que les heures défilent. J'ai tout abandonné. Mes certitudes, mes racines et mon reflet dans la glace. Je me suis enfui et je n'ai plus rien. Je suis mélancolique de la vie que j'aurais pu avoir si je n'avais pas été dérangé. Je veux juste tout brûler, tout voir brûler encore et encore jusqu'à ce que les cendres forment un désert ambiant qui recouvre la face du monde. Je brulerais le centre de la terre si je le pouvais, je brulerai le feu. Je sais que quelque chose cloche chez moi et en même temps, lorsque je regarde les autres, je me dis que quelque chose chez eux. Ils ne brûlent pas et ils n'ont pas froid, ils ne tuent pas et ils n'ont pas faim. Et ils ne laissent jamais de place à côté d'eux pour que la personne qui vit dans leur tête puisse s'assoir. Ils sont en ordre et ils sont ennuyeux. Ce sont des combustibles. Des trucs en plus à brûler. Des cendres dans des bocaux qui hurlent qu'on les disperse au gré des vents.
- Viens on rentre avant que quelqu'un nous voit.
- Tu vas faire quoi du doigt ?
- Je vais le cramer dans le micro-onde.
- Bonne idée.
- Je dois le laisser combien de temps à ton avis ?
- ….Essaye 6 minutes à 750.
Mlle Ash.