7 jours de réflexion

dambrezy

Synopsis

Au début, tout est toujours simple et normal. Prenez deux amies qui s'aiment comme on s'aime quand on a vingt ans. On prend une colocation ensemble, on se raconte tout, on rit, on pleure. Puis, ajoutez un garçon au tableau. Pas n'importe lequel. Du genre qui rend folles les filles de vingt ans qui s'aiment comme des filles de vingt ans. On dit parfois que l'amitié est plus forte que l'amour, en tout cas qu'elle dure plus longtemps. Ah bon ? Le garçon, lui, semble s'amuser un peu, ou peut-être ne sait-il tout simplement pas se décider ? Quoi qu'il en soit il y a toujours de la casse avec ce genre de petit jeu. Le garçon passe de l'une à l'autre puis disparaît, laissant deux cœurs en ruines, beaucoup de larmes et un peu de haine.

Quelques années plus tard, alors que les anciennes amies se sont détestées, puis oubliées, que les cœurs se sont apaisés et que les âmes ont été pansées, le garçon revient dans le tableau. Alors, que pensez-vous qu'il doive se passer ?

Quand Bryan annonce à Sacramento, puis à Jade, qu'il rentre du Texas pour passer quelques semaines à Paris, et qu'il ne souhaite qu'une chose au monde, les revoir, les deux anciennes amies n'en croient pas leurs oreilles. Après le choc de l'annonce, chacune gère ses souvenirs à sa manière, entre indifférence et tristesse, nostalgie et rage. La force des événements conduit Jade à se poser des questions sur la vie qu'elle est en train de se construire sur mesure. Grégory, son fiancé idéal, perdra-t-il des plumes dans cette remise en question ? Sacramento, quant à elle, estime que le meilleur moyen de ne plus penser au passé est de vivre intensément le présent. Et dans ce schéma, les hommes tiennent une place essentielle. L'un d'entre eux, Ulysse, malgré une entrée calamiteuse, commence, contre toute attente à retenir son attention.

En attendant Bryan, la semaine passe, la semaine la plus longue de leur vie. Ottaya, l'amie commune, comprend bien que ce qui sépare Jade et Sacramento est moins important que ce qui les réunit. Elle essaie de jouer son rôle d'amie, tour à tour, messagère, confidente, stratège, négociatrice. Et puis Bryan débarque. Et là, évidemment, tout devient obsolète : les résolutions, les promesses et les postures. Étrangement, par sa force, le passé, recompose le présent.

Jade et Sacramento, Bryan, Ottaya, Ulysse, Grégory… Finalement, il n'y a pas tant de combinaisons que cela.

Personnages


Jade - Est-elle faite de glace ou de feu ? Sans doute les deux. Tour à tour entière ou désarmée, elle mène sa vie comme une executive woman, balisant à peu près tout ce qui peut l'être, aimant les surprises quand elle y est préparée. Avocate d'affaires junior, associée à son père, elle est en couple avec Grégory, jeune homme parfait, peut-être un peu trop d'ailleurs, avec qui elle a décidé de s'installer. Le jour où elle reçoit un sms de Bryan, son premier amour, son grand Amour, qui lui annonce son retour en France, quelques-unes de ses certitudes commencent à se désagréger.

Sacramento - S'il y a bien une chose que Sacramento a compris de la vie c'est qu'il faut se servir et surtout ne jamais attendre la distribution des rôles. Gérante d'un magasin de vêtements de mode, créatrice elle-même, elle est ambitieuse et volontaire, bien décidée à assouvir ces rêves, persuadée qu'elle est seule à la manœuvre pour tracer son destin. Les hommes aussi, elle les choisit, les goûte, les jette. Son terrain de jeu : les sites de rencontre. Depuis Bryan (oui le même que celui de Jade) elle n'a pas eu l'envie, ni le temps de tomber amoureuse.

Bryan - Le bourreau des cœurs a-t-il encore la vista ? Près de quatre ans après avoir incendié ceux de Jade et de Sacramento, l'Américain sera-t-il encore au top pour son retour à Paris ? A voir. Beau gosse, genre quarterback, il s'imagine que la terre est peuplée de cheerladys qui l'attendent en lui faisant une haie d'honneur. Pour lui, la vie est simple comme un ballon de football américain. Les complications, ils les laissent aux tourmentés, aux fiévreux, aux Parisiens, quoi.

Ottaya, ou le typhon javanais. Mannequin de père néerlandais et de mère indonésienne, elle est immensément grande, belle et pleine d'entrain. Elle est l'amie commune et indéfectible de Jade et de Sacramento, le dernier lien entre les deux anciennes amies qui ne se parlent désormais plus. Entremetteuse, maternelle elle doit composer avec les deux personnalités de ses amies.

Ulysse - Il entre dans l'histoire comme un importun mais ne tiendra pas ce rôle très longtemps. Lourd, puis lourd-léger, puis léger et fin, il se trompe souvent de rôle, sauf quand il est vraiment lui-même. Là, il devient irrésistible. Étudiant en lettres, il compte le rester, car il n'est pas de meilleur état que celui d'oisif à la terrasse d'un café, surtout quand on est sponsorisé par papa et maman. Il essaiera vaguement de séduire Jade, mais trouvera davantage d'écoute et de répondant du côté de Sacramento.

Grégory - Pas de chance Grégory, tu es trop parfait. On ne peut pas le nier, les femmes t'aiment. Tu représentes presque à toi tout seul ce qu'une fille peut attendre d'un garçon. Prévenant, attentionné, plein de charme. Alors, pourquoi te quittent-elles aussi rapidement qu'elles se sont jetées dans tes bras ? Il va falloir te remettre en question Grégory ! Être moins sage sans doute.


1. Sacramento et Bryan

7 septembre

La nouvelle survient sans crier gare, presque irréelle et pourtant brutale. Pas de doute possible, Bryan est de retour. J'écoute et réécoute son message sur le téléphone fixe. C'est bien sa voix pleine d'entrain, sa voix inimitable tourmentée par un fort accent texan qu'il essaye toujours, mais en vain, d'atténuer lorsqu'il parle français. « Je suis de retour à Paris, pour une mission de quelques semaines. J'arrive dans huit jours. Je me suis dit que tu connaîtrais peut-être un endroit où je pourrais loger. Sinon, pas grave, j'irais à l'hôtel. J'essaye de te rappeler ce soir, ou plutôt non, demain, avec le décalage horaire. Au fait, j'essaye également de joindre Jade. Kisses ».

Je me laisse tomber sur le sofa, remuée, le cœur au bord des lèvres. Bryan... Ce seul prénom a pour effet de réveiller des émotions que je croyais enfouies à jamais. En un quart de seconde je retourne dans le passé, cinq ans plus tôt lorsque Bryan nous faisait un petit signe de la main avant de franchir le contrôle de l'aéroport de Roissy. Il retournait vivre à Dallas où son père l'attendait de pied ferme. Ce dernier lui avait coupé les vivres trois mois auparavant mécontent des piètres résultats obtenus par Bryan qui profitait davantage des charmes nocturnes du quartier latin et des boîtes des Champs-Élysées que des bancs de la faculté de sciences économiques. En le voyant disparaître dans la zone de duty-free, je n'ai jamais oublié la manière dont Jade m'a regardée. Derrière le rideau de larmes, j'ai clairement discerné des éclairs de haine. Je me suis enfuie en courant. Sur le moment, je n'ai pas voulu montrer à Bryan à quel point moi aussi je souffrais de ce départ mais, sitôt revenue dans ma chambre, abasourdie par le chagrin, j'ai pleuré comme jamais je n'avais encore pleuré.

Deux ans avant ce départ dramatique, la mère de Bryan, d'origine française, avait souhaité que son fils s'immerge un temps dans sa propre culture, qu'il découvre en quelque sorte une partie des racines familiales. Elle l'avait envoyé passer son baccalauréat en France et Bryan s'y était tellement plu qu'il avait souhaité poursuivre ses études en s'inscrivant à Dauphine pour y apprendre l'économie.

Il s'était installé au-dessus de notre colocation dans une chambre de bonne minuscule qu'il trouvait so romantique avec son vasistas révélant un bout de Tour Eiffel illuminé la nuit. Pour rien au monde il n'aurait voulu plus grand, ou plus moderne. Il voulait simplement vivre tel qu'il avait imaginé vivre en France, comme dans Un Américain à Paris de Vincente Minelli.

Je me rappelle la première fois que je l'ai croisé dans l'escalier de l'immeuble, un matin de septembre alors que je me rendais à la fac.

– Hi !

– Bonjour, avais-je répondu surprise, en levant les yeux vers un visage barré d'un large sourire et surmonté d'une abondante chevelure aux boucles brunes qui lui donnait un air juvénile.

– Je suis le niouveau voisin, avait-il poursuivi dans un français approximatif, en descendant la volée de marches qui nous séparait.

– Vous êtes la fille du dessous. J'entends votre voix souvent. Mais vous êtes deux, non ?

Je me souviens qu'il m'avait serré la main. Il était le premier garçon de mon age à le faire et j'avais trouvé ça exotique quoiqu'un peu solennel. Nous avions fait quelques pas dans la rue en échangeant des banalités. Il était gai et simple, pas tout à fait comme les garçons de mon age que j'avais l'habitude de côtoyer et qui cherchaient toujours à se dissimuler derrière une attitude un peu bravache ou mystérieuse. Il parlait sans arrière-pensée, disant les choses qu'il ressentait vraiment sans calcul, sans chercher à obtenir d'effets quelconques. J'avais joué le jeu moi aussi, quittant le petit air mystérieux qui me servait systématiquement de défense à l'époque. Puis, il m'avait laissée au coin d'une rue dans un grand éclat de rire naturel, se retournant une fois pour m'adresser un dernier signe amical auquel j'avais répondu avec enthousiasme. J'avais pensé à lui toute la matinée, me réfugiant dans la surprise de notre bref échange, rejouant notre bref échange, ressassant les mots qu'il m'avait dit. Ce jour-là je m'en souviens encore, j'avais considéré cette irruption dans ma vie comme une espèce de bonne nouvelle, fraîche, stimulante et bouleversante à la fois.

Je fouille un instant dans la penderie à sa recherche pour finalement la retrouver sous un empilement de chaussures. Depuis combien de temps n'ai-je pas ouvert cette petite boite en fer blanc recouverte d'autocollants aux couleurs passées qui renferme les reliques de mon adolescence, ce que je considérais alors comme le plus intime ? J'écarte les lettres d'amour entourées d'un ruban rouge, les cartes postales des amies, quelques bibelots accumulés et mets enfin la main sur la photo que je recherche. La photo du bonheur, celle du temps de l'insouciance. Je ne l'ai pas revue depuis une éternité et il me semble que je la redécouvre. Nous sommes tous les trois à Cabourg assis sur un banc de la maison que nous avons louée pour une semaine à Pâques. C'est le début du mois d'avril. J'aurais voulu que le temps se soit arrêté là, tandis que l'océan miroite derrière nous et que le soleil presque blanc nous recouvre de sa tiédeur. Jade, Bryan et moi. Bryan est au centre, comme toujours, et nous entoure de ses bras protecteurs tandis que nous sourions, pleins de vie et d'entrain. Je reste un long moment à me demander si tout cela a bien existé, si ces jeunes gens que je regarde intensément ont jamais foulé la surface de cette planète. Jade est tellement rayonnante, tellement belle. Il me semble ne jamais l'avoir vue aussi épanouie. Et moi ? Je regarde ce visage qui termine de se dessiner, dans lequel on devine l'adulte que je suis devenue. On dirait une autre. Sacramento la jeune, Sacramento l'idéaliste, Sacramento l'amoureuse. Et Bryan... Tout cela parait si lointain, comme appartenant à un autre monde, un espace englouti par la vie qui a passé.

C'était juste avant que cela ne dérape, que chacun ne perde le contrôle de sa propre histoire.

Je retourne la photo pour y lire les quelques mots écrits par Bryan. « Mes petites Françaises, mes amies chéries, je vous aime pour la vie ». Je réalise subitement que l'immense chaleur qui m'a envahie lorsque j'ai entendu le message téléphonique de Bryan a totalement disparu. Désormais, j'ai froid et je me prends à trembler légèrement. Une onde de colère commence à me traverser. Je jette la photographie au loin. Après tout ce temps, je ne sais toujours pas si Bryan est un vrai salaud ou un pauvre con.


2. Jade et Ottaya

7 septembre

Son téléphone portable regorge de sms de Grégory. Il a tenté de la joindre trois fois également. Elle écoute son premier message. « Jade chérie. Urgent ! Urgent ! réponds-moi. Je viens de visiter un appartement dans le onzième arrondissement près d'Oberkampf. Quartier animé. Le deux-pièces dont on rêve, quarante-cinq mètres carré, calme, ensoleillé. Un peu le meilleur de tout ce qu'on a vu de bien depuis six mois. Il faut que tu le voies. Appelle-moi !». Elle éteint le portable sans écouter les autres messages et l'enfouit au fond de son sac. Elle s'assied à une terrasse de café. L'été n'a pas encore abandonné la partie en ce mois de septembre. Il fait étonnamment chaud, mais une douce brise vient parfois courir sur sa joue pour la rafraîchir. Elle regarde passer les gens. Ils sont plutôt beaux, bronzés, les cheveux au vent et les manières légères. Bientôt, ils quitteront leurs pantalons de lin, leurs chemisiers, leurs chaussures ouvertes et s'alourdiront sous les vêtements chauds, les tracas de la rentrée et le poids des habitudes. Tout va si vite. Les joies, comme les peines.

Près d'elle, un type vient de s'installer. Germanopratin à souhait. Grand brun soigneusement débraillé. Chemise, pantalon de toile crème, Rivieras aux pieds, lunettes à montures noires (en écaille de tortue ?). Il pose sur la table un sachet de chez Gibert Joseph dont il extrait trois livres avec l'air grave de celui qui détient la vérité. Cioran et son inconvénient d'être né, Les Caves du Vatican de Gide et un Koltès dont elle n'arrive pas à lire le titre. Elle se demande parfois qui peut bien encore acheter et surtout lire des auteurs comme Gide ou Montherlant. Elle a aujourd'hui sa réponse. Il s'empare du Cioran et commence à faire semblant de lire, un œil sur la rue, l'autre en coin, vers elle, consacrant généreusement dix secondes toutes les deux minutes à son livre.

Elle repense à Grégory. Si parfait… Si attendu. Une légère fadeur parvient peu à peu à ses lèvres, un goût douceâtre qu'elle connaît si bien, avec ses accents déprimants. Elle sait que Grégory ne lui veut que du bien. Mais est-ce vraiment ce à quoi elle aspire ? Qu'on lui veuille du bien, qu'on l'entoure de bonté, de sucre, de miel. Il l'aime, cela ne fait aucun doute, ses yeux le crient dès qu'ils se posent sur elle. Quelle femme n'en serait pas émue, flattée, rassurée. Quel est le problème alors ? Et bien, le problème c'est elle, tout simplement ! Quand cessera-t-elle d'être écartelée entre des sentiments contraires ? L'envie de liberté et le besoin de sécurité, l'aspiration à une vie stable et l'envie de faire des rencontres... Pourquoi a-t-elle ainsi l'impression que Grégory monte des murs autour d'elle, qu'il l'enferme dans une de ces histoires classiques qu'elle s'est promise de ne jamais vivre ? Il a probablement raison pourtant. C'est ainsi que l'on construit une vie. On se rencontre, on s'aime, on se prouve qu'on s'aime, on se met à vivre ensemble, on achète une voiture puis un appartement, on se marie, on fait des enfants... Et puis tout ce casse la figure et on recommence. Elle a vingt-cinq ans, autant dire rien, et pourtant il lui semble avoir vécu plusieurs vies. Pas des vies réelles, mais des vies imaginaires, celles auxquelles elle rêve dès qu'elle a cinq minutes. Après la faculté de Droit, sa réussite au concours d'avocat et sa spécialisation comme fiscaliste, elle a intégré le Cabinet de son père. Cela l'avait rendu tellement heureux qu'il avait presque pleuré au moment d'apposer sur la porte du cabinet la nouvelle plaque de cuivre sur laquelle figurait désormais le nom de sa fille. En somme, sa voie était tellement bien tracée que Jade n'avait pu faire autrement que de s'y glisser. Et c'est ce qui l'effraie aujourd'hui. Le monde des habitudes dans lequel elle évolue ressemble furieusement à une prison.

Jade entend glousser sur sa droite. Le pseudo-intellectuel semble avoir compris une des sinistres sentences du Roumain dépressif et tient à le montrer à toute la terrasse. Il regarde devant lui, l'œil pétillant comme s'il venait de découvrir l'origine du monde. Ça ne rate pas, il se tourne légèrement vers elle, tente de la fixer, mais Jade échappe aussitôt à son regard pour scruter un bus de la ligne 87 Champs de Mars - Porte de Reuilly qui s'éloigne doucement en couinant sous le poids de dizaines de passagers comprimés. « La conscience est bien plus que l'écharde, elle est le poignard dans la chair », déclame à ses côtés, l'ersatz de Fabrice Lucchini.

Elle fait mine de ne pas l'entendre, mais lui ne fait pas mine d'être lourd.

– Terrible, mais tellement vrai, lâche-t-il songeur face à un océan imaginaire.

Jade prie pour que Ottaya arrive rapidement. Elle n'a jamais autant maudit le goût immodéré de son amie pour le retard. Elle sent désormais le regard de l'autre glisser sur ses cuisses. Elle le fixe et fait remonter ses yeux vers son visage. Ils sont étonnamment colorés. Un bleu aux nuances que Jade ne soupçonnait pas, comme artificielles. Mais elle y perçoit aussi vaguement ce qu'elle soupçonnait. La vacuité du parasite de terrasse, conjuguée à l'assurance de celui qui n'a peur de rien, surtout pas d'être ridiculement lui-même, dans toute sa splendeur. Il replonge rapidement dans les pages de son livre pour s'en extraire aussitôt.

– « Si l'on pouvait se voir avec les yeux des autres, on disparaîtrait sur-le-champ. »

Un bref éclair de lucidité, a-t-elle envie de lui répondre. Elle pianote sur son smartphone. Grégory, Grégory, toujours Greg et un message de Ottaya : J'arrive. Ouf !

Je sens que je suis libre, mais je sais que je ne le suis pas.

– Bon, c'est fini, oui ! Vous n'allez pas me faire la lecture de tout votre bouquin ?

– Et pourquoi pas ? Vous n'aimez pas Cioran ? Réplique l'ingénu qui ne craint décidément rien.

– Je ne sais pas, je ne le connais pas. Mais il me semble que si un jour je devais l'aimer, ça ne serait pas à la terrasse d'un café, mais plutôt dans le silence de mon salon sur mon divan...

– Ah oui, je vous imagine…

– Pitié ! Surtout pas.

C'est le moment béni que choisit Ottaya, le tourbillon indonésien, pour arriver, se planter devant elle et pousser un petit cri strident qui fait sursauter toute la terrasse. Comme toujours et partout, elle rompt l'équilibre avec un naturel désarmant, accapare l'espace, le temps, le monde. Elle rit, parle avec profusion, bouscule Jade, l'embrasse chaudement comme si elles s'étaient quittées il y a une éternité. Pendant quelques secondes, tout n'est que furie et confusion. Enfin, quand elle s'assied, que sa longue chevelure noire a trouvé l'exacte place sur le côté droit de sa poitrine, elle consent alors à faire une pause. Elle soupire, extatique. Jade n'a jamais vu une fille aussi pressée et heureuse de vivre. Otaya est résolument faite pour le moment présent. Rien en elle ne respire le passé.

– On ne sort pas assez ensemble, reprend-elle aussitôt en levant l'index au-dessus de sa tête pour signifier sa présence au serveur

Et pourtant, ça ne fait rien que trois fois qu'elles se voient cette semaine.

– Tes jambes, ma fille, quelles splendeurs. Bronzées à souhait, longues. Tu ne les montres pas assez, dit-elle dans un éclat de rire en tapotant le genou de Jade. Tu ferais un splendide mannequin. Tu ne veux vraiment pas ?

Jade voit son importun hocher de la tête, en totale approbation avec Ottaya. Elle est à deux doigts de l'envoyer valser, lui ses bouquins et sa tête d'intello factice.

– Ne recommence pas avec ça, soupire Jade. Je suis définitivement perdue pour le mannequinat.

– Ça te plaît tant que ça de passer de des heures dans un bureau à potasser des dossiers énormes pleins de chiffres et de tableaux. Mon Dieu, quelle horreur ! Mais, la vie, quand on a vingt-cinq ans, c'est autre chose. C'est fun, c'est coloré, c'est du mouvement. En bref, ma chérie, c'est l'exact opposé de ce que tu fais de la tienne. J'ai un essayage en fin d'après-midi. Je t'emmène ?

– Combien de temps est-ce que ça va durer ? Demande Jade en saisissant machinalement son portable qui vient de s'éclairer avec l'arrivée d'un message.

– Peu importe, tu ne verras pas le temps passer. Et puis je te présenterai deux ou trois mannequins hommes qui ont la particularité rarissime, en dehors d'être beaux comme des dieux grecs, de préférer les femmes aux…

– Pourquoi est-ce que tu fais toujours mine d'oublier que je suis déjà en couple ?

– Oh, ton Grégory, tu sais ce que j'en pense. Il...

Elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Interdite, elle voit le sang refluer du visage de Jade. Immobile, son téléphone portable à la main, celle-ci est désormais d'une pâleur inquiétante.

– Jade, ma chérie, ça ne va pas ?

Jade regarde fixement devant elle comme tétanisée. Puis, doucement, de petites larmes viennent perler à l'orée de ses yeux. La rue se brouille tout à coup, la terrasse n'existe plus, le serveur a disparu, comme Ottaya, comme l'importun. Tout semble avoir été englouti subitement pour ne laisser subsister que Jade. Jade dans les décombres de ses souvenirs.

Le visage désormais noyé par les larmes, dans un soupir, presque une plainte de douleur, elle laisse échapper.

– Bryan...


3. Sacramento

8 septembre


La journée n'a pas été si mauvaise pour un mois de septembre. La caisse s'est remplie peu à peu, pas jusqu'au point de déborder, mais suffisamment pour me rendre optimiste. J'ai reçu une dizaine de clients assez sympas, à l'exception de cette horrible mégère qui, dans une bouffée de délire suprême a cru possible d'enfiler une tunique longue, taille 38. Résultat, un petit crac, puis un gros et retour assuré chez la couturière.

J'ai ouvert ‘'Particulière ‘', ma boutique il y a trois ans après avoir vainement tenté d'obtenir un master en commerce international. Il faut croire que je suis davantage doué pour faire du commerce que pour apprendre les techniques qui y mènent. Je n'avais pas réfléchi longtemps à l'issue de ce mois de juin catastrophique, alors que je repiquais ma deuxième année de faculté. Mon bulletin de notes était cataclysmique, proche du néant sidéral. Il faut dire que durant cette année j'avais parfois pris un soin particulier à ce que certains de mes professeurs ne voient que très épisodiquement la forme de mon visage et n'entendent surtout jamais le son de ma voix. Alors ? Pleurnicher ? Trop peu pour moi. S'apitoyer, procrastiner, subir, attendre que la vie décide ? J'ai toujours laissé ça aux autres. Depuis toute petite, j'ai toujours fourmillé d'idées, de projets. L'art en général et la mode en particulier sont mes dadas, mes points d'attraction forts et les musées et les expositions, mes terrains de jeu préférés. Le déclic s'est fait un jour, après avoir assisté au défilé de mode d'une jeune créatrice underground dans un squat de Montreuil quelques semaines seulement après le fiasco de mes études. Je me suis dis qu'il était temps de mettre mon volontarisme et mon dynamisme au service de mes passions. Très rapidement, j'ai commencé à traîner dans les écoles de stylisme-modélisme, dans l'idée de détecter les espoirs de la mode qui n'auraient pas encore été approchés par les grandes maisons. Je cherchais en quelque sorte les recalés talentueux, les seconds-couteaux hargneux prêts, davantage que les autres, à en découdre, ou plus précisément à en coudre. Des esprits originaux et ultra-créatifs disposés à plancher sur mes idées de modèles. Le but ? Créer une activité entre le prêt-à-porter et le sur-mesure. Faire dupliquer mes créations en une cinquantaine d'exemplaires au maximum. Le plus dur n'a finalement pas été de trouver la matière créative. Quand on est jeune, on est toujours partant, prêt à s'engager et de jeunes créateurs m'ont suivie très vite. Quand la vie débute vraiment, il faut y aller à fond, non ? Le vrai problème a été davantage de trouver les petites mains capables de mettre tout cela en œuvre. Ce ne fut pas une sinécure de dénicher les couturières de talent. Entre les ateliers clandestins, ceux un peu cracra où je récupérais des pièces maculées de taches de café et d'autres choses dont je ne veux même pas connaître l'origine, entre les retards, le manque de sérieux, l'amateurisme, j'ai salement galéré... Finalement j'ai trouvé les perles rares, une mère et sa fille. Deux petits bouts de femme sorties d'une annonce que j'avais passée, en désespoir de cause dans un quotidien national. Coup de bol, elles étaient installées dans la région parisienne. Mesdames Conakry mère et fille, ivoiriennes d'origine, prêtes à tout pour se lancer. De vrais prodiges, des fées dans leur domaine. L'art de sortir LA merveille d'un bout de tissu informe. Mon Dieu, faites qu'elles soient éternelles !!!

J'éteins les lumières et referme la porte derrière moi. J'aime le bruit de mes talons sur le sol tandis que je marche dans les petites rues du dixième arrondissement (j'aime aussi marcher dans tous les autres arrondissements). Cela résonne bien. Je me sens femme. Entièrement, définitivement et ça me plaît.

Dans cinq ans mon crédit sera terminé. Où serais-je ? J'aurais probablement revendu le fonds de commerce et ouvert une paillote dans le Sud où je servirais des loups au fenouil accompagnés d'un bon rosé bien frais à des clients heureux d'être à l'ombre d'un soleil qui n'existe pas dans leur contrée. Peut-être que j'aurais repris les études aussi, rien que pour me prouver que suis capable de tout, ou bien j'aurais épousé un gentil mari et je resterai des journées entières à choisir les tissus de mes rideaux et de mes fauteuils, à me faire limer les ongles chez une esthéticienne et à … Ou plus sûrement je serai encore là assise sur ce tabouret haut à attendre les papoteuses, chipoteuses, chicaneuses qui entrent dans ma boutique pour trouver le modèle presque unique. Oui je serai toujours là, mais j'aurais une deuxième boutique, une troisième...

Une silhouette sur l'autre trottoir. Bryan ? Non, bien sûr que non. Le salaud, il est revenu me hanter cette nuit. Je me suis réveillée brutalement avec en bouche le goût de ses lèvres et dans la tête le frisson de ses caresses sur mon corps. Tout cela m'a semblé tellement réel sur le moment que je l'ai cherché de la main, sous les draps. Petite déception, tout de même.

Et puis je suis revenue à la raison et j'ai tout fait pour ne plus repenser à lui, ou plutôt j'ai lutté pour que son visage n'apparaisse pas devant mes yeux, que son nom ne tourne pas dans mon cerveau, comme un mantra inutile. Tout cela est passé et bien passé, fini. J'ai décidé de ne plus entendre parler de lui et encore moins de Jade. Je ne répondrai pas à son message. Pour moi il est mort. Définitivement. Adieu, Bryan...

Je m'arrête au monop du coin. Yaourts, concombre, eau minérale, blanc de poulet. Voilà comment on tient une ligne. Arrivée à l'appartement, je me déchausse, verse un expresso dans ma petite tasse bistrot, pousse négligemment du pied les piles de magazines féminins qui commencent à monter dangereusement et m'assieds par terre, en tailleur, devant mon ordinateur portable. Il regorge de messages. Je crois que je deviens folle avec tous ces hommes qui tournent autour de moi. Je suis inscrite sur trois sites de rencontres. Est-ce bien raisonnable ? C'est bien beau d'avoir le choix, de sélectionner, d'entretenir toutes ces flammes qui dansent une ronde endiablée pour mon propre plaisir, mais je vais finir par y perdre mon latin.

Au début, pourtant, tout était simple. Finalement, c'est le premier pas qui compte. Pour pseudo, j'avais choisi, Balsa, une héroïne de manga. Suffisamment accrocheur, pas trop sexy pour ne pas attirer tous les désaxés de la planète et pas trop nunuche non plus, pour ne pas finir avec Jean-Christophe fan de sudoku, de samedis bowlings et grand admirateur de sa môman. J'ai correspondu près de trois semaines avec un homme dont la photo m'avait fait un effet bœuf. Longue chevelure noire, un sourire ravageur, genre Omar Sharif dans Le docteur Jivago. On y est allé crescendo. Premiers textos un peu froids, puis très rapidement le feu a commencé à couver sous la braise avant que tout ne s'embrase subitement. Le jour de notre première rencontre, j'étais devenue carrément incandescente. Malheur ! Quand je l'ai vu assis derrière la vitre d'un bar près de Bastille, j'ai failli partir en courant. Mais qu'est-ce que tu as fichu de tes cheveux ? Tu les as oubliés à la maison ? Et ton sourire, on te l'a prêté pour la photo ? Je n'ai vaguement reconnu que ses yeux. On a quand même bu un verre ensemble. Après tout, peut-être que l'homme le plus charmant du monde pouvait se dissimuler derrière l'usurpateur. Mais l'intérieur était pire que l'extérieur. Une véritable eau plate, et tiède de surcroît. Bref, un fiasco. Le deuxième avec lequel j'ai correspondu était véritablement un obsédé sexuel, doublé d'un malotru. Je l'ai mis à la trappe au bout de deux semaines de correspondance quand j'ai vu apparaître sur skype, à la place de son gentil minois genre Brad Pitt à vingt-deux ans, une espèce d'autoportrait cadré un peu trop près du nombril. Une fois expérimentés les deux extrêmes, j'ai changé mon texte, ma photo et j'ai pesé chaque mot dans mes tchats. Depuis, j'ai compris le truc et j'entretiens trois ou quatre relations pour avoir un peu le choix, et parce que mon côté princesse me commande d'avoir une cour, même faite de bouffons. En fait je suis un peu devenu le maître du monde. J'ai juste à appuyer sur un bouton et ça rapplique de tous les côtés.

Je tombe sur un de mes aspirants, l'Espagnol qui est visiblement branché en permanence sur le site. Je ne l'ai pas encore rencontré, mais il me fait une bonne impression. Sportif, cadre supérieur dans la finance, pas l'air trop compliqué. Un possible plan à venir.

– Salut Balsa, je me languissais de toi.

En plus il a un peu de vocabulaire.

– Tu es au travail ?

– Oui, répond-il. Un œil sur mes courbes de vente et un autre sur les tiennes que j'imagine.

Question humour, la marge de progression est encore importante.

– Quand-est ce qu'on se voit ? On discute depuis bientôt une semaine.

– Excellente idée. À la condition que tu me dises pourquoi tu veux me voir. Ça m'intéresse. Après tout on pourrait se contenter d'une relation intellectuelle, ou du moins amicale ?

– Je suis plus à l'aise dans la réalité.

Ben tiens...

– Mais tu es dans la réalité.

– Non, tu sais bien que tout ce qu'on se dit sur ce genre de sites est en partie calculé, qu'il y a une part de jeu qui n'existe pas quand on est face à face. Les corps mentent moins que les voix.

Bon, l'animal est doté d'une certaine capacité de raisonnement. Empressé mais sans l'air d'y toucher. Que fais-je ? Je programme une partie de jambes en l'air ? Une semaine à dialoguer via ces fichus sites c'est un peu juste, quand même. Je me suis promis de les faire un peu mariner. Déjà, c'est bon pour mon égo, ensuite, j'aime avoir la main. Et puis ce n'est jamais bon de céder trop vite.

– Dans mon travail, comme dans ma vie privée, j'aime prendre des risques.

Quels risques ? De tomber sur un boudin c'est ça ?

– Pourquoi est-ce que tu as choisi l'Espagnol comme pseudo ? On dirait le surnom de Russel Crowe dans Gladiator.

Moment de flottement. Et oui, les femmes aussi regardent les péplums ! On se demande même si ce genre cinématographique n'a pas été inventé pour elles. Tous ces muscles huilés… Bon comment va-t-il se sortir de ce test ?

– Non, franchement, je n'avais pas fait le rapport. Mais maintenant que tu le dis…

Et oui, maintenant que je le dis, ton avatar commence à en prendre un coup.

– Et sinon, tu es tanké comme Russel Crowe ?

Là, soit je l'éradique de la surface du net, soit…

– Faut que je travaille encore un peu…

– Bon, bon, bon. Dans une demie-heure à Bastille.

– J'arrive.

4. Jade

9 septembre.

Jade ne répond plus au téléphone, ne sort pas, ne reçoit plus. Petit à petit, le temps avait pourtant fait son travail et le souvenir de Bryan s'était peu à peu estompé. Les traits de son visage étaient devenus moins affirmés, son sourire et son regard s'étaient brouillés et sa silhouette, devenue floue, semblait flotter au loin, comme irréelle. Et puis, la claque ! de celles qui font chavirer le corps et les pensées. Depuis qu'elle a lu son message, elle ne s'en remet pas. Tout lui est revenu subitement, comme une vague géante. Bryan et elle, Bryan et Sacramento. Le duo devenu trio, l'histoire d'amour devenue un cauchemar. Elle s'est faite porter pâle auprès du Cabinet prétextant auprès de son père qu'elle allait travailler les dossiers depuis son appartement pendant quelques jours. Depuis, elle passe de son lit au divan, de la cuisine, à la fenêtre du salon, le cerveau en vrac. A ce rythme là, elle n'y tient plus, le deuxième jour, elle fait ce qu'elle s'était interdite de faire. Elle ressort son journal intime, l'ouvre à la première page et replonge dans le passé.


Aujourd'hui, c'est la folie, la folie furieuse. Vers 19h30, on frappe à la porte. Rapide contrôle à l'œilleton. Un visage déformé mais souriant. J'ouvre. Boum ! Vlan ! Shit ! L'homme le plus beau du monde ! L'homme le plus beau du monde qui vit au-dessus de ma tête et qui frappe à ma porte.

Bonnejur Meudemoselle ! Je suis le voisin.

Mon Dieu, cet accent. Je craque, je craque. Il voulait du sel, un marteau, du vinaigre ou une prise électrique, je ne sais plus. Je ne sais pas non plus ni comment, ni pourquoi mais dix phrases plus tard, nous retrouvons dans le salon, puis dans la cuisine. Trois verres de rosé là-dessus, nous rions comme des dératés. Il maîtrise de mieux en mieux le français et moi de mieux en mieux l'anglais. Merci le petit vin de Bandol. Il parle, écoute, sourit, rit. On dirait la vie incarnée. Et ses yeux, comment peut-on être aussi expressif ? On dirait qu'ils me disent que je suis belle, que je suis charmante, que ce que dis est de la plus haute importance. Bon, il fallait bien que Sacramento un jour de ses cours à la fac. C'est drôle, je serais bien restée encore une paire d'heures seule avec lui. Étrange regard de sa part. Surprise ? Elle me dévisage. Peut-être que je montre que j'ai l'air un peu déçue ? Je n'ai jamais été très douée pour cacher ce que je ressens. Tiens, elle connaît déjà Bryan, elle l'a croisée ce matin. Il s'est levé, l'a embrassée sur les joues comme s'il la connaissait depuis dix ans, puis il est resté debout, nous a dit quelques phrases, du genre : » c'est super cool, ou great, d'avoir des voisines comme vous ». Et puis il a disparu. Je crois qu'elle l'a fait fuir. J'ai ressenti une petite gêne, qui a grandi nous nous sommes retrouvées toutes les deux les bras ballants devant la porte d'entrée où nous avions raccompagné Bryan. Nous avions sanctuarisé l'appartement. Pas d'hommes à l'intérieur. J'ai la vague impression d'avoir fait entrer le loup dans la bergerie. Depuis, pourtant, je ne fais que penser à lui et mon cœur se serre quand son visage m'apparaît.


Jade tourne plusieurs pages, revient en arrière, semble à la recherche d'un passage en particulier.


D-Day !!! Cela fait plus d'un mois que Bryan est apparu dans ma vie et ce jour, je le marque d'une pierre blanche. Sacramento est rentrée chez ses parents pour le week-end. J'ai l'impression que nous ne sommes que deux dans l'immeuble. Nous avons commencé la soirée par le vernissage d'un ami d'une amie. Dans une petite galerie près de la rue Montorgueil, l'artiste avait disposé ses installations vidéos sur de gros caissons blancs. Armés d'une coupe de champagne, nous avons commencé à déambuler entre les œuvres. Sur l'une d'elles, trois jeunes femmes portant des toges blanches à liseré rouge faisaient les dindes dans une prairie, courant et sautillant dans une profusion de mouvements de bras particulièrement ridicules. Le tableau vivant s'intitulait « Gloire aux mannes célestes ». Nous nous sommes regardés avec Bryan et il n'a pas fallu une seconde pour que nos rires ne fusent. Le deuxième tableau « Poor life » montrait des garçons en slip kangourou marchant à la file indienne sur une route de campagne un marteau à la main, et un casque de chantier sur la tête, en lançant des petits cris de bête, et tout cela au ralenti. La vidéo durait trois heures trente. Deux minutes suffisaient pour en comprendre le principe. Je crois que je n'ai jamais autant ri de ma vie. Mais le plus drôle était à venir. La manière dont l'artiste, grave et emprunté, discourait sur ses œuvres déclencha en moi un tel fou rire que nous avons été obligés de quitter la galerie avec Bryan sous l'œil réprobateur d'un petit cercle de fans pour qui la fonction première de l'art n'était visiblement pas de susciter la franche rigolade. Ensuite, après avoir tourné dans les rues pour trouver un restaurant qui ne soit pas bondé, nous nous sommes arrêtés devant un petit restaurant savoyard presque vide. « C'est quoi le tatiflette, c'est un joli nom ? », m'a demandé Bryan. Certes, on ne peut nier que le nom ait du charme, mais enfin, contempler une assiette de pommes de terre aux lardons sous les yeux du garçon dont je devenais peu à peu complètement folle m'a semblé sur le moment complètement incongru. Finalement, nous avons acheté des bagels que nous sommes allés dévorer sur les bords du Canal Saint-Martin devant le pont tournant d'Amélie Poulain.

Wouah, je la connais l'Amélie. C'est là qu'elle jette des cailloux dans l'eau.

Yes, depuis là-haut. Photo pour ta mère ?

Un journal intime est fait par définition pour n'être lu que par celui qui l'écrit. Mais si par malheur, demain, je faisais un AVC, si un accident quelconque m'empêchait d'être maîtresse de mes mouvements, et que mes écrits soient livrés en pâture à je ne sais qui, je serais morte de honte. La suite de cette soirée est classée X, définitivement. La décrire serait comme entrer dans un de ces films qui ne procurent véritablement de plaisir qu'à ceux qui en sont les acteurs. Simplement, je dois évoquer le premier baiser de Bryan, un baiser d'anthologie, d'une douceur folle, pour me souvenir en me relisant à chaque fois que je le souhaiterais de toute l'intensité, de toute l'émotion qui l'a accompagné. Mon Dieu, ces lèvres. Je crois que toute ma vie je me rappellerai leur goût et la tendresse de leur contact. Bien avant que nous partions pour le vernissage j'avais la certitude que la soirée se terminerait dans ses bras. Il ne pouvait en être autrement. Mon seul doute résidait dans le fait de savoir à quel moment nous franchirions le cap, qui ferait le premier pas et dans quelles conditions. Finalement, c'est dans l'escalier de notre immeuble, juste avant d'arriver sur le palier de mon appartement, qu'il m'a arrêtée en saisissant doucement mon bras. J'ai lu dans son regard toute sa détermination. Sans doute a-t-il perçu dans le mien à quel point j'étais vulnérable. Quand il s'est approché de moi et que son bras, terminé par une main ferme, a entouré ma taille avec une lenteur calculée, j'ai cru défaillir de bonheur. Ses lèvres se sont posées sur ma bouche et j'ai senti son souffle sur mon visage. J'ai fermé les yeux et me suis abandonnée. Je ne sais plus combien de temps a duré cette étreinte. Ce que je sais c'est qu'à un moment la nature du baiser a radicalement changé. Le romantisme a perdu du terrain pour laisser la chaleur nous envahir. Bryan s'est enhardi, moi aussi. Nos mains se sont perdues sur le corps de l'autre puis se sont répondues dans un numéro d'exploration de plus en plus réussi. Je voulais tout cela, éperdument, mais comment aurais-je pu imaginer sur le moment que ce baiser serait le prélude à la nuit débridée qui a suivi ? Stop ! J'en écris déjà trop. Comment s'y est-il pris, de quels artifices a-t-il usés ? Bien évidemment, j'avais connu quelques garçons auparavant. Je passe sur l'inexpérience, la hâte, la maladresse de certains. Avec d'autres, j'ai connu le plaisir intense, long, paresseux, brutal, c'est vrai. Mais comment décrire cette nuit avec Bryan sans paraître avoir été possédée par les démons du sexe. Nous n'avons pas dormi, ou si peu, nos courtes pauses étant aussitôt rompues par nos ardeurs...


Jade s'arrête et repose son journal sur ses genoux. Elle vient de revivre cette nuit comme si c'était hier. Si seulement le temps avait pu s'arrêter ce jour-là. Quelques pages plus loin, elle se laisse attendrir par la jeune femme qu'elle était à l'époque, naïve, sans doute, ou simplement trop amoureuse.


Peut-on être davantage heureuse que je ne le suis en ce moment ? J'ai l'impression que la vie a été faite pour moi. Bryan est l'homme idéal, celui qu'on peut attendre toute une vie sans jamais le rencontrer. J'ai vingt ans et je suis tombée sur lui. Quelle chance ! quelle chance ! Quand il est là à mes côtés, j'ai l'impression d'être comblée et quand il disparaît, je me sens nue, le cœur sorti de la poitrine. Il m'a emmenée en Sologne pour le week-end. Il y était déjà venu une fois, enfant, avec ses parents. Sa mère voulait lui montrer où elle était née et combien la vieille Europe, la France, étaient belles. C'est là, un matin, depuis la petite chambre de notre hôtel, contemplant le soleil sans laitance qui se levait sur les étangs, que j'ai ressenti pour la première fois depuis le début de ma liaison avec Bryan à quel point la vie est fragile. J'ai prié pour que l'équilibre ne soit pas rompu et que je vive ainsi, à l'abri des sentiments précaires.

Je délaisse Sacramento, je le sais, je le regrette. Je ressens dans ses yeux à quel point elle est triste et parfois maussade. L'ambiance dans l'appartement n'est plus la même ; Il y a moins de gaieté, moins de gestes naturels, moins de discussions enfiévrées sur la vie, l'amour. Un peu de suspicion s'est même immiscée entre nous. Pourquoi ? il n'y a aucune raison à cela. Elle ne me dit rien, ne se plaint pas, mais je devine à son regard qu'elle m'en veut un peu. Mais, après tout, pourquoi discuter de l'amour alors que je le vis, que j'ai sauté les pieds joints et avec force dans une aventure qui n'implique que deux âmes ? Alors que faire ? J'essaie de concilier mon amour et mon amitié, mais l'un me semble plus fort que l'autre, je n'y peux rien. Et puis Sacramento n'est pas comme moi, elle n'est pas la femme d'un seul homme. Combien de fois m'a-t-elle dit que son moteur était la nouveauté, qu'elle ne supporterait pas de se sentir accaparée, emprisonnée… Et bien, Sacra, je te laisse à ta liberté et laisse moi à mon amour.


Jade arrête sa lecture, va se servir un verre de Perrier dans le frigo puis revient pour feuilleter, tremblante, quelques pages. La fin de son journal approche. Elle en connaît le dénouement.


Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Le ciel vient de me tomber sur la tête. Un coup de massue comme on en prend un dans sa vie. Je m'en veux d'avoir négligé les détails, de n'avoir pas fait attention aux signes. Tout me l'indiquait et je n'ai rien voulu voir. Son comportement ces dernières semaines. Cet imperceptible décrochement quand son regard se posait sur moi. Cette manière aussi de m'éviter. Hier, je suis arrivée à l'appartement vers dix-sept heures. Pas de Sacramento. Je trouve un mot sur la table de la cuisine : « Je passe le week-end chez mes parents. N'oublie pas d'arroser le bougainvillier. Il reste du poulet froid un peu caché derrière une laitue dans le frigo. À lundi. Bises ». Bryan, lui, s'est rendu au mariage d'un cousin sur la Côte d'Azur. Il rentre dimanche dans la soirée. Il ne m'a pas proposé de venir, et je n'ai rien demandé. Je me destine à errer seule dans l'appartement tout le week-end. Programme pas folichon. Je tente bien d'aller courir à Vincennes, le premier jour, en fin d'après-midi, mais après quelques centaines de mètres je m'arrête. Pas envie de secouer mon corps. Le premier soir, je crois que le silence et la solitude vont me permettre de me reposer, de recharger les accus, mais à mesure que les heures passent, des images me viennent confusément. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai un pressentiment. J'ai tenté trois fois de joindre Bryan. À la quatrième, il répond enfin. Il est laconique, pas loin d'être froid, en tout cas ce n'est pas le Bryan que je connais. « Mais non honey, tout va bien, je suis entouré d'une foule de gens qui sont de ma famille et que je ne connais pas. Tu sais comment sont les Français. Ils jacassent sans cesse. On dit jacassent ? Bon, je te laisse, un Monsieur Roger, veut absolument me parler. Il dit qu'il est l'oncle de maman. Ça me fait bizarre. Je t'aime ». « Je t'aime ?». C'est faux, il ne m'aime pas. Pas à ce moment précis. Une femme devine quand on lui ment, elle le sent, je le sens. Je ne sais pas comment la connexion s'est faite, comment j'en suis arrivée à avoir les premiers soupçons, à échafauder les premiers scénarios ? Et si Sacramento et Bryan avaient une relation. Plus qu'une intuition, une certitude a commencé à se former en moi. J'ai appelé la mère de Sacramento sous un faux prétexte. Quand elle m'a dit que sa fille n'était pas revenue dans la maison familiale depuis plusieurs semaines, j'ai eu un coup au cœur. J'ai saisi le calendrier, regardé mon agenda, recoupé toutes les absences étranges de Sacra avec celles de Bryan. Finalement j'ai trouvé deux soirées et un week-end qui m'ont intriguée. J'ai saisi mes clefs de voiture, sur la console de l'entrée et suis sortie précipitamment de l'appartement. J'ai dévalé les escaliers, me suis engouffrée dans le parking. Une heure plus tard, j'étais sortie de Paris et je roulais en direction du Nord. S'ils étaient quelque part, c'était bien là-bas, cela ne faisait aucun doute. A Cabourg, dans le petit hôtel où j'étais revenue seule avec Bryan deux ou trois fois...


Jade repose son journal intime vidée par l'effort d'avoir revécu ces moments intenses. Elle se lève, appelle l'assistante du Cabinet pour la prévenir qu'elle ne se rendrait pas non plus demain au travail. Puis, elle attrape un paquet de mouchoirs jetables, se recroqueville au bout du divan et décide qu'il est temps de pleurer à nouveau.


5. Sacramento et Ottaya

10 septembre.


Je rêvasse sur l'Espagnol. Comment le définir ? Pas tout à fait un bon coup. Il a manqué pour cela deux ou trois détails qui, ajoutés au reste, auraient permis de le classer dans la bonne catégorie, celle des mémorables. Davantage d'assurance, un peu plus d'initiatives. Mais bon, pas non plus la loose, loin de là. Alors ? Je crois que je le reverrai. Il semble présenter l'avantage non négligeable d'être disponible sans être pot-de-colle. Et puis son hôtel est une vraie trouvaille. Un charme fou, en plein Paris, on se serait crû en week-end en Provence.

La porte de la boutique s'ouvre sur une furie, ma furie préférée. Ottaya.

– Waouh ! Tout me plaît ici. J'achète ta boutique.

– Ok, signe là.

– Comment vas-tu ma chérie !

– Je survis dans la jungle parisienne de la mode. Je suis à moi toute seule un petit centre vers lequel convergent des caïmans qui n'en veulent qu'à mes frêles chevilles : propriétaire, fournisseurs, services des impôts, stylistes prétentieux, clientes aussi dures et exigeantes que des princesses carolingiennes...

Tandis que je parle, Ottaya virevolte dans la petite boutique, effleurant de sa silhouette gracile les portants, caressant de sa main les tissus, lançant à ne plus en pouvoir des onomatopées admiratives. Elle est vraiment ravissante. Grande tige racée à la peau dorée et aux yeux immenses. Son père, ingénieur néerlandais pour le compte d'une société pétrolifère de Rotterdam a rencontré sa femme à Surabaya en Indonésie. De leur liaison est née Ottaya, mélange de civilisations, belle plante exotique déployant en permanence ses pétales. Étrangement elle n'a pas cette réserve qui se retrouve parfois chez les Asiatiques et certains Européens du Nord. Elle exulte en permanence, s'enthousiasme, rit à gorge déployée. En définitive elle s'exprime. Je l'aime pour ça et pour plein d'autres choses encore.

Aujourd'hui pourtant, je lui trouve l'air étrange. Un fil invisible semble la tenir à distance. Est-elle Ottaya, ou bien joue-t-elle à être Ottaya ?

– Tu as vraiment du talent Sacramento. Celui de détecter les talents et de les utiliser au maximum de leurs capacités. Regarde-moi cette coupe ! Comme c'est fin et recherché. Tu as ce petit plus qui fait la différence, crois-moi, mais tu pourrais aller plus loin encore. Je ne veux pas te vexer, mais tu es à l'école maternelle de la couture, tu pourrais largement intégrer l'université de la mode.

– Merci pour l'image. Mais que crois-tu ? Je suis tout à fait satisfaite de mon sort. Professionnellement je suis exactement à l'endroit que j'ai imaginé. J'entreprends et je réussis pas trop mal. Je vis de mon travail, de mes créations et je ne dois rien à personne...

– Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu devrais intégrer une grande maison, te rapprocher de l'Avenue Montaigne.

– Pour être le grouillot de je ne sais quel directeur artistique, en concurrence avec une tonne de petits ambitieux, franchement ça ne m'intéresse pas. Et puis, qui sait, j'aurais peut-être un jour une maison à moi, une marque qui se portera de Saint-Tropez à Los Angeles et de Jakarta à Marrakech ?

Ottaya s'arrête devant un présentoir, saisit une une étole parmi la série d'accessoires que j'ai créée avec un jeune modiste du Sud, la repose, arrête son choix sur une autre.

– Celle-ci est splendide. Ces couleurs, ça fait Sud, ça fait féria, je la prends…

– Je te l'offre ma chérie.

– Mais non !

– Bien sûr que si, pour te remercier d'être toi et de croire en moi plus que je ne le fais.

Ottaya se baisse pour m'embrasser. Avec ses talons de neuf centimètres, on dirait une géante et moi la fille d'un gnome.

– Maintenant, dis-moi ce qui ne va pas ? dis-je en interrompant les effusions.

– Pourquoi me demandes-tu ça ?

– Je te connais Ottaya, je lis en quoi comme dans un livre ouvert. Quand tu es joyeuse comme ça c'est qu'il y a un problème. En général tu es toujours très, très, très joyeuse, pas simplement joyeuse.

Elle dispose l'étole sur ses épaules, se regarde dans le grand miroir, pivote à droite, à gauche, l'œil acéré. Puis, définitivement convaincue qu'elle a fait le bon choix, elle plante son regard dans le mien.

– C'est Jade.

Il me semble que la température vient de chuter d'un coup. Ces propos me glacent. Je me retiens d'être désobligeante.

– Tu es en service commandé, c'est ça. Elle t'envoie en mission. Je ne veux plus entendre parler d'elle, tu le sais, plus jamais. D'ailleurs, je ne sais plus rien d'elle.

– Non, je t'assure. L'initiative vient de moi.

Deux jeunes femmes entrent dans la boutique en pépiant. Je les accueille puis reviens vers Ottaya. Elle baisse d'un ton, chuchote presque.

– Elle va mal, très mal. Je suis inquiète pour elle. Elle a fait un malaise avant-hier au café et depuis je n'ai plus aucune nouvelle d'elle. Apparemment elle est cloîtrée chez elle et ne sort plus.

Je reste un instant en suspens, essayant de rassembler mes idées, avant de réaliser subitement. Alors je ne peux qu'éclater de rire.

– Laisse-moi deviner, dis-je en me calmant enfin. Il n'y aurait pas un garçon là-dessous… Je chauffe, c'est ça ? Je vois un homme de vingt-cinq, vingt-six ans, brun, beau gosse, assez baraqué. Exotique aussi. Il vient de loin. Des Amériques ? Oui, je brûle. Attends, il ne s'appellerait pas Ryan ou quelque chose comme ça. Bryan ! Oui c'est ça. Il s'appelle Bryan.

Ottaya me fixe avec des yeux ronds.

– Comment tu sais ça ?

– Tu me connais mal Ottaya, tu devrais savoir que mes ressources sont immenses, insoupçonnées mais immenses. Est-ce que tu te souviens de notre rencontre ? Tu voulais reprendre l'appartement que nous partagions avec Jade. À l'époque, déjà, nous ne nous parlions plus avec elle. C'était même devenu insupportable pour l'une d'envisager de croiser l'autre dans le salon.

– Comme si c'était hier. Vous m'aviez reçue, chacune assise à une extrémité du canapé. Vous deviez faire bonne figure pour que je reprenne votre bail, mais votre petit jeu n'a pas fait long feu. Une étincelle et tout est partie en vrille..

– Tout ça c'était à cause d'un certain Bryan. Un petit enfoiré de Texan …

– Vous avez été amoureuse du même homme, c'est ça ? Mais vous ne me l'avez jamais dit !

– Inutile de ressasser les histoires sans gloire. On ne peut pas dire non plus que j'y ai tenu le meilleur rôle.

– Tu le lui as volé ce Bryan ?

– Comme tu vas fort. Ça ne se vole pas un garçon, tu devrais le savoir. Ça s'emprunte, ça s'essaye…

– Je te savais un peu garce, mais là tu me scotches.

A quoi bon lui dire que j'en étais folle amoureuse. L'histoire est pire sous cet angle. Piquer le mec de sa meilleure amie et se faire plaquer juste après. Quelle sinistre histoire.

– Ça ne me dit toujours pas comment tu as deviné qu'il avait réapparu à la surface ?

– Je le sais parce qu'il a essayé de me joindre aussi. Dans le genre « je joue sur deux tableaux en même temps », c'est un vrai professionnel. Le roi de l'entourloupe et de l'esquive, c'est lui. Et puis, pour qui et pour quoi notre chère amie se mettrait-elle ainsi dans cet état ? Hormis quand elle se casse un ongle, rien ne semble l'atteindre.

– Tu es dure, Sacramento. N'oublie pas qu'elle est mon amie, comme toi tu l'es.

– Rassure-toi, je sais ce que c'est l'amitié avec Jade.

Une de mes deux visiteuses hésite longuement entre deux pantalons de tailleur. Je viens à sa rescousse, déploie deux ou trois arguments choc. Elle ne se décide toujours pas.

– Les deux sont faits pour vous, clame Ottaya avec conviction. Votre rencontre avec ces pantalons ne doit pas s'arrêter là. Prenez-les !

La cliente regarde la splendide Indonésienne. Quand une femme aussi belle, aussi grande et aussi classe donne un conseil dans une boutique de vêtements, on ne peut décemment pas passer à côté. L'affaire est dans le sac.

– Qu'est-ce que tu veux ma chérie, il y a un moment, où il faut choisir. Cette dame n'allait pas perdre trois kilos en se regardant dans le miroir ou gagner trois centimètres d'un coup. Il faut bien qu'elle fasse avec ce qu'elle a. Je te jure, il y a des femmes qui vivent dans le déni.

Nous éclatons de rire.

– Qu'attends-tu de moi ? finis-je par lui demander.

– Je ne sais pas vraiment. Je suis venu te parler de Jade parce que ça m'a semblé naturel, mais peut-être que c'est une mauvaise idée, après tout.

Je ne suis pas loin de le penser, mais je ne peux rien refuser à Ottaya. Je saisis mon smartphone, pianote quelques lettres.

– Regarde, lui dis-triomphante en lui tendant mon téléphone pour qu'elle lise le sms que je viens d'envoyer à Bryan.

« Ne reviens pas. Laisse-moi tranquille. Laisse-nous tranquilles !!! ».

- Je ne peux pas faire plus, lui dis-je pour clore le chapitre.

6. Jade et Grégory

11 septembre

Jade se décide enfin à recharger son portable qu'elle avait laissé sciemment sans énergie. Elle patiente une ou deux minutes avant de l'entendre crépiter. Trente-cinq messages. Anxieuse, elle les passe en revue. Ottaya, Grégory, son père, sa mère, d'autres... Tout le monde vient aux nouvelles. Et puis le choc ! De nouveau. Deux messages de Bryan s'affichent. D'un geste irraisonné, elle efface le premier, mais s'empêche de supprimer l'autre. Elle respire un grand coup et l'ouvre. « Oh, Jade, tu réponds ! J'arrive, je veux te revoir. Pardon pour tout. Tu es Jade, tu resteras Jade ». Il termine sa phrase en chantant à tue-tête un bout de Call me de Blondie. Jade raccroche, complètement déstabilisée.

Puisque c'est ça, elle décide de revivre le coup de grâce. Elle pense qu'en buvant une fois de plus le calice jusqu'à la lie, elle pourra de nouveau trouver un peu de sérénité. Elle saisit son journal et l'ouvre rageusement sur le dernier chapitre de son histoire avec Bryan.

Il est une heure du matin quand je passe le panneau annonçant l'entrée dans Cabourg. Il est une heure et la ville est quasiment désertée. Il pleut. Une pluie fine et déprimante. Je gare la voiture sur un parking devant la plage sous un lampadaire falot. Devant moi, la masse sombre de la mer. Je reste un instant, indécise, pleine de questions, à contempler ce néant, ce trou noir. J'ouvre une petite bouteille de vodka que j'ai achetée dans une station-service. J'en bois deux, puis trois gorgées. Il paraît que la vodka ne sent pas. J'ai vu un reportage un jour sur une hôtesse de l'air alcoolique qui ne buvait que de la vodka pour ne pas être détectée en avion. J'avais trouvé ça moyennement rassurant sur le moment. J'ai l'impression que cela va m'aider. Finalement je me décide à sortir de la voiture. Le vent, la pluie, le bruit de la mer au loin, plantent un décor de série noire. L'alcool passe enfin dans mes veines. Je prends de l'assurance. Malgré mes derniers séjours ici, je ne reconnais pas grand-chose et je me repère aux enseignes. L'hôtel de la Plage se dresse là, massif et sombre, à quelques dizaines de mètres. On devine un peu de vie encore derrière certains rideaux qui laissent filtrer une lumière jaune. Je ne peux m'empêcher de sourire. Je ne sais pas ce que je vais trouver entre ces murs, mais le résultat sera probablement le même. Je serai ridicule ou bien je serai ridicule. Quoiqu'il en soit, le ridicule ne tue pas, n'est-ce pas ? Je m'avance d'un pas décidé et me plante devant le perron. Une grande inspiration et je gravis les quelques marches qui mènent à l'entrée. Je traverse le petit hall de style pompier. En fait je dis ça , mais je n'y connais rien en style. Peut-être que c'est du post-Lévitan, du Napoléon III... J'arrive devant un veilleur de nuit qui somnole allongé dans un lit pliant près de la banque d'accueil. Il ronfle avec toute la puissance d'un nez encombré et des bronches prises. Il ne m'entend pas, le bienheureux, je me penche derrière le guichet et retourne, tremblante, le livre des réservations pour pointer du doigt le nom qui me fait aussitôt chavirer. Ça y est je suis dans le dur : O'Reilly. Bryan est là, cela ne fait pas de doute. La probabilité pour qu'un autre O'Reilly soit à Cabourg dans notre hôtel, dans notre chambre... Mon Dieu, par pitié, faites que… Je pense défaillir en voyant les casiers à clefs. La clef de la chambre 9, NOTRE chambre, est manquante. Je me dirige vers les escaliers. Le veilleur s'arrête de ronfler, provoquant chez moi la panique. Non, il reprend son vacarme. Je commence à grimper les marches. La moquette amortit le bruit de mes talons. Arrivée au deuxième étage, je vire à gauche. Au bout, à droite, la chambre, NOTRE chambre. Je progresse lentement, le cœur au bord des lèvres. Mon petit cœur qui tape fort est à deux doigts du surrégime. J'ai l'impression qu'on entend que lui, qu'il va réveiller tout l'étage. À mesure que j'approche, un léger bruit me fait tendre l'oreille, un bruit dont la nature se précise, qui signifie le début du cauchemar pour moi. Seule, devant la porte de la chambre 9, celle avec la vue sur la plage de Cabourg, la petite plage de nos amours, je reste les bras ballants, la mine défaite, le cœur en miettes tandis que, derrière ces murs qui ont connu mon plaisir, j'entends désormais celui de ma meilleure amie.

Finalement Jade sort de l'appartement. Elle le quitte pour mieux respirer, pour humer un peu de cette vie qui se déploie autour d'elle. Elle marche dans les rues de Paris sans autre but que de se nettoyer l'âme, de purger ces derniers jours. Près de la Fontaine Saint-Michel, elle s'arrête un instant pour assister au spectacle d'étudiants bruyants, en sous-vêtements sous des sacs en plastique et le visage enduit de mousse à raser, braillant des chants ridicules sous le strict commandement d'une petite équipe d'élèves de deuxième année. L'époque des premiers bizutages a débuté. Elle trouve cela futile et émouvant à la fois. Elle continue à marcher, étourdie par la foule et le vacarme des voitures. Après Assas, au pied du Panthéon, elle s'arrête pour contempler ce qui était avant elle et ce qui restera après. « On est peu de choses, parait-il ! Non ! Je ne suis pas peu de choses. Je suis tout, parce que je suis moi ». Sa tristesse évolue, comme un virus expérimenté. Elle s'en veut toujours de se sentir ainsi à la merci d'un souvenir. A dix mille kilomètres de distance, un homme parvient, par la seule force de ses messages, à la faire pleurer, à la mettre en colère, à l'exaspérer. Son impuissance la désespère. Mais elle sait également qu'après avoir avoir subi, le temps de la révolte viendra. Cela la rassure. Elle laisse venir à elle la légère rage qui se répandra comme un doux venin.

Finalement, Jade retrouve Grégory au Jardin du Luxembourg. Elle ne lui a pas permis de la retrouver chez elle. Il arrive avec sa gentillesse légendaire, sa prévenance et sa voix douce. Un bouquet de roses, un baiser un peu rapide. Ils s'assoient sur un banc. Les cris des enfants montent derrière les bosquets, plus loin. Une jeune maman passe en poussant un vieux landau qu'elle a probablement récupéré dans le grenier de son grand-père où dans un vide-grenier. Tout est paisible, normal. Grégory tente de l'enlacer maladroitement, elle le repousse doucement en souriant faiblement. Il ne comprend pas ce qui arrive à Jade. Cela tombe bien, Jade ne comprend pas non plus.

– L'appartement va nous passer sous le nez, dit-il dans une tentative de la ramener à des choses concrètes, à des choses qui les concernent tous les deux et rien qu'eux-deux.

– Je n'ai pas trop la tête à ça.

– Mais à quoi as-tu la tête ?

Elle ne répond pas. Comment lui expliquer qu'elle n'est pas à Paris en 2016, qu'elle n'est pas en couple avec un certain Grégory, mais qu'elle est simplement retournée dans le passé et que, depuis deux jours, elle se promène mentalement à Cabourg ou dans son ancien appartement, qu'elle est sur le point de se fiancer avec Bryan dont le visage ne cesse de la visiter. Comprendrait-il qu'elle est actuellement de plain-pied dans les mots, les baisers, la trahison de son premier amour ?

Cela fait dix minutes qu'elle est assise avec Grégory et déjà l'éternité semble être passée.

– Et puis je suis allée au Cabinet ? J'ai parlé avec ton père.

Elle le regarde bizarrement.

– Comment ça, tu as parlé avec mon père ?

– Eh bien oui, je m'inquiétais. Lui aussi, d'ailleurs. Tu ne viens plus travailler. Tout le monde se pose des questions. Les dossiers urgents...

Elle est furieuse désormais.

– Et tu crois qu'en allant souffler sur les braises, tu vas arranger les choses. Je t'interdis d'aller emmerder mon père avec nos histoires. Je t'interdis d'aller emmerder quiconque d'ailleurs. Tu ne parles plus de moi à personne, c'est clair.

Elle s'emporte à présent, montre à Grégory ce qu'il déteste voir, son pire regard, son pire rictus, celui des jours sombres.

– Mais. Jade…

– Il va falloir que tu me laisses un peu de champ. J'ai besoin d'être seule, dit-elle en tentant de se contrôler.

– Explique-toi. Dis-moi quelque chose. Tu sais à quel point...

Elle se lève, retire avec énergie sa main qu'on enserre.

– Et l'appartement...

– Fiche-moi la paix avec cet appartement.

Elle quitte Grégory brusquement sans un regard tandis que lui, éberlué, mortifié, la voit disparaître dans la boucle d'une allée au milieu des cris d'enfants, dans la fine poussière soulevée par les poussettes des nounous.

7. Sacramento, Ottaya et le germanopratin

Cela fait un quart d'heure que je fais le pied de grue devant l'immeuble cossu qui abrite la séance d'essayage d'Ottaya. C'est dingue le nombre de rencontre que l'on peut faire sur un trottoir de Paris, lorsque l'on est une femme, qu'on porte un adorable petit short orange, des talons, et qu'on a les bras croisés. J'ai déjà repoussé trois ou quatre types qui cherchaient un numéro de rue, qui ressentaient le besoin irrépressible de boire un café avec moi, ou bien qui se demandaient, alors que l'horloge de l'église d'à côté sonnait quatre coups, quelle heure il pouvait bien être. J'envoie un ultimatum à Ottaya que j'ai déjà assaillie de messages. « Maintenant ou jamais ! Ça craint ton arrondissement !!! ». J'entends enfin claquer des talons dans la cour de l'immeuble. La porte s'ouvre. Alléluia !

– Superbe collection ! Me lance-t-elle. Tu aurais dû venir, cela t'aurait sans toute donné des idées.

– Tu sais quoi, Ottaya, j'ai horreur de marcher dans la rue à côté de toi. Tiens, j'ai une idée ? je reste sur le trottoir et toi tu descends sur la chaussée, histoire de me laisser gagner quelques centimètres. Bon, où va-t-on ?

– Je voudrais te présenter à quelqu'un

– Oh, non ! Pitié, Ottaya, pas encore un de tes plans moisis avec un homme à qui tu as déjà dit non. Tu ne vas pas encore jouer la gare de triage ?

– Ma chérie, je te promets que tu fais fausse route. Je n'ai jamais essayé de te refourguer des secondes mains. Tous les hommes que je m'évertue à te faire rencontrer sont des hommes qui ne sont pas mon genre, mais qui t'iraient bien.

– Figure-toi que je ne prends pas ça pour un compliment.

– Tu sais que je les aime plus grands que moi, plus foncés, moins frivoles, plus posés, moins…

– Stop

– Sacramento, alias Sacra, je te présente Jean-Charles dit le germanopratin. Jean-Charles, dit le germanopratin, je te présente Sacramento alias... Bon tu as compris... Les présentations sont faites. Garçon ! Champagne ! Trois coupes, por favor.

Ottaya a repris du poil de la bête. Finis les problèmes des autres, retour à la pleine forme.

– Heureusement que Jean-Charles était là, sinon la tête de Jade rencontrait la table en marbre du café. Et là bonjour l'explosion de pastèque. Merci pour elle, Jean-Charles, insiste Ottaya en inclinant exagérément la tête en forme d'hommage.

– Cela aurait vraiment été dommage, répond Jean-Charles.

– Ah oui, et pourquoi donc ?

– Ben, elle est charmante, me répond l'effronté.

– Dans le cas contraire, tu l'aurais laissée tomber ?

– J'ai vraiment si peu l'air d'un gentleman ?

Je le fixe avec attention. De quoi a-t-il l'air, au juste ? Ses yeux sont magnifiques, c'est vrai, d'un bleu étonnant, son visage est régulier, et les traits sont fins. Il est habillé à peu près comme j'aime, quoique avec un peu trop de recherche. La chemise est faite sur mesure, c'est une évidence, mais le pantalon est du tout venant. L'allure est svelte, et son air dégage quelque chose de juvénile et de viril en même temps. Un point me chiffonne pourtant, mais lequel ?

Il sent que je le scrute, paraît gêné. Le pauvre, il est fragile !

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