8. Le passé de Lucas
Marie Weil
Il s'est passé deux jours avant que je puisse reprendre le cours de mon histoire. Jenny, mon infirmière, avait changé les perfusions prescrites par l'hôpital 48 heures plus tôt. Mon médecin voulait que j'essaye un nouveau traitement qui, selon ses dires, serait plus efficace pour mon cœur.
Je lui faisais confiance depuis longtemps, mais sur ce coup-là je n'étais vraiment pas convaincu. J'étais si épuisé que rien que le fait de sortir de mon lit m'épuisait terriblement. Sans doute un effet secondaire du nouveau traitement.
Jenny était venue peu avant midi pour me préparer mon déjeuner. Dieu merci elle n'était pas comme les autres qui prenaient simplement les plats fournis par l'hôpital et qui les réchauffaient au four micro-ondes. Non, cette charmante jeune femme prenait un peu de son temps afin de me concocter des plats succulents.
Pendant que je mangeais, elle me demanda timidement ce que j'écrivais depuis quelques jours.
-« Vous êtes tout le temps dans votre chambre depuis quelques temps, et en voulant ranger un peu j'ai trouvé vos pages, me dit-elle d'une voix gênée.
- Vous les avez lues ? m'exclamai-je.
- Non, non ! Jamais je ne me serais permise ! »
Je la fixais avec un petit sourire en coin. Je connaissais la nature humaine, et il était évident que sa curiosité avait pris le dessus sur ses convictions. Elle baissa les yeux, intimidée.
-« Oui… bon… peut-être que j'en ai lu une petite partie, m'avoua-t-elle dans un souffle.
- Et vous en pensez quoi ? »
Elle me regarda, plutôt surprise. J'étais certain qu'elle pensait qu'un vieux croûton comme moi allait lui hurler dessus et la renvoyer. Heureusement que je n'étais pas comme cela !
-« Je trouve que c'est bien écrit… vous auriez dû écrire des romans, me dit-elle.
- Ce n'est pas un roman que j'écris, c'est toute ma vie… Enfin, si ma façon d'écrire vous plaît, alors c'est positif », lui répondis-je en affichant un sourire sincère.
Elle ne trouva rien à rajouter. Jenny était une bonne infirmière, très attentionnée, mais si je devais lui faire un reproche, je dirais qu'elle est trop timide pour moi. A sa décharge, je trouve cela plutôt compréhensif, dans le sens où j'étais son premier patient à domicile avec la mort qui me soufflait déjà dans la nuque.
Après cette discussion avec Jenny, je décidai de faire une petite sieste. Enfin, « petite » n'était pas le mot adéquat ; « coma » était plus proche de la réalité, vu que je ne me réveillai que cinq heures plus tard. Le réveil affichait presque dix heures.
La première chose que je fis, fut de m'asseoir à mon bureau et de poursuivre mon écriture.
Le lendemain de la mauvaise rencontre faite chez mon ami Lucas, j'arrivais au lycée avec la conviction que j'allais bientôt savoir qui était cet homme qui avait frappé mon ami. Pour l'heure, la seule chose que je savais, c'est que ces deux là se connaissaient, mais qu'ils ne s'appréciaient visiblement pas.
Durant les cours, nos regards se croisaient à maintes reprises, le coquard de Lucas ayant viré en une couleur foncé et sa lèvre était bien abîmée. Avec de telles blessures, il ne passait pas inaperçu et certains profs avaient demandé à le voir à la fin du cours.
Peu après le déjeuner, Rebecca vint me voir et, sans un mot, elle me glissa un papier dans les mains. Elle repartit aussi vite qu'elle était arrivée. Perplexe, je dépliai le papier et lut les mots.
« Retrouve-moi ce soir au pont, j'ai besoin de te parler… Lucas ».
C'est avec appréhension que je me rendis à notre lieu de rendez-vous tout de suite après la fin des cours. Le stress me prenait tellement les tripes, que j'ai cru que j'allais vomir avant de parvenir au pont.
Une fois sur place, je reconnus la silhouette de Lucas qui me tournait le dos. Il semblait observer la ville de Seattle en s'appuyant sur la rambarde.
Peu rassuré, je le rejoignis. Mon ami tourna la tête vers moi et m'adressa un sourire empli de tristesse en guise de salutation. J'avais l'impression qu'il grelottait dans son manteau.
Nous nous sommes regardés sans rien dire, c'en devenait presque embarrassant. Donc je décidai de rompre le silence.
-« Tu veux qu'on marche ? »
Il hocha la tête, et nous nous sommes mis à marcher à allure réduite le long du pont. Mis à part les voitures qui passaient il n'y avait personne aux alentours, pas même l'ombre d'un chat. Il faut dire qu'avec la nuit qui tombait tôt et le froid glacial qui approchait, personne n'avait envie de sortir pour se promener.
Tandis que le vent froid balayait mes cheveux, je ne cessais de lancer des regards en coin à Lucas. Ce dernier s'était perdu dans la contemplation du paysage avec un regard triste.
-« Si je t'ai demandé de venir ici c'est parce que je te dois des explications sur ce qui s'est passé hier soir, me dit-il d'une voix triste.
J'en venais presque à croire qu'il se mentait à lui-même, qu'il n'avait, en réalité, pas envie de m'expliquer quoi que ce soit.
- Tu n'es pas obligé, fut tout ce que je trouvais à lui répondre.
- Non, c'est mieux que je t'explique, Eric, car cet homme qui aurait pu te tuer hier soir n'est autre que… mon père. »
Je stoppais subitement ma marche en le fixant avec de grands yeux. J'eus tout d'abord beaucoup de mal à croire que ce salopard qui l'avait frappé était son père, mais en même temps cela expliquait pas mal de choses.
-« Tu ne me crois pas, me fit remarquer Lucas.
- Non, non… c'est juste que… je n'aurais jamais pensé une seule seconde qu'il serait… enfin tu comprends !
- Je te comprends, me dit-il en esquissant un sourire, moi aussi j'ai parfois du mal à croire que ce fumier soit mon père, termina-t-il avec une pointe d'agressivité dans la voix que je ne lui connaissais pas.
- Mais… c'est tous les jours comme ça ? demandai-je, inquiet.
- Heureusement que non, hier soir c'est la première fois que je le revoyais en trois ans, me répondit-il, le regard à nouveau empli de tristesse.
- Trois ans !?
- Oui, il vient de sortir de prison. Il a été condamné à cinq ans, mais n'en a fait que trois…En fait ça fait une semaine qu'il est sorti.
- Pourquoi était-il en prison ? »
Lucas se passa la main sur le visage en soupirant. Pour lui, parler de tout ça cela relevait de la torture.
-« C'est quelqu'un de très colérique et de violent… Quand j'étais petit, ma mère essayait de me tenir le plus loin possible de lui. Alors lorsque je rentrais de l'école je devais m'enfermer dans ma chambre avec consigne de ne plus en sortir avant le dîner.
A la maison il régnait tout le temps une atmosphère très tendue. J'avais peur en permanence que mon père monte à l'étage et qu'il m'ordonne d'en sortir, car je savais ce qui se passerait si je lui obéissais. Il n'arrêtait pas de hurler avec ma mère quand l'envie lui en prenait et tous les soirs il allait dans les bars pour se saouler jusqu'à rentrer ivre mort.
Cela a duré comme ça jusqu'à mes quatorze ans. Plus les années passaient plus j'avais l'impression qu'il devenait de plus en plus violent. Ma mère se tuait au travail pour qu'on puisse subvenir à nos besoins, alors que lui ne pensait qu'à boire à longueur de journée. Il ne faisait rien pour aider maman. Elle me disait tout le temps que tout cela allait mal finir, et plus le temps passait, plus j'avais le sentiment que nous étions tous les deux prisonniers de ce salopard.
Puis un jour j'ai découvert une chose chez moi qui me bouleversa. »
Il cessa de parler et déglutit. Tandis que je l'observais, les mots de son père me revinrent soudainement à l'esprit : « T'es le copain de ce pédé, hein !? Toi aussi t'es un suceur de bites comme lui, hein !! »
Puis brusquement, je compris ce que mon ami essayait de me dire.
-« Tu as découvert que tu étais homosexuel, c'est ça ? » lui demandai-je d'une voix douce.
Lucas baissa les yeux, comme s'il avait honte, puis, lentement, il bougea la tête de haut en bas.
-« J'avais quatorze ans quand je l'ai su, reprit-il… Au début j'étais complètement bouleversé et terrifié. Terrifié parce que je savais ce qui arrivait aux homos quand ils se faisaient attraper par la police… mais aussi à cause de mon père. Pourtant j'avais besoin d'en parler, de savoir si c'était normal ou si je devais aller consulter un psy. Alors j'ai décidé d'en parler à ma mère.
Tu ne peux pas imaginer le bonheur qui a été le mien lorsque j'ai vu que maman le prenait très bien ! Elle m'avait expliqué que c'était normal, que c'était juste de l'amour que je ressentais, comme chez les couples hommes femmes. Mais elle m'a aussi mis en garde en me disant qu'il ne fallait surtout pas que mon père ou qui que ce soit d'autres connaisse mon penchant pour les hommes.
Sauf qu'un soir, mon père est rentré du bar et je l'ai entendu hurler mon nom d'une manière effrayante. Ma mère a essayé de le calmer, sans succès. Il l'a frappé lorsqu'elle a voulu l'empêcher de monter à l'étage, puis il est passé et a surgi dans ma chambre dans une colère que je ne lui avais encore jamais vu… Il m'a saisi et m'a projeté contre le mur en hurlant qu'il savait que j'étais un pédé et qu'il allait me tuer pour ça…
La suite je ne peux pas te la raconter parce que je me suis réveillé dans une chambre d'hôpital en compagnie de maman et d'un policier. »
Il soupira en relevant une mèche de ses cheveux. Je vis qu'une larme avait coulé sur sa joue, et cela me fendit le cœur.
-« Par la suite mon père a été arrêté puis jeté en prison pour violences sur mineur et violence conjugale. Pour la première fois je vis que ma mère était apaisée et souriante en venant m'annoncer à l'hôpital la sentence qu'avait pris mon père, continua mon ami en affichant un sourire attendrie.
Voilà, tu connais toute la vérité à présent », termina-t-il en me regardant.
Jamais je n'aurais imaginé que mon ami avait vécu un tel calvaire. Encore aujourd'hui il m'était douloureux de l'imaginer dans la peau de ce gamin recroquevillé dans un coin de sa chambre, terrifié par les hurlements de son père. Cette histoire me bouleversait et je ne voulais qu'une chose : rester auprès de mon ami afin de le soutenir et le réconforter.
Subitement, Lucas changea de sujet en me disant quelque chose dont je ne m'attendais pas du tout.
-« Eric, si je t'ai fait venir ce soir, hormis l'histoire de mon père, c'est surtout pour quelque chose que Rebecca m'a dit. »
Je crois qu'à cet instant là mon teint vira brusquement au rouge vif, mon rythme cardiaque s'accéléra et l'intérieur de ma tête était en feu. Je savais ce qu'il allait me dire, c'était clair comme de l'eau de roche.
-« Elle m'a parlé de ce que vous vous êtes dit quand j'étais encore à l'hôpital, et je dois dire que j'ai été surpris », continua Lucas.
Le ton de sa voix avait viré à l'amusement, mais moi j'étais dans un tel état de stress que mon corps se mit à trembler. Jusqu'à ce jour, je n'avais encore jamais ressenti une telle anxiété.
-« Heu… Lucas, je…, bafouillai-je lamentablement.
- Je crois que j'ai oublié de préciser que j'étais agréablement surpris », compléta mon ami.
Je levai ma tête si vite que ma nuque émit un craquement. Mes yeux devaient être aussi gros que ceux d'une mouche, tant je fixai Lucas avec une expression ébahie.
-« Quoi… ? » murmurai-je.
Mon ami me souriait, mais je me rendis compte que ses joues s'étaient colorées progressivement et que ses yeux semblaient me fuir.
Puis, avec hésitation, il se redressa et me posa un court baiser sur mes lèvres, ce qui me paralysa totalement, faisant l'effet d'une bombe dans mon cœur.
Je n'y croyais pas, c'était trop beau pour être vrai. Le garçon que j'aimais venait de me donner mon premier baiser en m'avouant qu'il m'aimait aussi ! J'avais envie de le prendre dans mes bras et de l'embrasser à mon tour, mais au lieu de cela on s'est regardé en souriant d'un air gêné.
Ce soir là, en rentrant chez moi, j'avais évacué ma joie en sautant et en criant comme un fou. Ma mère était venue me voir pour me demander qu'elle mouche m'avait piqué. Je lui avais menti en répondant que j'avais eu une super note en maths, une matière dont je n'excellais pas particulièrement, contrairement à maman.
Elle avait haussé les épaules et m'avait laissé seul dans ma chambre. J'avais encore la tête dans les nuages, encore sonné par ce rendez-vous, et je pensais déjà à la prochaine fois que je verrais mon ami Lucas.
Ce fut ainsi le début de notre amour…