8h30 Denfert Rochereau

Shudrack

Je m'aligne sur le quai. J'observe comment chacun arrive et prend possession de son petit territoire d'un instant, s'isole ou se rapproche des autres et cherche à avoir un peu de contenance à un moment peu propice à se mettre an valeur. Comme toujours, je compte le nombre de voyageurs présents sur le quai, juste sur cette partie qui se termine à l'escalier à gauche. 

A cette heure, il y a souvent des étrangers avec leurs valises. J'espère qu'ils vont me demander de leur indiquer comment faire pour se rendre à l'aéroport..alors je me redresse et je me montre très disponible. 
Ceux que je préfère ce sont les Américains, je prends mon plus joli accent britannique et j'exagère l'accent tonique. Les latinos, j'aime bien aussi, ça me permet de pratiquer l'espagnol.

Il n'y a pas foule ce matin sur le quai...tant mieux. 

J'ai gagné la course de l'avenue René Coty qui remonte jusqu'à la gare du RER. Malgré l'énorme bouquin que j'ai dans ma sacoche, j'ai doublé tout le monde...les petits vieux, mais pourquoi sortent ils si tôt le matin ?, les femmes à talons, ça ce n'est jamais pratique lorsque le train arrive et qu'il faut courir, et j'ai aussi laissé derrière moi les autres gaillards. Sur le quai, je retrouve les habitués de 8h30.

Le grand garçon brun descend l'escalier. Son jean qui le moule exagérément, sa chemise à carreau et son casque à musique vissé sur la tête. Il avance de sa démarche patibulaire pour pousser jusqu'au bout du quai. Sa mâchoire est carrée, cernée d'une barbe nourrie. Son visage est fermé. Il marche à la fois déterminé à atteindre le bout du quai et totalement enfermé dans son casque à musique, comme si rien ne pouvait l'arrêter. Et si je me mettais en travers de sa route ? Me marcherait il dessus? Le quai semble lui appartenir, il ne le partage pas. mais aujourd'hui je vais perturber son trajet...
"Excusez moi, où avez vous acheté votre casque à musique ?"

Le train arrive. je monte à bord en même temps que César (c'est le nom que j'ai donné au grand brun) et en même temps que Ginette.

Ginette doit avoir 50 ans. et elle est fan de Rihanna. Je le sais car quand son téléphone sonne c'est Umbrella...umbrella...umbrella qui résonne dans le wagon. Je ne sais pas comment on peut avoir l'idée de mettre Rihanna en sonnerie de téléphone...à 50 ans...et en même temps je m'aperçois que j'ai reconnu l'artiste en question....
Ginette porte toujours un legging. Je trouve cela inélégant et souvent assez mal ajusté. Mais je la trouve sympathique Ginette, son style est maladroit mais honnête. Oui Ginette c'est quelqu'un d'honnête.

Le train démarre. Dans quelques instants comme tous les matins, Ginette va téléphoner à son fils, Julien pour savoir : s'il va bien, si sa chérie va bien, s'il a lavé son linge, payé le loyer, téléphoné à son père, est arrivé à l'heure à son travail, s'il dit bonjour à son boss, s'il a fait les soldes, a réparé sa voiture et enfin s'il vient samedi à déjeuner. Une fois le Julien essoré, elle va téléphoner à son petit ami. Son visage de mère se transforme en celui de jeune femme fébrile et liquide et visiblement à l'autre bout du fil, son petit ami est distrait au point qu'elle va le pilonner de "tu m'écoutes?"

Je la connais par coeur et je sais qu'elle veut toujours s'installer sur la place du fond, celle qui lui permet de poser son coude sur le rebord de la fenêtre et de regarder loin à l'extérieur lorsqu'elle téléphone. Mais aujourd'hui, je vais perturber sa journée....

Je joue des coudes et me précipite sur la place ciblée et je m'installe. Elle me fusille du regard, cherche une autre place en vain et reste finalement debout juste à coté du grand brun. Son téléphone sonne et Rihanna hurle Umbrella
"Ben alors, tu ne m'appelles plus, tout va bien ?" C'est Julien son fils

8h37 Luxembourg
Mon poitrail se soulève toujours à 8h37. Si je meurs aujourd'hui et qu'on fait une autopsie pour comprendre la cause de mon décès et qu'un "profiler scientifique" enquête sur mon cas alors il découvrira que tous les matins à 8H37 mon coeur s'emballe, mon pouls augmente et je tremble.

Je surveille sa jambe et la manière dont elle met le pied gauche dans le wagon, comme une biche apeurée. Son regard défie ensuite le wagon et les autres hommes baissent les yeux devant ce qui signifie "n'essayez même pas". Les cheveux blonds tombent sur un foulard qui semble avoir été brodé autour de sa nuque. Elle prend appuie contre la porte opposée, sort une livre de son sac et y plonge toute son attention. Les autres mâles du wagon sont nerveux, je le sens. La tentation est grande et certains essayent d'accrocher ce regard bleu...sans succès.

Depuis la semaine dernière, elle lit le dernier Yann Moix "terreur" elle l'aura bientôt terminé....je suis certain que c'est une intellectuelle et ténébreuse...j'adore et c'est moi qui vais changer sa vie.
Les autres seront distancés...les casquettes et les baggys, les Hugoboss et les hypsters, les anarchistes et les zyva n'ont aucune chance...Je sors de mon sac mon arme fatale....la brique de Yann Moix "Naissance" 1200 pages...j'ai du avaler les 200 premières pages et ce n'était pas une mince affaire...mais enfin je tiens mon accroche.

Je sors le livre et l'expose de manière ostentatoire à tout le wagon...
"vous aimez Moix?" me dit elle ? 
Elle a changé ma vie.

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