99 AVENUE JEAN PERROT
René Bard
Le 99 avenue Jean Perrot, c'était la dernière maison, avant la barrière, en allant sur Eybens. C'est là où je suis né en 1950, tout comme mes deux sœurs, mon frère et, avant nous, notre père en 1921. Ses parents y habitaient depuis leur mariage en 1913,.tous deux ouvriers gantiers à domicile. Lui assouplissait les peaux sur son palisson et sa femme, notre Grand-mère, seule aïeule que nous ayons connue, était fourcheteuse. (Travail qui consiste à coudre les parties du gant comprises entre les doigts, appelées fourchettes).
J'ai quitté la maison du 99 en 1976. Elle a été démolie en 1981 pour laisser la place à une station service, voisine d'une première station créée quelques années plutôt ; entre les deux stations, la boulangerie Massa a survécu jusqu'au milieu des années quatre vingt dix. Aujourd'hui, sur l'emplacement de ces trois commerces, entre l'impasse 93 et le chemin du Chapitre, s'élèvent les immeubles de la résidence "Le Quadrille".
La barrière, c'était l'extrémité sud de la Bajatière, enfin presque. Elle n'était pas là pour marquer cette frontière mais pour protéger le passage du train, car, avant les jeux Olympiques de 1968, et depuis 1864, la ligne de chemin de fer en direction de Chambéry passait par ici, en lieu et place de la piste cyclable qui relie aujourd'hui le pont des Grands Boulevards à Saint Martin d'Hères, par la Capuche, MC2, l'avenue des J.O etcetera.
La barrière à elle seule, c'était tout un folklore : - sa sonnerie qui annonçait l'arrivée des trains - les gardes barrières qui manoeuvraient à l'aide d'une énorme manivelle, les deux grands mâts dressés, pour les amener à l'horizontale - le double bruit sec des mâts qui venaient se caler en rebondissant sur des supports verticaux, accompagné du cliquetis de la herse en métal qui se déployait sous eux. Puis, c'était le claquement des portillons métalliques qui permettaient aux piétons de traverser la voie ferrée avant l'arrivée du train. Théoriquement, les portillons ne devaient pas être utilisés lorsque la barrière était abaissée, et une affichette illustrée d'un dessin significatif et du célèbre texte "un train peut en cacher un autre" en rappelait les dangers.
Si l'on avait manqué la première partie, seulement sonore, on ne pouvait pas ignorer la seconde. C'était l'arrivée du train dont la puissante locomotive, à l'approche du passage à niveau, laissait échapper un jet de vapeur blanche pour activer son sifflet strident. Puis c'était le passage du train qui s'essoufflait dans un vacarme infernal de tchu tchu, crachant d'épaisses volutes de fumées noires, à forte odeur de souffre, qui masquaient la lumière du soleil pendant plusieurs minutes.
Plus discrets que les trains à vapeur il y avait également les autorails : les michelines jaunes et rouges ou le Catalan (du nom de sa destination) vert et jaune.
La barrière, c'était aussi parfois l'actualité du moment, lorsque des véhicules venaient la percuter alors qu'elle était baissée, généralement la nuit ou au petit matin (un verre ça va, deux verres…) Pire, lorsque des désespérés choisissaient le passage du train pour en finir avec notre monde. Je me souviens de deux de ces drames.
L'un des derniers accidents qui nous réveilla en pleine nuit était celui d'une 2CV Citroën qui était venue s'arrêter contre une micheline qui franchissait le passage à niveau alors que les barrières n'avaient pas été baissées. Bilan, de la tôle froissée et une épaule luxée pour le conducteur de l'automobile. Pour une fois, plus de peur que de mal.
Généralement, après qu'un véhicule avait percuté la barrière, celle-ci ne fonctionnait plus, alors, pour remplacer le mas endommagé, à chaque sonnerie, la garde barrière étirait un ressort métallique habillé d'un tissu rouge et blanc, que nous avions surnommé "la chaussette de la garde barrière".
Pour la réparation des mâts endommagés la SNCF faisait appel à monsieur Rosset qui était chaudronnier serrurier. Son atelier se situait à l'angle de l'avenue Jean Perrot et de la rue Ponsard. L'atelier et la maison d'habitation attenante ont été démolis récemment. Plus nombreux ont connu et se souviennent de son fils, Michel Rosset, qui, en plus de son métier de chaudronnier, réalisait des sculptures et écrivait des poèmes.
Le Tintin Rosset était un ami de mon père et, lorsqu'il effectuait la remise en service des barrières, réparations qui se faisaient en début de nuit, il garait son matériel dans notre jardin dont un accès se situait à quelques mètres du chantier. Je me souviens particulièrement de l'imposante cuve à acétylène du poste de soudure posée sur une charrette à bras et de l'odeur dégagée lors du déchargement des blocs de carbure de calcium.
La barrière était également à l'origine des premiers bouchons de la circulation sur l'avenue Jean Perrot. Les automobiles immobilisées par les barrières fermées créaient des files d'attentes plus ou moins importantes selon le moment de la journée. Lorsque le train tardait à passer, les automobilistes déjà impatients, entamaient un concert de klaxons. Les dernières années, aux heures de pointe, la file d'attente coté ville pouvait facilement remonter jusqu'à la Laiterie Nouvelle, (Chez Cattanéo) face a l'impasse 93 voire parfois jusqu'à la rue Ponsard.
Ces trains à vapeur semblent surgir d'un autre siècle et, pourtant, ce n'est pas aussi lointain que cela : début de la seconde partie du siècle précédent ; entre 50 et 60 ans en arrière, et, cependant, les images qui me reviennent me paraissent être vraiment d'une autre époque.
A l'aube, les sommeils légers étaient réveillés par le bruit de roulement des tombereaux traînés par de puissants chevaux, remplacés petit à petit par des tracteurs. C'était le ballet des paysans du sud de la ville ou provenant des communes de Poisat ou d'Eybens qui descendaient en ville pour ramasser les balayures ; (traduire par : les ordures ménagères). Pas de TOM (Taxe d'enlèvement des Ordures Ménagères) à cette époque, et un recyclage assuré par les paysans qui utilisaient ces déchets ménagers comme compost sur leurs terres.
Ces terrains agricoles n'étaient d'ailleurs pas très éloignés du quartier, en tout cas pour ceux qui se situaient sur la commune de Grenoble. Depuis, ont poussé dessus les cités Teisseires, Jouhaux, puis plus récemment la Maison de la Culture, le Centre de presse et le village olympique. Et forcément sur ces terres étaient implantées des fermes ; c'étaient les familles Cloître, Boujard, Bouvier, Prémol, etc.
Mes parents étaient amis avec la famille Boujard. Leur ferme se situait sur le triangle de terrain compris entre l'Avenue Jean Perrot et le début de l'avenue Teisseire. J'ai assisté, avenue Jean Perrot, dans cette ferme, aux travaux de battage du blé, aux vendanges, aux soirées maïs où adultes et enfants réunis dans une grande pièce de la ferme s'occupaient à dégager feuilles et filaments de soie entourant l'épis.
Avant la barrière, du côté opposé au 99, un chemin étroit longeait la voie ferrée sur quelques mètres pour donner accès à une petite usine. En allant en direction de la ville, s'en suivait, sur une vingtaine de mètres, une murette surmontée d'une grille en fer forgé. En son milieu un grand portail maintenu entre deux piliers de briques rouges et blanches s'ouvrait sur une maison de maître, entourée d'un grand parc planté de marronniers. C'était la propriété de la famille Delporte. Ensuite une maison sur deux niveaux (peut-être trois ?), où habitait avec sa famille, jusqu'au début des années soixante, le Professeur Louis Néel, qui fut lauréat du prix Nobel de physique en 1970. Après, un vieux portail de bois pour accéder à une petite maison, et puis au numéro 88 la maison "de mademoiselle Blache", et enfin en retrait de l'alignement, un énorme porche de bois derrière lequel s'étendaient les terrains de la famille Chassande, horticulteur. Aujourd'hui ces parcelles de terrain sont occupées par le collège Charles Munch, il ne reste de ce passé que la maison du 88 et les marronniers de la propriété Delporte.
Après la barrière c'était la campagne. Juste après la maison du garde barrière, du côté gauche de l'avenue en direction d'Eybens, l'usine Soulage occupait le terrain qui fut par la suite celui de l'usine Merlin & Gerin devenue Schneider. C'est aujourd'hui la ZAC Teisseire J.O.
Dans l'usine enclos à l'intérieur d'une palissade en bois, les ouvriers s'occupaient de l'entretien des wagons de marchandises du PLM (Paris Lyon Marseille). Dans le quartier, nombreuses baraques de jardin étaient construites avec des planches de wagons. Après l'usine, à hauteur de l'actuelle rue Georges Mantayer, un chemin de terre menait à la ferme Cloître. De l'autre côté de l'avenue on trouvait, face à l'entrée de l'usine, la boucherie Arnoux et le Café Picon, puis en continuant vers le sud, après le champ de la Mère Charles, quelques villas dont celle d'un éleveur d'oiseau, la Villa Georges. Après, mes souvenirs se perdent, jusqu'à la construction du "SUMA" devenu "ATAC".
Le champ de la Mère Charles accueillait très souvent des "Gens du voyage". Nous disions bohémiens, nous dirions aujourd'hui Roms. Ils vivaient dans des roulottes bicolores vertes ou rouges et bois naturel vernis. Elles étaient tirées par des chevaux, puis elle furent remplacées petit à petit par des caravanes tractées par des véhicules à moteurs.
Les femmes aux longues jupes de couleur et les enfants s'occupaient, entre autres, du ravitaillement en eau. Nous les voyions passer avec leurs lourds bidons qu'elles allaient remplir à la fontaine publique qui était implantée sur le trottoir à l'angle de l'avenue et de l'impasse 93.
D'autres roulottes ou caravanes venaient rejoindre les premières. Parfois les soirées étaient animées par des chants, parfois aussi par des disputes. Lorsque le rassemblement devenait trop important, la police passait et le campement se disloquait jusqu'à une prochaine fois.
Le café Picon possédait un terrain de boules, abrité par de superbes platanes qui existent toujours. On peut les voir parmi la forêt de saules qui ont colonisé la parcelle de terrain rendue libre après la démolition de la boucherie et du café pour les J.O de 1968. (entre l'extrémité de la rue Paul Claudel, et de la rue José Garcia Lorca)
Le café Julian, situé à l'angle de l'avenue et de la rue de la Station Ponsard, possédait un même terrain de boules, tout aussi bien protégé du soleil par des platanes.
Chaque été, l'amicale des joueurs de boules de ces deux établissements organisait un bal en plein air. L'organisation était la même. Les musiciens de l'orchestre juchés sur un char décoré, jouaient valse, tango, paso doble, tcha-tcha-tcha… Les danseurs évoluaient sur un parquet de bois installé sur l'aire de jeux de boules, et des tables formées de plateaux de bois reposant sur des tréteaux étaient alignées pour recevoir ceux qui ne dansaient pas. Des guirlandes électriques multicolores étaient tendues entre les arbres.
On y allait en famille à ces bals, pour danser ou simplement, attablé devant une consommation, écouter la musique et regarder les couples danser. Pour nous, les enfants, c'était la grenadine limonade. Les parents nous y amenaient chaque année.
Je crois que le café Cohare, situé à l'angle de l'avenue et de la rue Moyrand, organisait aussi un bal de la même façon sous les grands platanes qui existent toujours aussi. Mais à celui-là, nous n'y allions pas, c'était déjà trop loin.
L'avenue était le théâtre de multiples événements qui se renouvelaient périodiquement.
La transhumance, avec ses troupeaux interminables de moutons encadrés par les bergers et leurs chiens, et les ânes pliant l'échine sous leur barda.
Généralement, les troupeaux passaient de nuit et toute la famille se retrouvait sur le balcon pour regarder d'un œil toujours attendri cette mer de laine sombre qui tenait toute la largeur de l'avenue s'étalant sur plusieurs dizaines de mètres. Les moutons bêlaient, les chiens aboyaient, les bergers encourageaient de la voix les bêtes, le tout accompagné par le son des grelots accrochés au cou des moutons.
Le tour de France cycliste faisait souvent son entrée dans Grenoble par la départementale 5, c'est-à-dire l'avenue Jean Perrot.
Nous en étions prévenus quelques jours avant par la pose de panneaux annonçant l'événement et précisant les modalités de circulation mises en place. Le jour venu, c'étaient plusieurs heures de spectacle avec le passage de la caravane publicitaire, dont le moment le plus attendu, après bien entendu la distribution de chewing-gums ou de barres de chocolat, était le passage du camion où Yvette Horner, assise sur la cabine, jouait des airs de musique à l'accordéon. Puis enfin le passage des coureurs en petits groupes d'échappées et en un grand peloton, le tout en une farandole de couleurs accompagnée du léger bruissement de l'air déplacé par les coureurs.
Des événements plus quotidiens aussi, comme les troupes de soldats à pied ou en convois motorisés qui partaient ou rentraient de manœuvre dans les bois de Poisat. Parfois, ils revenaient tard, à pied, en chantant, le visage noirci au charbon de bois. C'était très impressionnant, tout comme les camions blindés avec leur train de chenille qui remplaçait les roues arrières, et de grosses mitrailleuses installées sur la cabine avant.
D'autres évènements plus éphémère comme le passage du Général de Gaulle, en cette fin de matinée du 7 octobre 1960, regagnant, après une visite officielle à Grenoble, le château de Vizille, résidence dauphinoise du Chef de l'Etat.
L'avenue, libérée de toute circulation, généralement importante à cette heure de la journée, baignait dans un calme impressionnant. Les habitants étaient sortis sur leur pas de porte. Le cortège officiel passa à allure modérée. La limousine noire et brillante du Général était entourée d'un escadron de gendarmes motorisés, en tenus de cérémonie, vraiment impressionnant, comme à la télévision, sauf que là c'était en couleur.
Enfin, le dernier événement marquant de l'avenue dont je me souvienne est l'habit de parade dont elle a été revêtue, comme les autres axes principaux de la ville, lors des Jeux Olympiques d'hiver de 1968. Une succession d'oriflammes implantés tous les trente mètres de part et d'autre, sur les trottoirs.
Chaque mât était composé par des bannières éclairées le soir par transparence. Quatre couleurs d'oriflammes se succédaient : les couleurs du drapeau national, les trois roses rouges sur fond jaune de la Ville de Grenoble, les anneaux olympiques sur fond blanc, et le dauphin bleu sur fond jaune couleur du Dauphiné.
Et puis, il y a ce que l'avenue a vu mais pas moi.
En 1788 le 21 juillet, quelques jours après la journée des tuiles, le passage des députés partant assister à la Réunion des Etats Généraux du Dauphiné à Vizille, prélude à la révolution de 1789.
En mars 1815 , le passage de Napoléon de retour de l'Ile d"Elbe.
En 1942, les premières troupes d'occupation.
En 1944, l'arrestation de nos Grands-parents paternels par la police allemande. Seule notre Grand-mère reviendra, après trois jours, au 99, son mari étant déporté à Mauthausen et exterminé au château de Hartheim en Autriche.
Et, quelques temps après cette arrestation, le passage d'un facteur (Bajatièrois aussi) qui, "se trompant de destinataire", remit à notre Père la lettre, adressée aux autorités allemandes, qui le dénonçait comme étant un dangereux terroriste.
Merci facteur sans qui je n'aurais jamais goûté aux charmes de l'avenue Jean Perrot dans les années 1950 à 1960.
René Bard
Grenoble La Bajatière, mars 2009
...Et ma mère s'appelait Renée.
· Il y a presque 5 ans ·Nous sommes de la même génération en effet. Martine.
Louve
D'attachants souvenirs ! Moi aussi j'ai connu la micheline, j'aimais ce petit train qui ressemblait un peu à un jouet. Et aussi les locomotives, au moins les entendait-on arriver, comme j'entendais le laitier descendre la rue, dans sa carriole, tirée par un bon gros cheval. Sur le pas de ma porte, je tendais mon bidon qui accueillait le lait tiède et mousseux, et j'ai vu le général dans sa DS, arriver en grande pompe au château, qui avait accueilli, en son temps, Madame De Pompadour...
· Il y a presque 5 ans ·Ma mère était née en 1921....Des souvenirs qui font remonter les miens !
Louve
Merci Louve pour votre commentaire.
· Il y a presque 5 ans ·Des souvenirs qui ont des traits communs… pas étonnant puisqu'il semblerait que nous soyons de la même génération, mes parents étaient de 1920 et 1921.
René
René Bard