A contresens

juliesma

Que réserve la vie à Emma, jeune fille créative et ambitieuse ? Entre rêves et désillusions, arrivera-t-elle à atteindre sa happy ending ?

SYNOPSIS

Enfant pleine d'imagination, Emma se rêve en écrivaine renommée. Réservée, elle vit une enfance solitaire entouré de livres et de films aux aventures fascinantes. Elle imagine son destin sur le modèle de ses dessins animés préférés. Les repas familiaux tant attendus seront ternis par la mort de son grand-père. 

Sa vie va basculer à l'arrivée d'un outil révolutionnaire qui deviendra son passe-temps favori : Internet. Anonyme, elle se crée un personnage sûre d'elle, libre d'agir sans révéler son identité et ose s'exprimer. Derrière son écran, elle oublie ses formes et ses complexes. Ses initiatives vont lui permettre de vivre sa première histoire d'amour. Fascinée par cet univers virtuel, c'est tout naturellement qu'elle va s'orienter vers un métier en lien avec sa nouvelle passion, le e-commerce. Elle se sentira épanouie et sereine, certaine de faire carrière dans ce secteur prometteur.

Devenue étudiante en e-commerce, elle se fixe des objectifs personnels et professionnels. Elle rencontre Kelly et Suzanne qui deviennent ses meilleures amies Bien décidée à réussir dans ses études, Emma s'investit dans sa formation. Mais sa quête du grand amour va finalement prendre le dessus sur ses autres ambitions. Ses amies, aux esprits contraires, vont accélérer son action. Kelly lui conseille d'attendre sagement son heure tandis que Suzanne prône les histoires sans lendemain. Pour atteindre l'équilibre parfait dont elle rêve, Emma va se lancer dans la course à l'Amour. En manque urgent d'affection, elle prendra la voie virtuelle. Sur Internet, des milliers de profils s'activent sur les sites de rencontre clamant leurs déclarations aux inconnues anonymes. Emma a des critères bien précis et ses prétendants seront parfois convaincants. Romances passagères ou relation durable, elle va être confrontée à la perte de contrôle de son existence. Victime de sa naïveté, elle se laissera entraîner dans des histoires absurdes, bien loin du monde féérique qu'elle imaginait. Cette réalité noircie changera sa perception de la vie jusqu'à se résigner à accepter la situation. Tandis que Kelly et Suzanne parviennent à atteindre une certaine stabilité, Emma sera en proie à des questionnements sans fin.

Insatisfaite par son travail, son couple et son apparence, elle vivra des événements bouleversants qui provoqueront un déclic.  Un coup de baguette magique ne suffira pas pour se tracer un meilleur avenir. Elle seule aura le pouvoir de prendre une autre route vers un avenir meilleur et équilibré. Emma va devoir agir elle-même en agitant son quotidien trop rangé. Renonçant à faire une nouvelle fois d'Internet son intermédiaire, elle choisira la réalité. Quoi de mieux que Paris pour se divertir et tester de nouvelles expériences ? Elle va multiplier les sorties en espérant croiser celui qui la libèrera de son emprise. A l'affut de son prince charmant, elle essaiera de provoquer le hasard en se créant des opportunités. Mais dans la jungle parisienne si les regards se croisent, les langues se délient difficilement.

Alors que tout espoir semble perdu, Emma fera enfin La rencontre qui lui était destinée. Et si l'amour tournait autour d'elle depuis toujours sans qu'elle s'en aperçoive ?

PRÉSENTATION DES PERSONNAGES

Emma est le personnage principal. Enfant timide et insociable, elle préfère les mondes fantastiques de ses histoires aux jeux enfantins partagés dans la cours de récré. D'apparence discrète, elle se réfugie dans l'écriture pour s'exprimer.  Elle est très proche de son grand-père qui décèdera brutalement. Internet, et son univers virtuel, va révéler une nouvelle facette extravertie de sa personnalité. Complexée par son poids, elle va essayer de changer ses habitudes physiques et alimentaires pour un mode de vie plus actif et plus sain. Elle est indécise et se laisse guider par les conseils de son entourage. Romantique à outrance, elle se mettra en quête du grand amour sur les sites de rencontre. Emma est naïve et se satisfait des petits bonheurs qui se présentent à elle. Cette fragilité lui assure un quotidien stable mais trop banal pour son esprit créatif. Elle garde au fond d'elle cette soif d'inattendue et de spontanéité sans oser perdre ce qu'elle possède. Des événements changeront ses perspectives et lui redonneront l'espoir en un meilleur avenir.

Kelly est dans la même école de e-commerce qu'elle. Elle a un physique avantageux qui attire tous les regards. C'est une fashion addict qui adore faire les magasins. Elle aimerait travailler pour un site internet dans la mode. Folle amoureuse de son petit ami, Ronan, elle fait des projets pour leur futur commun. Elle rêve d'une vie familiale équilibrée, entourée d'enfants. Elle est issue d'un milieu aisé.

Suzanne est franche et a un rôle de leader dans le groupe d'amies qu'elle forme avec Emma et Kelly. Elle est fière de ses formes et a le contact facile. Très active sur Internet, elle multiplie les rencontres et les relations sexuelles sans se préoccuper des conséquences. Elle habite en banlieue et vit avec son père qui voyage beaucoup. Son futur idéal : être sans attache et parcourir le monde.

Yvan est un camarade de classe d'Emma au collège. Il est brun, a les yeux verts et dégage beaucoup de charisme. Il joue de la guitare. Emma a un véritable coup de cœur pour lui. Il n'hésite pas à intervenir pour dénoncer les injustices. Après le lycée, il se lance dans la musique. Il est membre d'un groupe : Les Beasted et rêve de gloire.

Gabin est le fils du voisin d'Emma, amoureux d'elle.  Ses cheveux sont longs et son visage  couvert d'acné. Il aime écrire des poèmes et dessiner. Discret et romantique, il utilise Internet pour partager ses écrits et espère trouver sa Juliette. En vraie gentleman il se montre bienveillant envers ses petites amies. Il poursuit des études artistiques dans une grande école.

Hervé est gérant d'une boulangerie. Son métier est sa passion et il aime transmettre son savoir-faire. C'est un homme attachant qui prend soin de ses clients. Il est redevable au père d'Emma et accepte de l'embaucher pour un job d'été. Sa tranquillité va être soudain bouleversée par un événement qui dévoilera une partie de son intimité.

Mathieu est grand, brun et musclé. La salle de sport est son passe-temps favori.  Macho égocentrique, il sait que son physiques plait aux filles et n'hésite pas à en jouer. Il drague sur Internet et séduit les jeunes filles attirées par son apparence. Il n'est pas ambitieux et se satisfait de son emploi de vendeur sans responsabilité. Son adage : Be strong, be young !


 A CONTRESENS

 « Allez vas-y connectes-toi ! ». Ma mère semble plus impatiente que moi. Le champagne, lui, attend sagement sur la table d'être ouvert, prêt à célébrer ma réussite à l'examen final. J'allume l'ordinateur et entre mon mot de passe plus lentement que d'habitude. Je repousse le verdict et doute de plus en plus. La peur de décevoir m'envahit et pourtant j'y crois. Celui-ci est le dernier des examens. Il confirme mon aptitude à rejoindre le marché du travail et à ajouter mon nom à la longue d'attente des demandeurs d'emploi. J'ai confiance en mon choix d'orientation et mon profil qui, m'a-t-on dit,  est sollicité par beaucoup d'entreprises.

En classe de Terminale, je me suis longuement interrogée sur mon avenir. Selon notre conseillère d'orientation, nous devions lister nos centres d'intérêt ainsi que nos forces et faiblesses. L'écriture est depuis mon plus jeune âge ma grande passion. Les poèmes, ébauches d'histoires et diverses pensées remplissent mon journal intime. J'y parle de ce qui existe et de ce que j'imagine. L'initiateur de ce hobby a été mon grand-père qui, avant la sieste, racontait les aventures de personnages extraordinaires ou d'animaux doués de parole. Il a été mon seul lecteur et  s'enthousiasmait à lire mes récits enfantins. Il était certain de mes qualités rédactionnelles et m'encourageait dans ma démarche de graine d‘écrivain. L'année de mes 11 ans, il est décédé d'une crise cardiaque probablement due à sa consommation excessive de tabac. Je me souvenais de notre dernier dîner familial où il était heureux. A son enterrement j'ai essayé de ne pas craquer devant ma petite sœur Cynthia et je me suis finalement écroulée dans les bras de mes cousines Solène et Romane. Les dîners familiaux mensuels n'avaient plus d'intérêt, le décès de mon grand-père avait laissé un vide terrible.

J'ai d'abord brusquement cessé d'écrire puis finalement la vie a repris son cours normal et l'envie est revenue. Au collège j'attendais impatiemment les sujets des rédactions qui faisaient évoluer mon style. J'ai naturellement suivie la filière littéraire, me rêvant en romancière adulée par ses lecteurs. Pendant que je grandissais une révolution nommée Internet allait m'offrir une infinité d'inspiration. J'y consultais les réseaux sociaux, commentais des articles de blog, écoutais de la musique et visionnais des vidéos. Mon ordinateur remplaça mes cahiers et mes yeux se fatiguèrent des heures devant l'écran. Je notais donc Internet en seconde et dernière position dans ma liste de distraction susceptible de définir mon futur métier. Il me fut plus difficile de trouver mes forces que mes faiblesses. Il suffisait de piocher parmi les remarques de mes parents, professeurs et mon propre ressenti. Par exemple, je suis réservée, désordonnée, immature – et capricieuse -, je manque de rigueur et je n'ai pas confiance en moi. De sérieux défauts qui ne présagent pas une carrière digne d'un entrepreneur. Les trois qualités qui me définissent sont bonne rédactrice, imaginative et ouverte d'esprit.                                                                                                                                                        

La conseillère d'orientation m'expliqua qu'écrire était plutôt un loisir mais que l'éventail de formations autour d'Internet ferait mon bonheur. Elle ne fit aucun commentaire sur mes forces et mes faiblesses.

Je rentrais chez moi les mains pleines de brochures de différentes écoles et universités. Les avis de mes parents divergeaient. Ne connaissant Internet que pour ses fonctions d'annuaires et d'indication des horaires de bus, ma mère fut surprise de découvrir la multitude de  professions proposées. Elle me conseilla la programmation informatique qui ferait de mon cher ordinateur le pilier de ma carrière. Mon père passait ses nuits devant son écran et  il fut séduit par le e-commerce qui selon lui allait décoller dans les années à venir. A la lecture des programmes je me reconnaissais plutôt dans le choix de mon père. Je maîtrisais la langue française mais les notions de langages HTML, CSS ou SQL m'effrayaient. Je feuilletais les flyers lorsqu'une école retint mon attention. Elle avait pour slogan « Osez faire de votre métier votre passion », citait des anciens élèves évoluant dans des multinationales à des postes créatifs et  assurait être une référence pour les recruteurs. Finalement je fus convaincue par ces témoignages qui correspondaient à ma personnalité.

Je n'avais pas encore mon bac mais je devais déjà penser à la suite. Rendez-vous fut pris avec le directeur de l'école, Mr Favot, pour valider mon dossier. Les mains moites, tremblante, je m'efforçais de répondre à ses questions sur mes motivations pour intégrer son établissement. D'ordinaire incapable d'argumenter, je réussis à lui expliquer mon intérêt pour Internet et ma volonté d'apprendre. En recruteur confirmé, mon père avait parfaitement anticipé ce face à face et m'avait aidé à rédiger à l'avance mon monologue. Mr Favot me serra la main en guise de confirmation, me donna plusieurs documents et accompagna son geste d'un « Bienvenu ». J'étais fière de cet accomplissement qui signifiait le début d'une nouvelle étape.

A chaque degré de l'enseignement, primaire et secondaire, j'ai abordé la nouvelle année comme une remise à zéro. J'ai vécu le collège comme une période difficile pendant laquelle je n'osais m'imposer parmi les fortes personnalités de ma classe. Mes parents me traînaient à des expositions ou des spectacles espérant développer ma culture et créer un déclic en me rendant plus sociable. Il est vrai qu'à la maison je restais plongée dans mes livres ou passait en boucle mes films favoris : Indiana Jones ou Star Wars. J'avais la même âme aventurière sans qu'elle soit visible de l'extérieur. Ma carapace était solide et je m'interdisais les jeux enfantins de la cour de récré qui l'auraient menacé.                                                                               Malgré ma discrétion, un groupe de filles populaires s'était rapproché de moi. En définitive elles m'attribuèrent le rôle de messagère faisant l'intermédiaire avec les garçons dont elles étaient amoureuses. Je transmettais des messages grotesques écris sur des feuilles d'agenda déchirées. J'avais un faible pour Yvan, le favori de Sophie. Mon journal intime prenait des allures de correspondances romantiques dans lequel j'imaginais des échanges avec lui. Il habitait à deux rues de chez moi et il m'arrivait de faire le trajet avec lui. Ou plutôt derrière lui. Avec ses cheveux bruns et ses yeux verts il dégageait du charisme. Il était de ceux qui imposent le respect en adoptant le comportement idéal dans toutes les situations. Au cours de musique, il accompagnait notre orchestre désastreux de flûtes à la guitare, masquant notre performance en faveur d'un air mélodieux. Un jour, Sophie m'avait confié pour lui un poème ridicule. Prise d'une folie passagère je décidais de le remplacer par une de mes créations en signant « A toi ». Les yeux d'Ivan s'illuminèrent à sa lecture et j'eus beau lui affirmer que Sophie en était sa rédactrice il ne reconnu par son écriture. Comme pour Cendrillon il se mit à rechercher sa belle expéditrice ayant pour seul indice non pas une chaussure de vair mais quelques vers. Pas une seconde il ne soupçonna que j'en fus l'initiatrice. Il repoussa Sophie ce qui marqua la fin de ma prétendue amitié avec le groupe.

Le lycée fut facilité par l'arrivée d'Internet qui me donna la possibilité de m'exprimer virtuellement. J'étais fascinée par l'évolution fulgurante de la quantité d'informations disponibles. La Emma du réel qui subissait devint, grâce aux discussions par Chat, Heartgirl, une identité anonyme qui, elle, agissait. Je puisais dans mon entourage, mes camarades ou des séries TV des éléments physiques ou moraux. Je discutais avec des garçons et leur affirmais avoir des parents milliardaires ou être un mannequin en devenir. La journée, je restais discrète, prêtant attention aux gossip mais préférant ne pas intervenir. J'avais quelques bonnes amies à qui je ne me dévoilais pas. A la maison, mon ordinateur était le parfait paravent pour cacher mon mal-être. J'enfilais avec plaisir ce déguisement en quête d'attention illusoire. Je me laissais aborder par des prétendants plus vieux, témoignant de leur perversité. Je refusais toute proposition de vraie rencontre susceptible de briser le mythe qui existait autour de Heartgirl. Mes parents ignoraient bien sûr mon jeu dangereux, me voyant encore comme une petite fille sage et innocente. Ils espéraient me caser avec le fils du voisin, Gabin, un boutonneux aux cheveux longs. J'étais surtout naïve, me sentant aimé de tous ces interlocuteurs qui révélaient peu à peu leur vrai visage. Certains plus subtil que d'autres dressaient un portrait de moi comme étant la femme parfaite, leur âme sœur. Ils pensaient à moi, me désiraient et me décrivaient leurs fantasmes que j'étais trop jeune pour comprendre. Leurs déclarations sonnaient à mon oreille comme une musique romantique. Lorsqu'ils m'envoyaient leurs photos par email je n'éprouvais plus d'attirance, leur apparence souvent ingrate prenant le dessus sur leurs mots doux. A force de voir les couples se former autour de moi, j'ai pris conscience du manque de relation tactile. J'enviais la sensation des baisers échangés et des mains jointes. Je m'inspirais des  films, surtout les Disney, pour élaborer le scénario de mon destin ponctué du célèbre « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ».      

 Avec Facebook Internet a pris une autre dimension. Il n'était plus question de converser avec des inconnus mais d'échanger virtuellement avec ses connaissances. Au lycée j'avais cinq amies mais sur le réseau social toute ma classe en était. Chacun partageait son actualité visant à faire réagir ses contacts. Les commentaires fusaient dans tous les sens, enviant les photos de vacances, plaignant les malades imaginaires ou félicitant les heureux évènements. Mes cousines et ma sœur faisaient également partie de mes « amis ». Nous postions des souvenirs de nos séjours annuels d'été chez notre grand-mère commune sur la côte d'azur, bribes de citations que nous étions les seules à comprendre. J'avais un nouveau terrain de jeu mais cette fois mon identité était connue. Je devais être prudente en étant moi-même et en effaçant les traits de Heartgirl si familiers à mon clavier. Internet pris une place dominante dans mon quotidien au détriment du scolaire. Ceux qui n'étaient pas connectés étaient en décalage avec les débats du lycée centrés sur les informations diffusées. Une nouvelle insolite ou buzz –le mot n'était pas usuel à l'époque - faisait la gloire de l'élève à son origine. Le phénomène devint d'autant plus complexe grâce à la multiplicité des sites consultables. Il y en avait pour tous les goûts sur tous les sujets. Toute forme artistique trouvait sa place et son public. Pour ma part, j'avais créé un blog anonyme où j'avais recopié les poèmes écrits dans mon enfance. Si ma maison brûlait j'aurais au moins sauvé des textes qui m'étaient chers.                   

J'avais bien sûr essayé de trouver la trace d'Yvan sur Facebook mais aucun compte n'existait à son nom. Je me demandais ce qu'il devenait et gardait l'espoir de le croiser par hasard dans la rue ou sur la toile.

Mon ordinateur avait fait naître de nouveaux coups de cœur. Jérémie était dans une autre classe mais il m'arrivait de l'observer pendant la récréation. A première vue nous n'avions rien en commun. Il portait toujours sa casquette, des pantalons larges et une chaîne en or qui lui donnaient un genre particulier. Par curiosité j'avais visualisé son profil Facebook et j'avais découvert une facette bien différente de son apparence. Il aimait les mêmes films et musiques que moi et postait quelques citations qui m'interpelaient. J'avais l'envie secrète d'échanger avec lui sur nos points communs en restant à bonne distance. Il était hors de question de l'aborder dans la cours mais je craignais sa réaction si je le contactais par Internet. Le dilemme dura plusieurs mois. Finalement, pendant les grandes vacances à la fin de mon année de ma 1ère, je décidais de lui envoyer une invitation. Je ne risquais pas de le croiser le lendemain et il pourrait tranquillement réfléchir à son verdict. J'ouvrais chaque matin l'ordinateur en espérant un retour positif qui n'arriva que quelques jours avant la rentrée. Mon courage avait payé et il faisait désormais parti de mon cercle d'amis virtuels. Ma joie retomba en un instant lorsque j'appris qu'il serait dans ma classe en Terminale. Ma démarche ne laissait pas de doute sur mes intentions au-delà de l'amitié, j'étais tétanisée à l'idée de devoir m'en expliquer. Dès mon arrivée devant l'établissement, je le vis, arborant toujours le même look. Sur le trottoir d'en face, il ne sembla pas me remarquer bien trop occupé à raconter ses vacances à ses copains. Rien n'avait changé dans son comportement. Le soir même il m'envoya un email qui me fit rougir dès son objet « A une belle gazelle ». Visiblement ses vacances à Marrakech l'avaient inspiré. Dans son message, il s'excusait de m'avoir ignoré prétextant qu'il avait une réputation à tenir. Je me demandais en quoi me fréquenter pouvais nuire à son image mais la lecture sa dernière phrase coupa net ma réflexion. Il me proposait de nous voir en dehors du lycée. La perspective d'un tête à tête avec un petit ami potentiel me fit exploser d'excitation. Je mis 3 heures à rédiger une réponse en essayant d'avoir l'air détachée. Un « Pourquoi pas » ferait l'affaire. Il fallut deux emails de plus pour déterminer la date, l'heure et le lieu de notre rendez-vous, le 15 septembre à 19h30 dans une salle de jeux vidéos.

J'attendais impatiemment que le grand jour arrive. Je n'en parlais qu'à ma cousine Solène âgée de deux ans de plus, en couple avec Hugo, et toujours de bon conseil. Elle se réjouit tout en me mettant en garde sur ce que révélait l'endroit du rencard qui, pour elle, n'annonçait pas d'issue romantique. Au contraire il me semblait que la salle de jeux détendrait l'atmosphère en nous rapprochant par le loisir. La veille, je préparais deux tenues selon la météo et tournais dans mon lit. Impossible de trouver le sommeil. Des milliers de pensées grouillaient dans ma tête comme des insectes qui hésitent quant à la direction à prendre. L'insomnie gagna la partie et me réduit à un teint fatigué nécessitant une bonne couche de maquillage.                                                                                                                                                        En arrivant au lycée, je ne pus m'empêcher de sourire en voyant Jérémie comme s'il allait assumer finalement notre rapprochement. La journée passa lentement, minutes par minutes. A la fois hâtive et stressée, je me sentais telle une enfant qui attend apeurée de monter sur des montagnes russes. Après tout qu'est-ce que je risquais ? De passer en bon moment en bonne compagnie. J'ai remarqué que la plupart des hommes ont cette aptitude à cacher leurs angoisses tandis que les émotions des filles se lisent sur leur visage et dans leurs gestes.                                                                                                                       Le moment fatidique arriva et je repérais immédiatement Jérémie en pénétrant dans la grande salle sombre. Je n'y avais pas mis les pieds depuis les 10 ans de ma petite sœur qui en avait désormais 15. L'endroit est calme, loin de l'animation et du bruit qui règne quand la nuit tombe. Je m'approchais doucement de Jérémie qui était absorbé par un jeu de chasse aux zombies. Il me fit la bise et me proposa d'incarner le deuxième joueur. Je m'exécutais mais incapable de trouver la fonction des boutons, je livrais mon personnage en festin à l'ennemi. Mon manque d'expérience fit rire Jérémie qui s'interrompit pour m'expliquer comment me défendre. Nous avons avancé de 5 niveaux et avons échoué à une mission en territoire hostile. Je reposais mon arme délicatement, ne sachant quelle serait la suite de notre début de soirée. Je l'accompagnais au fast-food adjacent où nous avons commandé. J'avais faim mais je choisis une salade pour lui faire bonne impression. Il dévora son hamburger avec la même hargne que les zombies, me faisant saliver. Je le laissais guider la conversation qui tournait principalement autour du lycée. Nous ressemblions à deux collègues parlant de notre travail en évitant de poser des questions personnelles. Et pourtant je brûlais d'envie de lui parler de ses posts sur Facebook. Les plateaux vides il se leva et je le suivi de près. J'étais satisfaite de cette première sortie espérant qu'il renouvellerait son invitation. Je lui tendis ma joue pour la bise usuelle avant de le quitter quand il y posa ses mains et m'embrassa sur la bouche. Je ne m'attendais pas à cet élan et à peine je comprenais ce qu'il se passait qu'il retira ses lèvres des miennes pour me quitter d'un bref « Salut, Email moi ! ».                                                               Sur le chemin du retour je titubais, ivre d'avoir vécu mon premier baiser sans m'en apercevoir vraiment. Je rêvais en étant éveillé, me plaisant à me donner le statut « en couple ». Restait à savoir si cette étape serait officialisée vis-à-vis de sa bande d'amis. Si ça ne tenait qu'à moi je hurlerai sur les toits ma nouvelle relation avec Jérémie. Mais je respectais notre accord et m'en tiendrait à ses conditions. Sans réaction de sa part j'intervins par email par un banal « Salut, c'était super hier. Hâte de recommencer ! » Je fus vite fixée sur mon sort en recevant un message de sa part disant « Salut oui c'était bien mai au lycée on reste discret on se voit bientôt » - le manque de ponctuation et la mauvaise orthographe, encore des spécialités masculine ! Quoiqu'il dise j'allais acquiescer, à croire qu'il m'avait hypnotisé.

Une semaine plus tard il fixa un nouveau rendez-vous dans le centre commercial à proximité du lycée. Je faillis courir vers lui et me jeter dans ses bras mais je manquais d'expérience en la matière. Il jeta un œil par-dessus mon épaule et m'offrit mon second baiser. Plus long, langoureux et tendre que précédemment ; je le suivais, lui qui semblait plus expérimenté. Il m'attira à lui, me prit par la main et m'emmena dans un restaurant japonais. La dernière fois que j'avais tenue une main remontait à mon enfance lorsque mes parents insistaient avant de traverser une route. Là, je ne voulais plus jamais lâcher celle de Jérémie qui avait une tout autre signification. Au fur et à mesure du dîner nos langues se délièrent pour amener des sujets plus personnels. Je lui dévoilais ma passion de l'écriture et mes désirs de reconnaissance. Je cédais même lorsqu'il voulu lire certains poèmes que j'avais publié sur mon blog. J'espérais sa réaction positive, confirmant mon talent, mais je n'eus droit qu'à un « Ouai, pas mal.» en retour. Il me raccompagna chez moi et m'annonça qu'il organisait une grande fête pour sa majorité le 20 décembre.  Toute notre classe étant conviée je n'étais plus relayée au rang des vilains petits canards.

Je me pointais donc le fameux soir, toute pimpante, et fut accueillie par Alicia, une de mes rares amies. Elle me complimenta sur mon élégance et je fis mon entrée dans le salon agencé pour abriter la célébration. Je balayais des yeux l'antre de mon petit ami secret et le trouvais en grande conversation avec Annabelle la croqueuse d'homme du lycée. Elle commençait toujours ses phrases par le prénom de son interlocuteur et le flattais de sorte à récolter en retour des compliments. J'éprouvais de la jalousie sans avoir le pouvoir de me faire valoir vis-à-vis de cette menace. Il m'aperçu mais n'eut aucune réaction. Je posais mon cadeau sur la table prévue à cet effet. J'avais acheté un casque audio, le sachant accro à son MP3. L'ambiance était décontractée.                                                             Je rejoignis Alicia qui se vantait d'avoir trouvé l'homme idéal. En couple avec Thibault depuis 2 mois elle imaginait déjà son futur à ses côtés. Moi aussi j'aurais aimé lui raconter que je n'étais plus célibataire mais cela ne m'était pas permis. L'anniversaire était réussi, les uns dansant sur des airs à la mode et les autres papotant près du buffet. A deux heures du matin les parents de l'hôte firent irruption dans la maison, marquant la fin des festivités.                                                                                                                                                                                

Avant de partir, je me dirigeais vers la salle de bain lorsqu'un bras me saisis et m'entraîna dans une chambre. Je me tournais vers Jérémie qui referma la porte derrière nous puis me dit après un baiser : « Pars pas tout de suite, reste dans ma chambre je reviens dans une minute ». J'hésitais pendant un dixième de seconde puis accepta. Il descendit dire au revoir aux derniers invités. J'en profitais pour fureter dans ses affaires, en quête d'objets évocateurs. Au milieu des figurines posées sur une étagère, je trouvais une boîte neuve de préservatifs. Quand je me retrouve face à des situations délicates comme celle-ci, j'ai une stratégie particulière. Dans ma tête un mini-ange et un mini-diable se livrent un combat souvent sans issue. Le sage prône l'acte raisonnable tandis que l'autre tient un discours corrosif. Pour le cas de ma découverte chez Jérémie, le premier affirmait que cela prouvait que c'était un garçon sérieux et préventif tandis que le second insistait sur le fait que j'allais passer à la casserole. J'entendis des pas dans le couloir et fit semblant de m'intéresser à sa modeste collection de livres. Il entra, m'attrapa par la taille et me poussa avec lui sur le lit. Il entreprit de glisser sa main sous mon T-shirt tout en laissant ses lèvres me distraire. J'étais sous son emprise, saisie par les frissons de ses caresses. Il me murmura que j'étais belle, écartant mes vêtements pour atteindre tout mon corps. Le plaisir s'intensifia au fur et à mesure qu'il me déshabillait. Je ne me rendais pas compte de l'importance de notre action. Vierge de ces sensations, je désirais m'abandonner dans ses bras. D'ordinaire pudique, la nudité m'était égal à cet instant tant je lui appartenais. Il s'aventura dans mon intimité, observa ma réaction et pris mes gémissements comme une approbation. Je le sentais excité et impatient. Je lui avouais « C'est la première fois pour moi », « Moi aussi » me répondit-il. Ces gestes maîtrisés laissaient percevoir qu'il avait déjà fait des tentatives avec d'autres partenaires qui, par conséquent, avaient échouées. Il se leva, pris la boîte de préservatif et se recoucha. J'assistais en débutante à son enfilage, dernier détail avant l'acte. Là encore Jérémie semblait s'être entraîné. Il s'allongea sur moi et s'inséra en douceur. Après une douleur passagère, je suivis ses mouvements de plus en plus rapides. Mon dépucelage s'acheva sur la jouissance de Jérémie. Je me sentais apaisée et heureuse sans regret de mon innocence perdue. Je remis mes habits et rentrais chez moi après une embrassade plus soutenue que les précédentes.

Le jour s'était déjà levé alors que je me couchais. Pour prolonger mon bonheur je fis défiler des photos de Jérémie volée à Facebook que j'avais pris soin d'enregistrer sur mon ordinateur. J'étais sur un petit nuage, bien loin de la planète Terre. Ma Terminale, année décisive pour mon avenir, s'annonçait aussi sous le signe de l'amour. En une soirée mes sentiments envers Jérémie avaient décuplés.

Le lendemain mes parents remarquèrent ma bonne humeur exagérée et m'interrogèrent. Je prétextais que j'avais passé une bonne soirée hier et manquais de leur sortir « La vie est belle ! » qui aurait attisé leur curiosité. Je complimentais ma mère sur sa coiffure, félicitais mon père pour la propreté de ma voiture et aidais ma petite sœur à ranger sa chambre. Ma transformation avait été radicale. Le lundi, en quittant la maison, j'entendis une porte claquer et je découvris sous le tapis-brosse un morceau de feuille blanche mal découpée. Gabin m'avait écrit « Quand je te croise, je respire ton parfum. S'il s'épuise alors je meurs.  Mais je reste fidèle à tes moeurs Attendant que tu reviennes enfin.  »Encore un taré.

Le retour au lycée fut délicat, sachant que j'allais devoir agir avec Jérémie comme si rien ne s'était passé. Même s'il était fuyant, j'avais en mémoire sa fougue lors de nos ébats. Voir Alicia main dans la main avec Thibault ne me fit pas le même effet que quelques jours auparavant. J'étais sereine, m'autorisant à planifier un futur à deux.

Tout semblait clair. Après le baccalauréat nous n'aurions plus besoin de cacher notre relation. Chacun suivrait sa voie tout en évoluant en binôme amoureux. Nous emménagerions dans un petit appartement à Paris, terminerions nos études vers une évolution professionnelle progressive. Quelques enfants viendraient ensuite suivre notre mariage et nous coulerions des jours paisibles sans peur de vieillir. Ces prédictions m'inspirèrent de nombreux poèmes à l'eau de rose que je publiais sur mon site Internet. Je ne citais pas le prénom de Jérémie, préférant lui donner une dimension lyrique.

Par email, Jérémie m'informa du planning qu'il souhaitait instaurer. Le mardi nous allions à la salle de jeu, un diner au restaurant pour le jeudi  et le samedi, ses parents étant chaque semaine de sortie, nous faisions l'amour chez lui. J'y trouvais un équilibre entre les cours, ajoutés aux révisions du bac, et mon épanouissement personnel avec lui. Dans notre sphère privée, je devenais de plus en plus entreprenante. Je participais activement aux préliminaires, jouant de mon doigté pour accroître sa libido. Il manifestait sa satisfaction par des baisers plus intenses.                                                                                                                                                                    

Les jours où je me retrouvais seule, je consultais son profil Facebook à l'affut de la moindre actualité. Je reçue une demande d'ajout de Gabin, le fils du voisin que j'acceptais sans réfléchir. Pendant quatre mois, rien ne vint troubler cette parfaite routine, jusqu'à mon anniversaire en avril.

L'année du baccalauréat est aussi celui de la majorité. J'avais obtenu l'autorisation de mes parents pour inviter une dizaine d'amis et ils m'imposèrent la date du 18 avril où ils étaient absents. Notre maison n'étant pas de taille à accueillir toute la classe je devais sélectionner les élus. En comptant Alicia, Pauline, Nina, Esther et Louise, chacune accompagnée de leur moitié, j'avais déjà rempli le quota. Mais je serai la seule « célibataire » - même si je ne l'étais pas. Après hésitation, je décidais de profiter de l'opportunité de changer la donne avec Jérémie. Je rédigeais un email l'informant de ma fête et des invités en terminant par une phrase toute faite « J'aurais vraiment aimé que tu viennes L ». Sa réponse ne se fit pas attendre. « Salut ouai moi aussi mè je peu pas je sui dja occuper le 12 » - Peut-être avait-il un cours d'orthographe ? Je conviais mes cinq amies et ajoutais à la liste ma cousine Solène.                                                                                                                                     L'après-midi précédent cette soirée, mes parents m'offrirent un téléphone portable, la révolution de l'époque. Je l'exhibais fièrement devant ma famille rassemblée à l'occasion de mon anniversaire. Les autres cadeaux n'eurent  pas autant de succès. Je m'empressais d'informer Jérémie de mon nouveau moyen de communication et récoltais un « Super ! Tiens voilà le mien » - visiblement son cours avait payé - suivi de son propre numéro. Je le notais et lui destina mon premier SMS que je voulu percutant « Je t'aime ». J'étais prise dans l'euphorie du moment, attendant un message identique de sa part. La journée passa et je m'occupais à préparer la salle à manger. Soudain mon téléphone se mit à vibrer provoquant une palpitation de mon cœur. Jérémie était bien l'expéditeur mais sa lecture me fit l'effet d'une claque. « Emma, tu es mignonne mais il ne t'aime pas, oublie-le ! » je reconnus la patte d'Annabelle et compris. Je m'étais trompée sur toute la ligne. Effondrée, je ne pus retenir mes larmes qui emportèrent avec elles mon maquillage. Alors que j'envisageais d'annuler la fête, on sonna. Je retardais l'ouverture de la porte en prétextant porter les boissons. Devant un miroir j'essayais d'effacer les traces de mon désespoir à l'aide de quelques pinceaux. Les uns après les autres les couples arrivèrent, me tendant leurs paquets que je fis semblant d'apprécier. Je faisais bonne figure au milieu de ces duos, attendant Solène avec impatience. A peine avait-elle franchi le seuil que je la pris à parti et la mis au courant des derniers évènements. Elle essaya de me consoler en me parlant de ses propres expériences et affirma que je m'en remettrai vite. Elle estimait qu'il valait mieux me distraire en profitant de mon anniversaire. Contre toute attente il fut réussi et apprécié par tous les participants.                                                                                                                      

A leur départ, je me retrouvais seule face à ma tragédie. Je ressassais les mois passés, à la recherche d'indices qui auraient pu m'alerter sur les intentions de Jérémie. Je suis passée pas les grandes phases de la rupture. D'abord, j'espérais qu'il rattrape la situation par un SMS disant qu'il ne voulait finalement pas rompre. Ensuite je me suis rabaissée en ne m'estimant pas à la hauteur de ses qualités. Et enfin je fus convaincue que je trouverai un autre copain bien mieux.

Le matin suivant, mon humeur morose surpris mes parents qui s'attendaient à mon enthousiasme post-anniversaire.

« Salut Emma, alors tu as eu des beaux cadeaux ? » - question qui s'adresserait plutôt à un enfant de 5 ans. « Ouai ça va. A plus tard, je vais travailler. ».

Je montais dans ma chambre, esquissant leurs questions tout en ayant conscience que mon comportement suspect les interrogerait encore plus. D'ordinaire, je prolongeais les discussions pour repousser l'activité scolaire. Au lieu de m'installer à mon bureau, je me planquais sous ma couverture,  pianotant sur mon téléphone portable. Je trouvais du réconfort auprès de Solène qui me répétait à quel point j'étais super et que je ne tarderai pas à rencontrer quelqu'un.                          Cette nuit-là, je rêvais que j'étais sur une plage, allongée au soleil. De la mer, sortis un homme, grand et musclé, qui s'approcha de moi. Je ne pouvais plus parler. Il me prit par la main pour me lever puis m'entraînais sur le sable. Nous courions dans le vent, sautant de plus en plus haut, prêt à nous envoler. Et mon réveil retentit.

Le lever fut pénible, je faillis prétexter une maladie pour ne pas aller au lycée puis y renonça car cela impliquais une visite chez le médecin qui m'aurait démasqué. Alors que je me dirigeais vers ma pénitence, j'entendis une voix m'appeler. Je me retournais et aperçu Yvan qui me rattrapais.

« Salut Emma, comment vas-tu depuis tout ce temps ? » - si tu m'avais vu hier… - « Très bien merci et toi ? ». « Bien aussi, mon lycée est un peu pus loin et je suis déjà en retard. A bientôt ! ».

Je n'eus pas le temps de le lui en dire plus qu'il dévalait déjà les escaliers du métro. J'avais envie d'hurler « Le poème c'était moi ! » mais j'en étais incapable, terrassée par ma timidité. Mon cœur accéléré reprenait peu à peu son rythme normal. Lui seul avait ce pouvoir sur moi. En arrivant au lycée il occupait toutes mes pensées et je ne remarquais même pas Jérémie adossé au mur près de la porte. Je passais même devant Alicia sans la voir et me dirigea mécaniquement vers la salle de cours. J'étais anormalement attentive, prenant consciencieusement des notes et me passionnant pour l'histoire de France. L'effet Yvan perdura toute la semaine jusqu'au traditionnel repas chez la tante de ma mère.

Deux fois par an, nous nous réunissons à l'occasion de deux fêtes juives, Pessah – ou Pâques - et Roch Hachana – ou la Nouvelle Année. Mes parents ont reçu une éducation dans la tradition juive en fréquentant des lieux de rassemblement communautaires. Il s n'ont pourtant jamais respecté les coutumes alimentaires ou cérémonies religieuse excepté leur mariage. Ma sœur et moi avons eu une enfance laïque, croyant en l'existence du Père Noël et quêtant les œufs en chocolat. Malgré cet éloignement des doctrines religieuses, ma famille maternelle est parvenue à conserver deux célébrations qui réunissent adultes et enfants autour de la gastronomie ashkénaze.  Quelques prières entrecoupées de vifs débats suffisent à nous gratifier d'une bonne année. En grandissant, il est plus difficile d'accepter de sacrifier son temps libre pour la famille. Une fois passé le moment des retrouvailles, les marronniers m'indiffèrent. L'école et les premiers amours pour les plus jeunes, les vacances et les loisirs pour les adultes. Je me prête volontiers au jeu en détaillant par exemple les programmes inintéressant du lycée forcément dû à l'inaptitude des professeurs. Professeur de physique, ma tante ne manque pas l'opportunité de défendre sa profession. Deux camps se livrent à ses argumentations convaincantes tandis que je me félicite d'en avoir été l'initiatrice.                                                       Cette fois je suis plus préoccupé par la deuxième question qui concerne les amours. Je ne pourrai éviter ce fameux sujet dont les déclarations enfantines amusent tant les parents et ma grand-mère. A leurs yeux je faisais partie des enfants mais, à 18 ans, j'ai le cul entre deux chaises – juste expression étant donné ma position au milieu de la table, entre adultes et enfants. Deux possibilités : soit je nie avoir été en relation et j'aurai droit à des préconisations barbantes ou j'avoue mon expérimentation du couple et j'encaisse l'interrogatoire interminable qui suivra. Je préfère taire la nouvelle.

A huit heures précises nous étions attendus. Les joues rosées par le rouge à lèvres de ma grand-mère, j'exécutais le rituel des salutations plaignant les estomacs affaiblis par le jeûn de Pessah. Pour ma part, je n'avais pas fait l'impasse sur les deux repas. Mon père respectait cette privation, disant apprécier d'autant plus le festin qui s'annonçait. J'écoutais les prières, fautant par des pensées égoïstes contraires à la dimension de partage de rigueur. A mon grand soulagement, Solène s'appropria l'attention de la table en annonçant son projet d'emménager avec son chéri. Personne ne s'intéressa à mon cas, pas même ma grand-mère qui, autrefois, ne ménageait pas ses recommandations. Elle avait cessé depuis le décès de mon grand-père, n'osant contredire celui qui n'était plus présent.  Contre toute attente ses attaques me manquaient.

De retour à la maison, je me connectais sur Facebook et aimais l'annonce officielle que Solène avait faite concernant son futur emménagement. Je ne pus m'empêcher d'aller faire un tour sur le profil de Jérémie pollué par les commentaires d'Annabelle. Dans le noir, j'espérais retourner à mon rêve idyllique. Avoir goûté aux moments à deux avait changé ma  conception du célibat. J'avais besoin de retrouver cette légèreté qui m'avait animée. J'espérais que Cupidon me prendrait bientôt pour cible.

A l'arrivée des beaux jours, il fallut se rendre à l'évidence. Le bac n'était plus qu'à quelques pas et mes résultats toujours à la lisière de la moyenne. Ma mère prit à cœur de suivre mes révisions prétextant prendre plaisir à mettre à jour ses connaissances. Elle mit au point un planning qui laissait peu de place à Internet. A l'heure du coucher elle vérifiait que mon repos ne soit pas troublé par les  distractions. Je ne réalisais son enjeu qu'à la veille du premier examen.

C'était un jeudi et j'entendais les cris des bacheliers depuis la rue. Sous des faux airs détendus j'étais en panique, avançant comme un condamné vers le jugement d'une vie. Plusieurs papiers étaient suspendus à un mur, messagers muets annonciateurs de joie ou de peine. Bousculée par les démonstrations de bonheur et dévisageant les quelques visages déçus, je fermais les yeux et respirais profondément avant de m'avancer vers ma liste. Et là le soulagement. J'obtins mon bac de justesse, sans mention. Je rejoignis le clan des admis, enlaçant tour à tour Alicia, Pauline, Nina, Esther et Louise. Nous avions hâte de partager notre jubilation avec nos parents et après quelques embrassades chacun rentra chez soi, se promettant de ne pas se perdre de vue.

Mes parents me félicitèrent tout en m'alertant sur la suite de mes études. Je me sentais relâchée, délaissée d'un poids et prête à prendre mon envol. Après avoir trinqués tous les quatre à ma réussite, je postais sur Facebook un message éloquent « Bac en poche ! Fini le lycée et vive les vacances !!! » qui récolta les félicitations de mes « amis ».                                                                                

En réalité je n'étais pas vraiment en vacances. Mon père m'avait déniché un job chez un commerçant près de son travail pendant tout le mois de juillet. Il y voyait l'occasion d'avoir une première expérience professionnelle avec à la clé un salaire à placer directement sur mon compte épargne.

Je me présentais un lundi matin chez Hervé, gérant de la boulangerie « La Parisienne ». La tâche était simple : servir et encaisser les clients. En bonne gourmande je me délectais des odeurs de pains chauds et des pâtisseries qui me faisaient de l'œil. Hervé prenait très à cœur son rôle de mentor. Apparemment mon père lui avait rendu un immense service ce qui expliquait mon embauche sans remise de CV au préalable. Ses journées étaient longues et fatigantes mais il se montrait toujours de bonne volonté. Installé en France depuis son adolescence après avoir quitté brutalement son pays en guerre, il était tombé en admiration devant la vitrine de « La Parisienne » et dépensait les quelques francs gagnés en acceptant des boulots pénibles en viennoiseries. Devenu un habitué, il se lia d'amitié avec le propriétaire, Monsieur Francis, qui le prit sous son aile. Il le forma au métier de boulanger, et à sa mort lui légua son commerce. En engageant une jeune apprentie, Hervé espérait à son tour transmettre son savoir même s'il devait se douter que ce n'était pour moi que temporaire.    Les premiers jours, les clients se méfièrent de ma présence - il faut dire que les parisiens n'aiment pas voir leurs habitudes bousculées. Mais une fois mes gestes maladroits oubliés, je maîtrisais parfaitement l'accueil, la convivialité sans oublier la petite phrase « Bonne journée ! » attendue par les clients. Ils m'acceptèrent dans leur cercle, répondant à mes sourires. Je rapportais à mes parents la satisfaction d'Hervé et demandait à mon père en quoi il lui était redevable. Il esquissa la question et ne cessa de me répéter « Ton père est vraiment un chic type ».

Mon avant-dernier jour, alors je discutais avec Mme Deslandes, une cliente bavarde qui se pointe toujours pendant le coup de feu – la boulangerie dépasse le coiffeur en terme de qu'en dira-t-on ! – je ne remarquais le nouvel arrivant. Je rendis sa monnaie à Mme Deslandes puis mis fin la transaction en avertissant le suivant « Bonjour ! ». La tête baissés pour trier les pièces, j'entendis sa réponse et reconnue immédiatement sa voix.

« Salut Emma ! Je savais pas que tu travaillais ici. » C'était Yvan. « Salut ! Oui c'est juste pour le mois de juillet ». J'avais besoin de me justifier comme si le travail de boulanger était indigne. Il me dit : « Dommage, moi je travaille jusqu'à fin août juste à côté d'ici. ». Témoins de ma conversation personnelle, les protagonistes de la file d'attente se montraient impatients, me rappelant à l'ordre par des raclements de la gorge. Me voyant sous l'emprise de cette brigade affamée, Yvan commanda un sandwich et termina sa visite par ma réplique « Bonne journée ! ». J'eus du mal à retrouver ma concentration professionnelle après cet entracte accélérateur d'émotions. Ce soir-là, la TV diffusa Coup de foudre à Notting Hill, signe d'un bon présage.                                                                               Pour mon dernier jour, Hervé m'avait préparé un fraisier, mon gâteau préféré, agrémenté de meringues délicieuses. J'étais mélancolique, regrettant malgré tout que mon contrat soit déjà terminé. En dégustant sa création, il prononça un discours officiel vantant mes mérites et n'hésita pas à informer toute la clientèle de mon départ en insistant sur le regret qu'il avait à se passer de mes services. Sa femme n'avait jamais voulu d'enfant et il me considérait comme sa petite-fille. Je le quittais la larme à l'œil, lui promettant de revenir le voir dès la rentrée.

Je partis à Cannes rejoindre ma grand-mère et Solène. J'étais majeure et déterminée à en profiter tout l'été. Arrivée depuis deux semaines, ma cousine fut ravie de me voir et m'informa qu'elle rejoindrait dès le lendemain Hugo chez ses parents. Je ne cachais pas ma déception. Pour notre unique soirée, et pour se faire pardonner, elle me conduisit dans un club branché. Je m'attendais à la voir fidèle à elle-même, un verre à la main puis déchaînée sur la piste de danse mais elle se dirigea vers un canapé. « Tu viens danser ? » lui dis-je. « Non merci, mais vas-y toi ! ».  Nouvelle tentative, je continuais « Allez viens ! Regardes le mec là-bas il est pas mal. » « Oui, oui » répondit-elle distraite. » Je réalisais mon erreur. J'oubliais que les règles avaient changées et qu'elle n'était plus célibataire. Finie nos stratagèmes pour attirer les beau étalons et nos paris pour savoir laquelle allait remporter le trophée. J'étais désormais seule dans l'arène sans co-équipière. La soirée s'écourta et je craignais que les suivantes soient pires.                                                                                                            

J'accompagnais Solène à la gare avec ma grand-mère. Les tissues de la voitures étaient encore imprégnés de l'odeur de pipe de mon grand-père. Je me sentais nostalgique, regrettant notre complicité. Sur le chemin du retour elle ne dit pas un mot mais ne pris pas le chemin de la résidence. Je mettais ce changement d'itinéraire sur le compte de son âge. Elle s'était probablement laissé égarer par la musique d'Aznavour « Et pourtant » qui passait à la radio. J'aurai préféré écouter les tubes de l'été mais je respectais son espace automobile. Elle se gara devant la plage et me dit « Allez viens Emma je t'emmène déjeuner. ». Je me sentis gêner d'avoir eu des mauvaises pensées à son égard et la suivie à la terrasse directement sur le sable. Nous avons commandé puis le silence s'installa. Contrairement à moi, elle ne sembla pas mal à l'aise. Elle humait l'air marin, ses cheveux gris animés par le léger vent rafraîchissant. Je la regardais, reconnaissant les jolis traits des photos anciennes que je contemplais étant petite. Ses yeux d'un bleu intense trahissaient une bonté que sa fierté ne laissait pas transparaître. Sans connaître son histoire en détails, je savais qu'elle avait connu la guerre et sans doute vu des choses horribles. J'enviais la force qui lui avait permis d'affronter sa place méritée parmi les vivants. Maintenant que mon grand-père n'était plus là, elle devrait affronter l'avenir seule. Après le repas nous sommes rentrées à l'appartement et le soir mes parents et ma petite sœur sont arrivés. Les journées s'enchaînèrent, au rythme classique des vacances provençales entre le chant des grillons et la danse des vagues.

Une partie de mon esprit prenait congés mais l'autre ne pouvait s'empêcher de cogiter sur ce qui m'attendait en septembre. J'étais en période de transition, bientôt en phase d'être nommée « étudiante ». J'abandonnais les matières générales et me spécialiserai pour apprendre mon futur métier. Attention j'étais optimiste mais pas utopiste. Je savais que j'allais devoir m'investir dans la formation, maîtriser tous les aspects du e-commerce et étudier Internet de long en large. Cette année, je remplaçais les cahiers de vacances par mon ordinateur que j'utilisais chaque jour  en rentrant de la plage au désespoir de ma mère. Elle avait tenté de m'alerter sur mon addiction « Emma, même pendant les vacances tu ne peux pas laisser ton ordinateur ! » mais j'avais l'argument imparable. La brochure de ma nouvelle école conseillait à ses futurs élèves de se « familiariser avec l'outil Internet » avant la rentrée.

De retour à Paris j'étais surtout apte à débuter une formation spéciale Espionnage dans la division Facebook. Je connaissais les destinations de tous mes « amis », leurs activités, leurs bobos et leur désarroi à l'idée que les vacances soient finies. Le seul qui demeurait un mystère était Yvan, toujours absent du réseau social.

La veille de mon premier jour à l'école au slogan prometteur « Osez faire de votre métier votre passion », j'étais en effervescence. Je devais sélectionner une tenue, des chaussures et des accessoires assortis, en bref un look ni trop branché ni trop coincé. Je laissais mon sac à dos au placard au profit d'un sac à main qui me donnait une allure plus mature.  Le stress et l'excitation ne m'accordèrent que deux heures de sommeil cauchemardesque. J'étais assise dans une salle de cours et tous les élèves riaient en me regardant. Je réalisais alors que je ne portais pas de bas et partait en courant dans les couloirs de l'établissement. Histoire de m'achever, je croisais Yvan qui, après avoir compris l'objet de la moquerie pouffa à son tour.

Je me réveillais en sueur une heure avant que mon réveil sonne incapable de me rendormir. C'est dans un état de fatigue que j'enfilais le jean et le débardeur à rayures blanches et bleues. Je trainais des pieds jusqu'à la porte et sortie, encouragée par ma mère me criant « Bonne journée ! ». Je faillis me diriger vers mon lycée puis pris la direction du métro.  Sous terre, je découvrais un monde qui m'était jusqu'alors inconnu. Une multitude de petites personnes s'agitaient vers le quai, se montraient impatients et se précipitaient dans le wagon. Je n'avais qu'une dizaine de stations mais suffisamment pour être fascinée par ces individus embarqués dans un voyage manifestement – à la vue de leur expression - contre leur gré. J'étais novice, considérant le métro comme une manifestation supplémentaire de mon indépendance naissante.                                                                                                                                          

Je tournais dans la rue de l'école et j'aperçu devant l'immeuble le banc de nouvelles recrues. Je m'approchais prudemment telle une jeune gazelle essayant de croiser un membre de mon espèce. J'étais déterminée à entériner les souvenirs esseulées des années précédentes et à être volontaire pour créer des amitiés. Je me trouvais plutôt face à des loups, la tête haute, brisant la paix que je venais établir. J'imitais leurs postures, déterminée à faire preuve d'adaptation. A l'ouverture des portes, nous sommes entrés dans un silence religieux, contrastant avec les ruées bruyantes que j'avais connues jadis. Nous furent accueillis dans une immense salle préparée pour nous accueillir. Le bâtiment ne ressemblait en rien à mon lycée aux murs anciens. Ceux-ci étaient neufs et sentaient bon l'ambition. Le directeur, Mr Favot, défila sur la scène et se positionna au milieu sous les applaudissements de sa cuvée annuelle. Il avait fière allure, s'éclaircie la voix et entama son allocution introductive.

« Bonjour à tous et bienvenus. Si vous êtes aujourd'hui  présents ce n'est pas par hasard. J'ai rencontré chacun d'entre vous, évalué sa motivation et effectué une sélection. Je ne vous connais pas encore mais vos personnalités me certifient que j'ai devant moi l'avenir du E-commerce. Cette formation a été élaborée par des professionnels, dont je fais parti, qui connaissent le monde de l'entreprise, ses attentes et ses enjeux. Je suis persuadé qu'Internet n'en est qu'à ses débuts et que dans les années à venir l'économie va connaître un bouleversement. Le commerce va devoir s'adapter à ses changements et ne pourra éviter un développement  parallèle sous forme d'une vitrine virtuelle. Ils compteront sur vous pour assurer la promotion de leurs produits ou de leurs services. Ils miseront sur vos compétences pour assurer la prospérité de leur activité. Sacrée pression pour vous n'est-ce pas ? N'ayez pas peur, ici nous avons une formidable équipe d'enseignants qui feront de vous les stars du Web !  ».

L'état de l'auditoire avait fluctué entre la pression lié aux futures responsabilités, la confiance envers l'orateur et ses poulains et l'impatience de commencer l'apprentissage. Il nomma ensuite les professeurs et leur matière puis nous invita à suivre l'un d'entre eux, Mr Dauriac. Après avoir emprunté un petit escalier, nous sommes entrés dans une pièce. Là encore rien à voir avec ce que j'avais connu avant. Les tables blanches étaient placées en demi-cercle orientées vers un mur immense. Chacun pris place sur les chaises modernes et sorti une feuille et un stylo. Mr Dauriac se plaça face à nous et nous dit d'une puissante voix :

« Bonjour. Je vois que vous êtes prêts à prendre des notes mais poser vos crayons et écoutez-moi bien. Vous n'êtes plus à l'école, je ne vais pas vous demander le nom de vos parents ou l'âge de vos frères et sœurs, je m'en fous complètement ! » Il nous regarda avec insistance. « Aujourd'hui vous êtes des étudiants. Normalement c'est vous qui avez choisi cette formation, personne ne vous y a forcé. Si c'est le cas je vous invite à partir immédiatement. » Nouvel arrêt et regards incrédules des jeunes loups métamorphosés en chatons dociles. Personne ne bougea d'un cil. « Bon, c'est bien. Vous avez tous obtenu le baccalauréat, bravo. Vous avez probablement fêté tout l'été votre réussite mais il faut revenir à la réalité. Mon objectif c'est de faire de vous des fous du web, je suis payé pour ça. Mais ma plus grande satisfaction c'est de voir mes élèves décrocher des postes dans des multinationales. Je continuerai à enseigner même si je n'étais pas rémunéré et vous savez pourquoi ? Chut, ne dîtes rien à Mr Favot » un clin d'œil accompagné d'un rire démoniaque de l'artiste et toujours le silence des spectateurs. « Parce que vous êtes l'avenir et je suis le passé. Et mes enfants, mais aussi votre future progéniture, sont l'avenir de votre avenir. Et en tant que passé, j'ai le pouvoir de transmettre et ainsi d'agir sur l'avenir, donc sur vous. ». Il se tut, guettant  notre réaction. Il nous distribua ensuite le programme de l'année. Il donna les consignes à savoir que nous devions lire les uns après les autres. Il était divisé en trois grandes parties : Initiation et méthodes, Pratiques et modèles et Logistique et comptabilité. J'appréhendais de prendre la parole mais me prêtait de bonne volonté à l'exercice.

La matinée se poursuivit par l'intervention de Mr Derby, professeur d'informatique appliqué qui nous acheva par le choc de ses mots. Il avait le parfait profil du geek, fan de Star Wars et des jeux vidéo en réseau assaisonné de joints à volonté.

« Bonjour. Je vois plus de la moitié d'entre vous qui portent des lunettes de vue. La moitié les a hérités de ses parents mais les autres, y compris moi, les ont hérités de leurs écrans. Je vous garantis qu'à la fin de l'année le nombre de lunettes aura augmenté. L'ordinateur va devenir votre mentor, votre animal. Il faudra le comprendre, le nourrir et l'animer continuellement. Les plus téméraires seront ceux qui s'en sortiront le mieux. Je vais vous dire la vérité. » Il prit une profonde inspiration.

« J'étais comme vous. Ambitieux et passionné, des projets plein la tête. Et j'ai réalisé que je n'étais pas le seul. Pendant que je rêvais devant la TV, un petit génie me piquait mon idée la plus prometteuse. Moi j'ai été au service d'entreprises qui depuis ont fait fortune mais je n'ai pas touché un centime pour ma participation. Encore aujourd'hui je regrette de ne pas avoir eu le courage de monter ma boîte. Ici vous travaillerez la plupart du temps en binôme et unirez vos forces. Mais à la sortie vous serez en proie à une concurrence sans merci. D'abord bétail, vous gravirez les marches vers le graal et je vous promets de vous donner les clés du succès. ».

La consommation de substance illégale se confirmait. Au moins cela présageait des cours mémorables. Il nous donna l'autorisation de partir et notre groupe de muets s'éparpilla sur le trottoir.

J'allais rejoindre Alicia dans un café. Elle ne commençait ses cours de psychologie à l'université qu'à la fin du mois. Je lui racontais mon incroyable matinée et les tempéraments détonants de mes nouveaux professeurs. Elle remua la tête de haut en bas, plus attentive à son téléphone portable qu'à mon récit. Je l'interrogeais sur ses vacances lorsqu'elle alluma une cigarette. Je ne l'avais jamais vu fumer et ne pu retenir mon étonnement.

« Tu fumes ? » Question idiote étant donné qu'elle avait déjà la cigarette à la bouche.

« Ouai ça me détend. C'était cool les vacances avec Thibault on était dans le sud ouest. »

Soudain, son téléphone s'éclaira et elle se précipita pour le saisir. Après avoir parcouru le message, elle se leva brusquement.

« Je dois y aller Emma, désolée. Ça m'a fait plaisir de te voir, à bientôt ! »

Prise au dépourvu je lui dis « Ah dommage. Salut ! » et la regardais s'éloigner.

Je rentrais à la maison, m'écroulais sur le canapé et ne le quittais pas jusqu'au diner.

Ce fut au tour de mes parents de m'écouter parler mais ils se montrèrent plus attentifs qu'Alicia. J'essayais de me souvenir de formules utilisées par mes profs pour illustrer leur description. Ils crurent que j'exagérais leurs traits et s'intéressèrent aux autres élèves. Il leur importait de savoir si j'avais établi le contact avec mes semblables dès la journée d'intégration. Je leur dressais un portrait peu sympathique de mes congénères. Mais, selon Mr Derby, les binômes m'apporteraient bientôt un lot d'amis sur un plateau d'argent. Mes parents pensèrent que je cherchais des excuses à ma timidité. En vérité, j'avais profité des longs monologues pour identifier des amis potentiels.  Les choses sérieuses allaient commencer le lendemain.

De bonne humeur, je retrouvais le métro et ses petits habitants renfrognés. J'identifiais deux profils de voyageurs. Ceux qui écoutaient de la musique ou lisaient un livre semblaient vouloir disparaître, être oubliés. Les autres étaient de véritables radars ambulants, balayant la rame à la recherche d'un sujet à étudier. Une fois leur cible identifiée ils la scannaient des pieds à la tête puis la classait dans la catégorie suspicieux ou de confiance. Je me trouvais à la frontière de ces deux profils. Le casque sur les oreilles, plus probablement branchée sur du David Guetta,  j'observais les individus, leurs accoutrements et j'imaginais ce que cachait leurs expressions dépressives – pour la plupart - ou enjouées. Etant donné la rapidité de mon trajet je n'avais le temps que pour un seul cobaye. Le soir, je reportais dans un carnet les plus insolites.

J'arrivais à l'école d'un pas plus rapide que la veille. Devant l'école, la foule était plus dense, rassemblant les premières, deuxièmes et troisièmes années. Je reconnus les miens, les chatons, qui admiraient leurs ainés. Nous entrèrent, chacun armé de son emploi du temps, murés dans notre mutisme. Mr Dauriac trouva notre portée et ouvrit la salle à la mise en place classique. Je m'assis au milieu et fut interpellée par ma voisine.

« Salut, je m'appelle Suzanne, et toi ? ».

Surprise de cette prise de parole osée, je répondis  « Salut, moi c'est Emma. ».

Mr Dauriac intitula son cours « Internet : définition ». Le terme vient du mot anglais « Internetting » qui signifie Interconnecter les réseaux. De ce point de départ il insista sur  la notion de réseaux et sur l'accès à une communication internationale. Captivée par son argumentation, je notais les points importants sans consulter ma montre tous les quarts d'heure.

A la pause déjeuner, Suzanne me proposa de nous rendre dans un restaurant branché qu'elle avait repéré. Pendant la dégustation de délicieux hamburgers, elle en profita pour me poser les inévitables questions sur mon identité. Elle m'écoutait puis y répondait elle-même.                                                           Originaire d'une petite ville de banlieue, elle avait grandit dans un quartier privilégié non loin des HLM. Ses parents étaient fonctionnaire et ouvrier et sa grande sœur terminait des études de médecines. Elle se disait autodidacte, n'ayant pas Internet à la maison mais fréquentant la bibliothèque publique qui proposait un accès gratuit. Son orientation scolaire n'avait pas enchanté ses parents qui auraient aimé qu'elles suivent l'exemple de sa sœur en choisissant une carrière lui garantissant un train de vie supérieur. Mais, rejoignant l'avis de Mr Favot, elle était persuadée de l'explosion prochaine du e-commerce. Une fois passées les politesses, Suzanne passa directement au dessert, la corde sensible, en me demandant :
"T'es célibataire ? "
"Oui, depuis pas longtemps. Et toi ?"
"Moi aussi mais j'y travaille."
"Comment ça ?"
"Internet" me dit-elle en élargissant son sourire
"Ah oui tu parles des Chats ?"
"Non, tu connais rencontres.com ?"
"J'ai juste vu quelques pubs. "
"Je t'explique, sur rencontres.com tu choisis ton mec sur catalogue". Je riais à cette idée, convaincue qu'elle n'était pas sérieuse. Me voyant sceptique, elle continua.
"C'est vrai ! Tiens par exemple, tu l'aimerais brun ou blond ton futur ?"
"Je sais pas. Ça m'est égal."
"Emma, tu dois être plus exigeante. Regarde un peu nos mères et nos grand-mères, elles se sont mariées avec leur premier mec non ? "
"Ouai"
"Et bah nous c'est pas pareil. Tu vois, il y a eu le Minitel et le Téléphone Rose mais maintenant on est à l'aube d'une révolution.  Je peux t'assurer qu'Internet va nous éviter bien des malheurs. Fini les dragues à deux balles, c'est nous qui prenons le contrôle. Tu veux un brun aux yeux bleus, sensible qui aime aller au ciné et manger des pizzas ?  Tu le trouves sur rencontre.com. Moi je le veux beau et riche et étranger ».

J'étais impressionnée par son franc-parler et sa manière de s'adresser à moi comme si nous nous connaissions depuis des années. Ce fut l'heure de retourner en cours. A chaque cours, Suzanne discutait avec une personne différente. Au déjeuner suivant, nous étions trois avec Kelly, une jolie fille au physique irréprochable. Le jour d'après ce fut Coralie. Nos personnalités fusionnaient harmonieusement. Kelly était notre spécialiste mode et tendance. Elle fréquentait quotidiennement le centre commercial et nous dévoilait ses astuces pour obtenir des remises sur ses achats. En général le charme opérait. Elle avait pour objectif d'ouvrir sa propre boutique sur Internet. Coralie et moi avions en commun notre discrétion mais elle me dépassait. Nous ne savions pas grand-chose d'elle à part qu'elle vivait avec son père et avait pour passion la peinture. Sa tenue vieillotte était en total décalage avec le profil créatif inspiré par le e-commerce. En revanche, elle n'hésitait pas à donner son opinion souvent en contradiction avec le reste de la bande. Enfin, Suzanne était notre mentor. Elle guidait la conversation, l'orientait et supervisait les débats. J'ajoutais mes trois amies sur Facebook. Kelly inondait son mur virtuel de déclarations à son petit copain et Coralie postait des images artistiques. Celui de Suzanne était presque vide, en dehors de quelques photos de vacances.

Mes parents étaient ravis d'apprendre que j'étais intégrée à un groupe. Je me sentais épanouie et bien dans ma peau. A la célébration de Roch Hachana, Nouvel An juif, ma grand-mère s'en réjouit également.

« C'est bien ma chérie, je suis fière de toi. Tu es rayonnante ! »

Ma tante fit un aparté « Tu n'as pas un peu grossi, Emma ? »

Je fis mine de ne pas avoir entendu, privilégiant le compliment qui précédait cette intervention.

Les semaines passèrent et Internet devint en effet ma principale activité. Les cours théoriques et pratiques s'enchaînaient et les nombreux exercices à la maison requéraient une connexion perpétuelle. C'est ainsi que mes parents m'achetèrent mon premier ordinateur portable. J'étais aussi surexcitée que si j'avais eu un chien comme je le réclamais à six ans. Ma sœur eu un téléphone portable en compensation. Mon nouveau joujou était ma bible, mon livre de chevet. Les professeurs préconisaient de visiter des sites au hasard et d'en faire une analyse. Je n'en excluais aucun. Grâce à ma formation, je n'étais plus aussi naïve qu'avant. Mr Darcy nous l'avait expliqué ainsi :

« Derrière les images présentées au consommateur,  l'araignée tisse sa toile en créant un besoin. La victime ainsi tentée se retrouve piégée dans ses filets et fini par céder en sortant son portefeuille. »

En professionnelle, j'adoptais la posture du chef d'entreprise qui use de stratagèmes pour séduire les internautes. Tout avait été pensé, réfléchi et les blocs publicitaires regorgeaient de tentations.  Sur un site vantant les délices d'une marque de crème glacée, j'ai moi-même mordu à l'hameçon. J'ai fini par satisfaire ma gourmandise en allant au supermarché.

Mes notes étaient bien au-dessus de la moyenne, démontrant que je ne m'étais pas trompée : le e-commerce était ma vocation. Suzanne venait souvent à la maison pour préparer des exposés ou nous entraîner sur l'ordinateur. Elle était plus que mon binôme, ma confidente. Ma mère adorait sa spontanéité, estimant qu'elle avait une bonne influence sur moi. Elle ignorait que, dans ma chambre, l'amie exemplaire révélait sa vraie nature.   

Suzanne vivait en banlieue avec son père qui voyageait beaucoup pour son travail. Il lui ramenait des souvenirs et lui racontait dans quelles circonstances il les avait achetés. Elle projetait de l'imiter en parcourant le monde dès qu'elle en aurait les moyens financiers. Malgré ces attentions paternelles, Suzanne se sentait terriblement seule. Elle s'était fixé comme objectif de combler sa solitude dans des bras masculins. Dans son lycée elle avait couché avec trois garçons de sa classe avant de les larguer froidement. Elle avait alors jeté son dévolu sur rencontres.com. Elle me montra son fonctionnement, s'intéressant plus à son contenant – les mâles - qu'à son contenu – l'ergonomie. Suzanne comparait le site à un terrain de chasse. D'abord le choix du gibier puis son approche furtive et sa captivité. Je dû avouer que le moteur de recherche détaillait tous les critères physiques et mentaux. Suzanne effectuait un second tri parmi les candidats à prétendre étancher son désir. Elle rencontrait les heureux élus et finissait dans le lit des plus chanceux. Elle assumait ces histoires sans lendemain qui, selon elle, était le parfait remède à une vie monotone.

Je ne cautionnais pas cette vision de l'amour bien loin du conte de fées que je me réservais. Je n'avais pas cessé de penser à Yvan et l'imaginait lisant mon poème, amoureux de son auteure. Avec Internet je pourrai peut-être lever le mystère en publiant sa suite. Mon blog ne suffirait pas à attirer son attention mais en laissant des indices sur plusieurs sites je lançais plusieurs bouteilles à la mer.  Je créais quinze blogs issus de sociétés différentes et m'attela à la tâche. J'eus plus de mal qu'autrefois à lier les mots poétiquement et m'arrêtais à 4 lignes en terminant par la signature « A toi ». Je le publiais en article sur mes blogs.

Kelly soutenait que mes tentatives n'étaient pas vaines et que je parviendrai à atteindre mon but ultime. Elle considérait que la rencontre naturelle était l'idéal, donc inutile de chercher.  En couple depuis 3 ans, avec Ronan elle est était persuadée d'avoir trouvé son âme sœur.  Elle prévoyait de se construire un nid douillet dès la fin de leurs études et de suivre les étapes appart, mariage, bébé.

Je n'avais de nouvelles d'Alicia que par notre intermédiaire, Facebook, mais je ne la reconnaissais plus sur les photos. Elle se donnait un genre de bad girl, la cigarette à la main et le majeur levé en signe de protestation. Thibault ne figurait plus à ses côtés mais à sa place un hipster barbue imitait son geste obscène. Je regrettais notre éloignement mais je ne doutais pas que Suzanne, Coralie et Kelly se montreraient plus fidèles.  Ensemble nous envisagions même de faire fortune en fondant notre propre start-up. Ces entreprises d'un nouveau genre donnaient l'impression d'un cadre de travail idéal, à l'ambiance détendue propice à l'inventivité. J'avais hâte d'effectuer mon stage de deuxième année. Comme à la boulangerie, je me sentirai utile mais à une échelle plus importante. Toutes les idées qui fusaient lorsque j'explorais un site sur Internet ne demandaient qu'à être appliquées. Mr Derby nous avait conseillé de noter nos recommandations dans un cahier et de les conserver minutieusement. Tous les sites avaient la même base ou squelette mais une fois paramétrés ils étaient uniques au vue des internautes. Rien n'était laissé au hasard : les couleurs, les matières, l'emplacement des blocs promotionnels…  Selon notre professeur, ce qui pourrait faire la différence lors de nos entretiens d'embauche serait une démarche de préconisation. En clair, il fallait prouver à notre employeur potentiel que nous  étions capables soit d'apporter des améliorations si son site existait déjà ou bien à le concevoir entièrement s'il n'en possédait pas encore. Je suivis rigoureusement ces conseils.

D'ordinaire, décembre est un de mes mois préféré. Mes yeux brillent du même éclat que les décorations de Noël qui habillent le paysage urbain. Je suis enchantée par le spectacle de la course aux cadeaux. Je porte une attention particulière à faire plaisir à mes parents et à ma petite sœur. J'économise chaque mois de l'argent de poche en prévision de ces dépenses. Je n'échappe pas à la coutume d'attendre la dernière minute quand les magasins grouillent de gens pressés. Mais cette année, après avoir réalisé l'inventaire des précédents présents, je décide de chambouler mes traditions. J'achèterai sur Internet  et surprendrai ma famille. Pour mon père, je commandais un lot d'ustensiles pour servir le vin. J'abonnais ma mère à un magazine de cuisine connaissant sa passion pour les arts de la table. Et enfin j'offrirai à ma sœur de jolis accessoires pour son téléphone portable. Le 15 décembre j'avais déjà bouclé l'affaire. Glorieuse, j'annonçais sur Facebook avoir réussi la mission cadeau avec brio. J'en profitais pour zieuter le profil éventuel d'Yvan et cette fois il existait bel et bien.

Je donnais rendez-vous à Suzanne et Kelly dans un café des Champs Elysées avec pour prétexte de déambuler dans le marché de Noël. Attablées autour d'un chocolat chaud je leur décrivais les détails visuels et textuels qui ornaient la page d'Yvan. Sur sa photo principale il était entouré d'une bande de fille, les enveloppant de ses bras. Il avait également partagé quelques liens piqués à d'autres pages spécialisées dans la moto. Enfin, des vidéos clips de musique identifiaient définitivement son style rock. Suzanne jugea qu'il avait gagné en maturité et que son sex appeal plaisait aux filles. Elle me conseillait de lui envoyer une invitation sans tarder avant qu'il soit trop tard. Kelly voyait en cette apparence une fréquentation à éviter. Je décidais de rester attentive à l'évolution du contenu de son profil sans intervenir pour l'instant. Les illuminations de l'avenue parisienne firent leur effet sur nous, le cœur était à la fête.

Noël fut célébré chez ma grand-mère en présence du groupe familial habituel. Les cadeaux sont déposés au pied de la cheminée inutilisable depuis longtemps. Le menu est chaque année le même. En entrée le foie gras réalisé par ma tante, suivi d'une dinde garnie et en dessert une bûche confectionnée par la boulangère préférée de ma grand-mère. Une fois les ventres gavés, nous distribuons les paquets à leur propriétaire. Ma grand-mère attend la fin du déballage pour nous confier ses enveloppes contenant un chèque de 150 €. Le rituel prend fin par le baiser forcé pour la remercier et la joie exagérée manifeste d'avoir été comblé. Il est connu que  certains de ces « cadeaux parfaits » finiront en vente sur Ebay ou sur la table de la prochaine brocante de quartier. La réaction des receveurs de mes présents n'a cependant pas laissé de doute sur mon choix judicieux.

Qui dit nouvelle année dit résolutions. Je n'échappe pas à la règle et me fixe à chaque fois des objectifs élevés que je n'atteints jamais. Outre la réussite scolaire, j'aimerais perdre quelques kilos et abréger mon célibat. En référence, la série vieillissante Amour, Gloire et Beauté résument ironiquement ma quête. Mais je ne comptais pas faire durer le suspense pendant plus de quatre saisons.  L'hiver donnera le top départ à de grands changements.

Reprenant le processus de mon choix d'orientation, j'empoignais mon stylo et entrepris de séparer une feuille en deux parties distinctes. Dans la première, j'annotais des activités à visée minceur et dans la seconde des possibilités qui s'offraient à moi pour la chasse au partenaire. Pas de secret pour perdre du poids rien de mieux que bouleverser son apparence par des séances d'abdos et pour l'amour les neurones sont mis à contribution. Le problème est d'obtenir le graal sentimental avant d'atteindre l'équilibre physique. Là encore mes deux amies ne s'accordaient sur aucun point.

Suzanne me suggérait de commencer par sculpter mon corps afin de me sentir mieux dans ma peau et ainsi passer à l'étape suivante en exhibant mes abdos tout neufs pour ramasser le fruit de mon travail. Je goûterai à la satisfaction de voir un parterre de mâle alléchés, testerai la marchandise et n'aurait qu'à piocher parmi mes préférences. Kelly considérait que mon futur copain devait m'accepter tel que je suis avec mes qualités et mes défauts. Selon elle, mon apparence et ma personnalité ne manquaient pas d'atouts pour séduire. Les deux semblaient épanouies dans leur mode de vie, je décidais de faire un mix de leurs suggestions.

Parallèlement, je mènerai la guerre aux kilos tout en conquérant le sexe masculin. Tout d'abord je m'interrogeais sur le sport qui me conviendrait le mieux. La piscine et le vélo étaient des options envisageables mais au vu du rude hiver qu'annonçaient les météorologistes, les deux étaient compromises.  A côté de chez moi une salle d'utilité publique proposait toutes sortes de danses et cours collectifs. Je me promis d'aller y jeter plus qu'un œil, de faire un essai et de m'y inscrire. Il était évident que pratiquer une activité sportive nécessitait de s'alimenter sainement. Fini les raclettes, fondues et autres plats grossissants hivernaux, à moi les privations - à commencer par les cinq fruits et légumes conseillés par les campagnes médiatiques. J'appréhendais de devoir couper court aux friandises qui ponctuaient mes journées d'étudiantes et adoucissaient les révisions. Passé le chapitre du freinage sur les sucreries, la recherche du prince charmant prenait des allures de buffets à volonté. Considérant le peu de probabilité de tomber par magie sur Lui, je devais envisager la piste Internet.  J'espérais une bonne pioche immédiate.

Je fis part du verdict à mes deux comparses qui trouvèrent mon comportement courageux. Suzanne me ressortit recontres.com, Kelly concéda que mes initiatives santé étaient encourageantes et jura de m'y accompagner quelque fois. Je trouvais des alliées de poids pour guider mon corps et mon esprit vers la victoire. Je décelais déjà un petit bouleversement dans ma tête, une confiance en des jours meilleurs à venir. Au regard de l'actualité atroce que supportait mon père devant le journal télévisé tous les soirs relatant les miséreuses victimes de bourreaux, ma bataille de bisounours avait des millions de fois plus de chance d'aboutir.

A la maison, ma mère remarqua très vite mon refus de m'alimenter comme d'habitude. Elle me dit :

« Emma, tu es malade ? »

« Non je fais juste plus attention à ce que je mange. J'aimerais perdre quelques kilos » J'aurais dû m'abstenir de cette dernière phrase.

« C'est bien tu as raison. Une dizaine de kilos en moins et tu serais parfaite ! » - moi qui n'en visait que quatre ou cinq…

« Oui et je vais m'inscrire dans une salle de sport » - Encore une fois j'aurais dû me taire.

« Très bonne idée ! »

Puis après un instant d'hésitation et d'une voix plus aigue :

« Emma, tu n'aurais pas un amoureux ? »

« Non Non » - j'appui bien la négation pour mettre un terme à la conversation.

Avant d'aller dans ma chambre, je passais par la salle de bain et me hissais sur la balance, semeuse de troubles. Les chiffres étaient implacables : 71 kilos. 58 à ma dernière pesée ou l'effet d'une violente gifle. Contrariée, je m'effondrais sur mon lit retenant mes larmes. Seule une grève de la faim avec perte de poids accélérée saurait me consoler. Je saisis une feuille blanche et m'emparais d'un stylo. En titre, j'inscrivais en grosses lettres majuscules : LUI.

En guise d'accompagnement je plaçais mon CD « Bandes originales » dans ma chaîne Hi-fi. Piste 1 : Unchained Melody, quoi de plus inspirant ? Je traçais deux colonnes PHYSIQUE et MENTAL. De préférence, je le voulais grand, brun, les yeux bleus, musclé ce qu'il faut et avoir entre 21 et 25 ans; Il devait être ouvert d'esprit, voyageur, romantique, aimer la culture, spontané, ambitieux, avoir de l'humour – celui qui fait vraiment rire - et ne pas être jaloux. Je façonnais l'homme idéal comme la charte graphique d'un site internet. L'ergonomie est ici remplacée par le sexe masculin et les détails se façonnent  au gré des envies. Les concessions seraient inévitables mais j'imposais qu'il ait au moins deux attributs de chaque catégorie. J'allais sur rencontres-.com, m'inscrivais en deux clics et, sans perdre de temps, entra dans le moteur de recherche les critères que j'avais établis. Je mesurais la hauteur de mes exigences à l'annonce du résultat. Seulement trois mâles gisaient là, implorant l'objectif qu'une femelle se trouve à l'autre bout. Le premier, désespéré, espérait attirer toutes les prétendantes en se disant « très ouvert ». Le second, affamé, affirmait sortir d'une longue relation et ne chercher que des aventures. Le dernier, au charme un brin plus avantageux, avançait que seule une femme aux courbes 0% matière grasse serait le satisfaire – m'excluant du casting. Aucune ne convenait et j'élargissais ma fouille en éliminant certaines conditions. Au minimum je le voulais bien bâti – donc sportif -aux yeux bleus comme les miens pour m'assurer que mes enfants en hériteront. Des milliers de photos défilèrent sous mes yeux, la compétition s'annonçait rude.

La semaine passa, cadencée par les mâchements de salades enrayés par l'appétit féroce de Suzanne – fière de ses formes – et Kelly – taille mannequin. Un petit tour sur la balance m'informa que mes efforts payaient. Jusque là tout se déroulais comme prévu, je résistais. Côté mec, j'étais en phase d'observation. Je parcourais les profils aguicheurs, étudiais chaque mot y figurant et passais au suivant. Le dimanche, j'agissais en en flashant vingt d'entre eux. Je cliquais sur l'éclair vert furtivement, frissonnante d'imaginer révéler qu'ils me plaisaient. Sur ma fiche j'avais mis une photo selfie prise à la lumière du jour – celle qui embellit – avec le pseudo évocateur Em-moi. J'étais scotchée à l'application téléchargée sur mon téléphone, à l'affut de la moindre réponse. La moitié arriva dans l'après-midi qui suivit. Tous les styles y étaient. Des poètes grotesques qui me ressortaient des baratins « Tes parents ont volé toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » - recalé – ou des rebelles doucereux « T'es vraiment charmante, je kiff trop ton regard ! » - recalés – des basiques avec un simple « Salut » prévoyants une longue et ennuyeuse conversation – recalés – et enfin les mentions passables – reçus. Ils étaient au nombre de sept sélectionnés. Je fis un second passage sur leur profil tout en sachant qu'ils en seraient informés et je bloquais sur celui d'un nommé Biouman. La référence au sketch des Inconnus m'était familière et je me disais en riant qu'Heartgirl et Biouman feraient une super équipe. Une seule phrase figurait sur son profil : Be strong, Be young. Je décidais de lui répondre. Il écrivait : « Hello jolie demoiselle. Que te dit ton cœur aujourd'hui ? », Accrocheur, sans de faute, et le glissage subtil de l'anglais. Au bout de 45 minutes, je relus mon ultime bafouille – à noter voir, revoir voire rerevoir… le sketch de Gad Elmaleh. «Hello, il me dit « pourquoi pas » ? » et j'envoyais lea phrase voulue poétique. Je décidais de ne pas accorder de retour aux autres postulants. Je me focalisais sur l'espoir d'attraper le bon du premier coup, en l'accordant au destin et non à la chance.

Je veillais tard, guettant l'alerte Rencontres.com de mon téléphone signalant un nouveau message. Il ne se manifesta qu'à 1h30 du matin. Les yeux collés par la fatigue, je lus « Et pourquoi ne pas se rencontrer, on gagnerait du temps… ». Analyse en cours et explosion d'interrogations. Qu'entendait-il par « on gagnerait du temps »? Avait-il hâte de faire ma connaissance ou comptait-il aller directement à la case sexuelle sans passer par la voie orale ? J'étais mitigé, ne sachant quoi faire. Impossible de remettre au lendemain, il fallait décider de la suite. Petit « a», vérité, je joue la carte de la prudence en le titillant textuellement ou petit « b », action, j'accepte spontanément sa proposition. Un rapide coup d'œil sur ses photos fini de me convaincre. Je répondis «Oui, je suis d'accord. » puis je laissais le sommeil m'emporter.

Je retrouvais Suzanne en pleine conversation téléphonique. Elle entortillait nerveusement ses cheveux et hochait la tête en continu. Son interlocuteur devait être spécial pour la mettre dans cet état. Je m'approchais d'elle attendit qu'elle raccroche.

« Salut Emma ! J'ai rencontré un mec formidable ! »

« Ah encore un ? Il est beau et riche ? »

« Pas vraiment. C'est un apprenti cuisinier, tiens regardes. » Elle me montra une photo de leur tout nouveau tout beau couple. La première chose que je vis ce fut son nez, trop grand pour son visage. Je le trouvais banal.

« Encore un que tu vas jeter poliment. » lui dis-je sarcastiquement.

A voir son air exalté, elle avait quitté notre chère Terre pour des un de ses petits nuages roses. Je renonçais à lui parler de Biouman, Kelly serait sans doute de meilleurs conseils. Nous déjeunions toutes les deux, Suzanne nous ayant préféré son amant. J'abordais doucement mon sujet.

« Comment ça va avec Ronan ? »

« Super. On est en train de réfléchir à nos prochaines vacances. Si d'ici là tu trouves quelqu'un on pourrait partir ensemble. » Et voilà où je voulais en venir.

« Justement, j'avance sur ce point. »

« Racontes ! »

« Je me suis inscrite sur Rencontres.com sans vraiment y croire et j'ai eu une belle surprise. » Je brandis la photo de Biouman capturée et enregistrée sur mon téléphone.

« Il a l'air top mais restes prudente. » Je papillonnais des cils, flattée qu'un bel étalon s'intéresse à moi.

« Oui, oui. Je vais bientôt le rencontrer. »

 A cet instant je reçu une alerte, sa réponse.  Il me communiquait son numéro de téléphone et proposais un rendez-vous le samedi à venir. Je rayonnais de bonheur ce qui n'échappa pas à Kelly qui espérait que ça continue.

Après un échange de SMS, Biouman était désormais connu sur le prénom de Mathieu. Malgré cet événement majeur, je restais studieuse, sachant qu'en étant occupée le temps passerait plus vite. Le vendredi soir, je piaillais d'impatience à l'idée qu'il ne restait plus que quelques heures. Nous avions convenu de nous retrouver devant la station de la fontaine St Michel. Je me détendais en regardant le profil Facebook de Yvan. Il postait des vidéos d'un groupe de musique, Les Beasted, et je le reconnu immédiatement en tant que guitariste. Les mélodies pop me plurent et je me voyais déjà en groupie au premier rang de son concert. D'après les commentaires, plusieurs filles louaient la beauté des membres du groupe et exprimaient leur désir de s'accoupler avec untel. Cette popularité montrait que la course était déjà engagée, je n'avais même pas pris le départ. Mathieu parviendrait peut-être à me faire oublier mon fantasme

Trois heures de préparation me furent nécessaire pour la sélection de mon accoutrement. Etre désirable en hiver relève de la prouesse. J'optais pour un pantalon noir qui affine, un pull gris col roulé et un T-shirt rose perle décolleté en dessous. Je domptais ma crinière brune en une demi-queue attachée par une barrette noire, maquillais légèrement mes yeux et rosais mes lèvres.

Je pris le bus qui m'emmenait juste devant la place et j'arrivais avec quelques minutes d'avance. Mon cœur battait vite tandis que j'examinais à la loupe les hommes qui semblaient attendre quelqu'un. A trois reprises je cru le reconnaître quand soudain je le vis sortir de la bouche du métro. J'étais comme une petite souris cachée derrière l'abribus, jugeant mon soupirant et jaugeant tous ses traits. Il était fidèle à ma représentation, une allure de prince. Ce fut pour moi l'heure d'entrer en scène. Je traversais et me dirigeais droit vers lui. Vu d'extérieur j'étais déterminée mais à l'intérieur le stress ne faisait qu'enfler à mesure que j'approchais de lui. Il eu une once d'hésitation puis m'embrassa sur les joues. Il me proposa de nous installer à un bar du quartier.

Si vous avez rencontré votre amoureux au lycée, vous avez sans doute appris à le connaître progressivement. Un rendez-vous Internet ressemble plus à un entretien d'embauche. Une déferlante de questions ordinaires pour éviter les blancs qui pourraient gêner les deux acteurs. Mon verre a peine vidé, Mathieu connaissait la majorité de ma vie. De ma naissance à Paris à mes études en e-commerce, j'avais passé en revue mes plus beaux souvenirs et même mes tourments avec Jérémie. Je ne m'étais pas aperçu que le dialogue tournait essentiellement autour de moi. De lui je ne savais pas grand-chose. Etudiant en école de commerce, vivant seul et originaire de Bordeaux, il prévoyait de monter sa propre entreprise. Son regard transperçant me déstabilisait, il me plaisait assurément. En gentleman, il paya l'addition et m'assura qu'il était ravi de m'avoir rencontré. Une bise et il fila dans le métro.

J'étais d'humeur joyeuse et je n'avais pas envie de rentrer immédiatement. Je passais par « La Parisienne » voir Hervé qui s'extasia de me voir. Je lui demandais quelles étaient les nouvelles. Il me révéla que sa femme avait quitté le foyer sans en préciser les raisons. J'en fus désolée alors que rien ne semblait altérer son enthousiasme. Il s'intéressa à mes études et regretta que je ne fasse plus partie de son équipe. Je le quittais satisfaite de cet échange mais une question me trottait dans la tête : par quel miracle affrontait-il sa séparation aussi sereinement ?

De retour à l'école,  je rassurais Kelly sur le sérieux de Mathieu. J'avais rejoint Suzanne sur son petit nuage, certaine du coup de foudre réciproque. Sinon il ne m'aurait pas mitraillé son interrogatoire et aurait coupé court à notre entrevue. La semaine fut sous le signe de la légèreté et de la conviction que la roue avait enfin tourné.

Signaler ce texte