7. Une rencontre dangereuse
Marie Weil
C'était là que j'avais commencé à m'éloigner de Lucas et, étrangement, ce dernier s'était abstenu de venir me voir. Je soupçonnais Rebecca de lui avoir conseillé de me laisser tranquille, ce qu'il avait parfaitement respecté.
Mais je savais que cela lui faisait de la peine, quelques fois nos regards se croisaient, et dès que je voyais ces yeux tristes rencontrer les miens, mon cœur en prenait un coup. Je n'avais qu'une seule envie : revenir vers lui et lui avouer tout ce que j'avais sur le cœur.
Je me sentais très con de l'abandonner ainsi, mais il faut me comprendre : j'avais passé toute mon enfance dans les années 60 où, depuis tout petit, j'avais entendu dire que les homosexuels se faisaient arrêter et jeter en prison, juste à cause de leur attirance jugée peu commune. On appelait ça atteinte à la pudeur ou sodomie dans le jargon judiciaire. Dans le comté de Washington, ces lois avaient été abolies en 1976, mais les regards étaient toujours là ; tout comme les murmures et les rumeurs. J'avais peur de tout cela.
Je ne comprenais pas pourquoi c'était tombé sur moi. Pourquoi étais-je tombé amoureux de lui ? Est-ce que cela s'apparentait à une maladie, d'après les ragots ? Et surtout, est-ce que je devais en parler à ma mère ? Maman était une personne très ouverte d'esprit qui avait la conversation facile pour tout type de sujet, mais j'avais peur de sa réaction car je connaissais son désir de devenir un jour grand-mère. Comme toutes les mamans, elle rêvait que son fils ait une vie de famille.
Pour être franc, j'avais honte de ce que je ressentais pour Lucas. L'amour me consumait et me hurlait d'aller le voir et de lui dire tout ce que je ressentais pour lui, mais mon esprit me disait de ne pas le faire et même d'oublier ces sentiments. Mais j'en étais incapable.
Pourtant, nos chemins allaient à nouveau se recroiser d'une manière inattendue.
C'était un soir de novembre, ma mère m'avait chargé de faire quelques courses pour le dîner et le déjeuner du lendemain. Le supermarché du coin n'étant pas loin, je pouvais aisément m'y rendre à pieds.
J'étais donc allé faire ces fameuses courses. Une demi-heure plus tard j'étais ressorti avec mes sachets pleins de provisions et j'avais repris la route pour rentrer chez moi. J'étais en train de marcher tranquillement dans les rues du quartier résidentiel, le ciel s'était déjà assombri depuis un certain temps. Brusquement je m'étais arrêté car j'avais entendu des éclats de voix venant de la maison qui se trouvait juste en face de moi.
Évidemment je connaissais cette maison. C'était celle de Lucas. On prenait le même chemin pour rentrer des cours et, à présent, je me retrouvais devant la demeure de mon ami. La voiture de la mère de Lucas était garée à sa place habituelle, mais il y en avait une autre que je ne connaissais pas. Une voiture de couleur grise qui n'était plus de la première jeunesse, vu son capot abîmé et ses ailes rouillées.
Les éclats de voix n'avaient pas cessé et ils provenaient de la mère de Lucas qui semblait terrifiée. Une deuxième voix, celle d'un homme, m'était inconnue. Mais il ne parlait pas, non ! Il gueulait comme un malade avec un tel volume qu'il avait dû alerter tout le quartier. Cette dispute très violente ne présageait rien de bon.
Une autre voix avait émergé au milieu de ce duo : il s'agissait de celle de Lucas.
Il paraissait très en colère, le ton qu'il employait m'était jusqu'alors inconnu. Il était ferme et tenait tête à l'homme qui, visiblement, n'appréciait pas du tout que mon ami se mêle de la dispute.
Soudain un énorme boum et des hurlements désespérés se firent entendre si forts que je pus enfin distinguer chaque mot.
-« ARRÊTE CHARLES ! NE FAIS PAS CA !! »
Sans réfléchir, les sachets que je tenais en main tombèrent sur le sol et je fonçais vers la maison de mon ami. Je tambourinais la porte avec une telle force que mes poings étaient devenus rouge.
-« Lucas ! Madame Eb ! » criai-je.
La porte s'ouvrit brusquement et un homme mince d'au moins deux têtes de plus que moi apparut dans l'encadrement. Son visage, affublé d'une méchante barbe de trois jours, était déformé par la fureur. Les veines de ses tempes saillaient furieusement.
Mais ce qui m'avait frappé à cet instant et que je n'ai toujours pas oublié, c'était ce regard noir et ses yeux exorbités qui exprimaient une telle haine, une telle colère, comme je n'en avais encore jamais vu chez un homme.
-« Qu'est-ce que tu veux, petit con ? » me demanda-t-il en hurlant.
Instinctivement je regardais par-dessus son épaule, et ce que je vis me glaça le sang. Lucas était allongé sur le sol contre les escaliers, visiblement sonné. Ses lèvres pissaient le sang et un coquard commençait à se former autour de son œil. Sa mère était tétanisée dans le couloir, son regard rencontrant le mien avec des yeux grands comme des soucoupes.
En quelques secondes je compris ce qui s'était passé dans cette maison, et en cet instant je ne pus ressentir que de la haine pure pour cet homme. Je n'avais qu'une envie : le frapper.
L'homme voulut me claquer la porte au nez, mais je l'en empêchais en la bloquant avec mon pied. Il commença à gueuler en m'ordonnant de lâcher cette porte, tandis que je forçais contre cette dernière pour entrer de force dans la maison.
Puis la porte s'ouvrit violemment et deux mains me saisirent par le col de ma chemise. Dans la seconde qui suivit je me retrouvais plaqué contre le mur. Je sentais le souffle chaud de ce salopard tandis qu'il me hurlait à l'oreille :
-« T'es le copain de ce petit pédé, hein !? T'es aussi un suceur de bites comme lui !! Voilà comment je les traite les gens de votre espèce, salopard de merde !! »
Je lui mis un coup de poing dans le ventre de toutes mes forces, ce qui le fit reculer en se pliant en deux. Puis je saisis le premier objet qui me tomba sous la main comme d'une arme, mais ce n'est pas avec un parapluie que j'allais faire plus de mal à cet homme. Il se redressait déjà, prêt à foncer sur moi.
Soudainement deux hommes – j'apprendrais plus tard qu'il s'agissait de voisins – surgirent dans la maison l'arme au poing. Ces nouveaux arrivants menacèrent l'homme en lui disant que s'il ne dégageait pas vite le plancher, ils appelleraient la police. L'homme, les mains en l'air et respirant comme un buffle, n'eut pas d'autre choix que de sortir en jetant un regard noir à tout le monde.
Dès qu'il fut parti au volant de sa voiture, les voisins se précipitèrent vers Anne qui pleurait à chaudes larmes. Elle était totalement choquée par ce qui venait de se dérouler, elle serrait son fils dans ses bras en ne cessant de lui répéter qu'elle était désolée. L'un des hommes vint vers moi pour s'assurer que tout allait bien.
-« Tout va bien, mon p'tit ? Il ne t'a pas brutalisé ?
- Non, ça va… », ai-je répondu.
Je sentais le tremblement dans mes jambes, ma colère s'était évaporée et le choc de ce qui s'était passé se faisait à présent sentir. Si ces hommes n'étaient pas arrivés, Dieu seul sait comment cela se serait terminé.
Lucas me jeta un regard plein de gratitude. Il me sourit en marmonnant un « merci » à peine audible, auquel je répondis par un hochement de tête.
L'un des voisins me demanda si je voulais qu'il me raccompagne chez lui, je lui répondis par la négative, lui indiquant que je n'habitais pas loin et que ma mère m'attendait. Il hocha la tête et me dit cette phrase avant que je parte :
-« Bravo pour ce que tu as fait, mon p'tit, j'en connais pas beaucoup des gars comme toi qui aurait fait la même chose pour eux. »
C'est donc le cœur léger que je rentrai chez moi avec mes sachets de courses. Ma mère était en colère par ce que j'avais pris plus de temps que prévu, mais elle me sermonna surtout pour mon état pitoyable.
Oui, maman était intraitable sur l'apparence, et vu mon état de cette soirée, il était normal qu'elle soit si en colère, car elle avait cru que j'étais sorti comme ça. Il est vrai qu'avec mes cheveux ébouriffés et les pans de ma chemise à moitié sortis de mon pantalon, je n'étais pas vraiment présentable.
Je dus donc lui bredouiller un mensonge pour excuser mon retard parce que je n'avais pas envie de lui dire « Oh tu sais, maman, si je suis rentré en retard, c'est parce que j'ai failli me faire tabasser par un homme qui semblait tout droit sortir de prison ». Encore aujourd'hui, je n'ose imaginer sa réaction si je lui avais sorti une phrase pareille…
Après le dîner, j'allais directement me coucher en pensant encore à ce qui s'était déroulé chez Lucas. Je me demandais sans cesse qui était ce salopard qui l'avait frappé, mais quelque chose me dit que l'explication viendrait le lendemain.