A couteaux tirés

padam

Malik fume une clope. Adossé contre le mur, il attend. Il est toujours le premier. Les bus arrivent trop tôt à cette heure-ci. Dans le ciel, l’enseigne électrique clignote. Contraste entre le rouge net du néon et les grises tentatives d’un ciel du nord-est de Bruxelles.

Malik écrase son mégot par terre, le pousse du bout du pied vers une bouche d’égout. Il le sent déjà moite et nu, le pied, dans la chaussure de cuir. Au coin de la rue, un bruit de moteur connu qui approche. La camionnette s’arrête, en dépose trois, repart aussitôt. Ils se saluent ; attendent à quatre. Malik ne dit rien. Il fume. Il se dit qu’il devrait déménager. Peut-être. Plus tard. Regarder dans la rue les affiches à louer.

Il ne fait plus vraiment froid, pas vraiment chaud. La tête sur le mur, Malik écoute sans comprendre la langue des trois.

Un autre bus arrive, qui crache un petit nombre de lèves-tôt dont Ahmed, écouteurs aux oreilles. Il tape la main de Malik. Sbah el kheir, salam, Kif el hal échangent Ahmed et Malik pendant que les trois continuent de parler entre eux.

Le patron arrive, salue rapidement les cinq hommes, relève la grille métallique dans le fracas habituel de la tôle pliée. L’équipée se met en branle selon le même code depuis des mois : les trois descendent ; Malik lave le sol puis il astique couteaux et planches à découper, une puissante odeur d’eau de javel flottant dans l’espace, saturant les narines ; Ahmed enfile son tablier, sort de larges pièces de viande de la chambre froide qu’il débite consciencieusement, remplit les bacs de plastique blanc : mouton, volaille qu’il dispose entre les merguez et autres hamburgers d’agneau dans l’étalage du jour. Il découpe ensuite les beaux morceaux de contrefilet, une quinzaine d’entrecôtes, pèse des rôtis de 1kg, 2 kgs, 2 kgs 500 grammes pour les colis « bœuf ». Le patron tolère un fond de musique pour rythmer le travail.

Les premiers clients arrivent. Malik dépose seau et torchon dans un coin, troque les gants de caoutchouc jaune contre les gants blanc et sert derrière le comptoir. Imperturbable, Ahmed continue d’installer la viande. De temps en temps il revient les bras couverts de pièces sanglantes pour renflouer la chambre froide.

Le réveil sonne trop tôt. Catherine s’extrait de son lit et gagne la salle de bain. Les gestes sont exécutés en automate. Il est trop tôt pour penser. Catherine allume le percolateur, l’odeur de café se répand dans l’appartement. Elle réveille la petite, lui débarbouille le visage et l’aide à enfiler les vêtements préparés la veille. La petite a des plis de sommeil sur les joues, dans le cou. Elle ne dit rien, s’endort dans son bol de Nesquick qu’elle n’a même pas la force de touiller. « Tu ne manges rien ? » Catherine mélange le lait au chocolat de la petite, les tartines sautent du grille-pain. Elle étale la confiture sur les tranches, prépare les sandwichs au gouda du midi, avale un café.

Catherine dépose la petite à la garderie. Elles sont les premières. Nathalie, l’institutrice, emmène la petite dans le coin coussins où elle lui raconte une histoire. Catherine fait un petit signe de la main. « A ce soir ». C’est une grosse journée aujourd’hui.

Elle roule dans le petit matin de Bruxelles, seule.  Sur les artères principales, elle défie les feux rouges qui, les uns après les autres, comme s’ils respectaient le scénario minuté d’un vidéaste contemporain, passent au vert. « 10 morts en moyenne par an dans les dancings. La ministre de l’intérieur envisage certains changements en matière de sécurité car les exploitants de discothèques ne sont soumis à aucune obligation légale ». Catherine pense aux journalistes. Elle voudrait leur dire qu’elle aussi elle s’est levée tôt. Elle pense à la fluidité du trafic, au nombre de gens actifs à cette heure. On n’a pas idée. Elle pense qu’elle aime rouler vite. Quelque chose vient de varier dans la lumière. La porte du garage s’ouvre. Catherine éteint le moteur et sort. Dans la rue, les lampadaires sont éteints.

En déséquilibre sur un fauteuil de réunion Jean-Christophe se balance, tentant de monopoliser l’attention. Il rit fort, aspire bruyamment son café, raconte des histoires qu’il est le seul à trouver drôles. Les collègues émergent, ne l’écoutent pas vraiment.

Catherine se prépare un café. Elle attend que l’équipe soit au complet pour énoncer les objectifs de la journée. Elle passera méthodiquement en revue le programme, les itinéraires, les procédures, les rôles de chacun. Même s’ils ont l’habitude, un rappel n’est jamais superflu.

Les effectifs ont été renforcés, comme demandé lors du débriefing de la précédente opération. On peut désormais compter sur quatre recrues supplémentaires.

Catherine sait y faire pour obtenir ce qu’elle veut. « Tout est fonction des résultats que vous visez » avait-elle martelé au directeur de section, déployant l’argument payant du « plus on est nombreux, plus on est efficace ». Elle avait été entendue.

Un petit verre de café à la main, le patron discute sur le seuil avec Malik. La semaine prochaine, il part au Maroc pendant quelques jours. Malik gèrera la boutique pendant son absence. C’est le plus ancien ici, le seul à savoir comment on fait tourner l’affaire. Arriver en premier, partir en dernier. Compter la caisse, déposer la recette à la banque – surtout ne jamais garder d’argent sur place ; pour les trois c’est à la semaine, comme d’habitude – gérer les contacts clients, ceux avec l’abattoir, les grossistes. Tu sais comment ça se passe. Le patron tape Malik dans le dos « t’es un bon gars » Malik lui sert la main. Il est content. C’est la première fois. Les lampadaires s’éteignent. Malik retourne à l’intérieur. Un jour, il aura sa propre boucherie. Il y pense et sourit. Ahmed est occupé avec des clients qui n’achètent rien mais qui bavardent volontiers. Ahmed est toujours en train de parler. Il raconte ses sœurs et leurs enfants, mais aussi ses histoires avec les filles. Pas celles du pays, non, les autres. Sa mère voudrait qu’il se marie, lui, il dit qu’il a encore le temps. Il a une fiancée, là-bas. Elle lui est promise. Ils se marieront.

Les clients aiment bien venir à la boutique. On parle, ça occupe. Ils sont là dès le matin. Dedans, dehors, fumant et buvant de très petites gorgées d’un café fort. L’après-midi, les femmes se retrouvent devant la vitrine, avec les poussettes ou jetant un œil sur les enfants qui jouent, plus loin, dans la rue. Malik bavarderait bien sur le trottoir avec Jamila mais il continue de servir. Il le doit. Le temps se réchauffe et, avec lui, la chemise neuve de Malik qui dégage une odeur de sueur mêlée à celle de la teinture qui n’a pas encore été lavée. Dans le ciel, le clignotement de l’enseigne rouge électrique continue, imperturbable, de s’égrener sans bruit.

Catherine répartit les différents membres de l’équipe dans les voitures. Cinq en tout. Garées, parallèles, dans les rectangles blancs qui leur sont impartis. Les collègues ne disent rien. Jean-Christophe tente une blague « c’est l’histoire d’un Français, d’un Allemand et d’un Belge, ils sont dans une voiture, ils ont un accident et ils meurent ». La chute rencontre un profond silence.

« C’est parti » lance Catherine, la mâchoire crispée.

Dans les voitures, tout le monde se tient droit. Même les vêtements sont raides. Les visages tirent vers le bas. Les paumes posées sur les cuisses. Les regards fixes. Dans la bouche, un arrière-goût de café. Même Jean-Christophe se tait, gagné par la concentration du reste de l’équipe. On n’entend plus rien. Seules les voitures savent où elles vont.

Malik tend le paquet de viande à Monsieur Aït-Moussou et lui rend la monnaie. Monsieur Aït-Moussou sort de la boutique.

Des voitures s’arrêtent en pleine rue. Cinq. Tout se passe très rapidement. Les hommes et les femmes débarquent à toute vitesse. Ils entrent dans la boucherie comme s’ils connaissaient le lieu. Ils se précipitent dans chacune des pièces. Une femme en uniforme engage la conversation avec les deux hommes au comptoir. Un homme en civil revient, suivi du patron.

Dans la rue, on entend des cris. La femme en uniforme court. A toute allure, elle poursuit un homme qui s’enfuit.

Catherine s’engage dans un escalier presque droit. Elle descend prudemment dans le noir, cherchant un interrupteur introuvable, longeant un couloir au bout duquel pend une ampoule qui n’éclaire rien. Elle pousse une porte, arrive dans une pièce. Douche de lumière aux néons. Il règne, dans cet espace réduit, une odeur écœurante de désinfectant mêlée à celle de la viande faisandée. Des poubelles éventrées d’où sortent des restes de tripes et autres déchets d’animaux participent généreusement du remugle qui prend Catherine à la gorge et qui lui donne envie de vomir. Le sol est jonché de traces de pas imprimées dans des coulées de sang séché. Un tablier blanc roulé en boule témoigne d’une présence humaine quelques instants plus tôt.

Catherine lève les yeux. Une fenêtre ouverte donne sur une cour encerclée de murs qui débouchent sur d’autres cours, seules respirations des maisons du quartier. Jean-Christophe passe les menottes aux poignets d’un homme noir en tablier blanc maculé de tâches en tous genres.

Catherine contourne les pavés de béton que les mauvaises herbes ont fait éclater et se replie à l’intérieur. Des techniciens en combinaisons testent la viande. Ils cherchent d’éventuels agents conservateurs non autorisés. 

La femme en uniforme revient, essoufflée. Rejointe par un de ses collègues, ils ont pu rattraper le fugitif. Interrogé par Catherine, l’homme bredouille un français d’où transpire la panique.

Catherine essaie de savoir combien d’hommes travaillaient en bas. Un des trois leur a échappé.

Elle demande au patron les contrats de travail des employés. On passe des coups de fil.

Seuls deux sur cinq possèdent un contrat réglementaire. Les trois du sous-sol sont des « sans-papier », 4 euros de l’heure, 12 heures par jour.

Le patron se défend. Ils n’ont peut-être pas de papiers mais au moins ici ils gagnent leur vie.

Catherine emmène les deux qui restent, Elimane et Latif. Elle les remet aux mains de son collègue. On dit « vous êtes en situation illégale ». Latif regarde droit devant lui. Le visage fermé, il ne dit rien. Elimane tremble. Il parle, demande qu’on le relâche, qu’on fasse comme si on n’avait rien vu : « qu’est-ce que ça change pour vous ? et si je n’avais pas été là ? si je m’étais enfui ? ». Il implore mais déjà un homme le pousse devant lui, le faisant avancer jusqu’au combi où il le fait entrer, posant une main sur sa tête au moment où il franchit la portière qu’il referme. L’agent exécute la mission. La camionnette démarre. Catherine regarde le véhicule disparaître au coin de la rue et avec lui, Latif et Elimane.

Elle leur rend service. S’accrocher à cette idée. L’inspection de cet établissement terminée, les différents membres de l’équipe continueront de suivre le programme de la journée selon les procédures habituelles. Il ne s’agit pas de juger. Il s’agit de suivre le règlement et la loi. Il faut tout mettre en œuvre pour la faire appliquer, la loi. Elle est faite pour protéger les hommes. Se remettre en route. Les voitures démarrent. Elle regarde ces hommes et ces femmes continuer leur travail, s’en aller contrôler d’autres patrons, d’autres employés. Les lois sont là pour les gens et non contre eux… Le feu de l’action empêche de penser. Catherine roule vers une autre boucherie.

D’un coup, les gestes restés en suspens se déplient. Le pied se pose sur le trottoir, il reprend sa marche. La langue claque dans le palais et déroule le mot qu’elle était en train d’articuler. Les groupes de gens se reforment, les voitures redémarrent, on reprend les discussions là où elles se sont arrêtées quelques instants plus tôt.

Et avec le retour du mouvement, la lumière s’impose, claire, presque trop. Les yeux se plissent. Clients, curieux et voisins s’amassent devant les vitrines de la boutique. On remplit les verres de café, on allume une nouvelle cigarette.

Chacun y va de son commentaire sur les amendes que le patron aura à payer. Lui, le patron, il n’aime pas ces surprises. Il est nerveux. Il demande à Ahmed et Malik de reprendre leur boulot, retrouver l’ordre normal. Malik se concentre sur la viande à débiter, évite de croiser les regards, conseille la saucisse de volaille plutôt que celle de veau. Faire comme si rien ne s’était passé. Le patron leur dit de penser aux conséquences quand elles se présenteront. Si elles se présentent. Il connaît l’échevin, il pourra toujours lui toucher un mot. Il se détend. Il a un commerce à faire tourner.

Le patron aide Ahmed et Malik. On nettoie les bacs en plastique blanc, le comptoir, on place la viande dans la chambre froide. L’odeur d’eau de javel. La grille métallique que l’on baisse toujours dans le même fracas. On se dit au revoir, à demain. Malik et Ahmed attendent leur bus. Déménager ? Le bus arrive. Li nadħhab articule Malik. L’enseigne rouge électrique clignote dans un ciel qui se laisse habiter par des stries plus sombres.

Catherine dépose sa collègue et part chercher la petite à la garderie. Elle réfléchit à ce qui lui reste dans son frigo et dans son congélateur, elle pense au souper qu’elle va préparer ce soir.

Quand la petite la voit, elle court dans ses bras. Nathalie dit que tout s’est bien passé, la petite a été calme, elle a dessiné. Catherine caresse les cheveux de sa fille, la prend dans ses bras. Elles s’en vont. La petite lui raconte Yassin et Ludmilla avec qui elle a joué, aujourd’hui. Elle demande s’ils peuvent venir à la maison, mercredi. Catherine dit qu’on verra. Dans son sac, elle a une surprise pour la petite. Elle sort un œuf Kinder. La petite, gourmande, avale le chocolat puis se concentre sur le jeu à monter. La voiture est au pas. Elles sont au chaud. Elles écoutent la radio qui fait état de la circulation dans le centre ville. Bientôt, elles regagneront l’appartement de Catherine. Elles souperont. Catherine donnera le bain à la petite, la prendra sur ses genoux en regardant la télévision puis la mettra au lit. Elle aime que les choses soient ainsi. Elle aime le cadre de son rythme quotidien. Catherine regarde par la vitre de la voiture le ciel s’obscurcir, se mélanger les couleurs qui mènent à la nuit. La radio continue de déverser ses prévisions pour les heures à venir « en soirée et durant la nuit, de faibles précipitations à prévoir, demain, on garde des instabilités mais le reste de la semaine deviendra de plus en plus sec. Les températures devraient progressivement grimper pouvant atteindre les vingt degrés ce week-end ».

C’est bien, pense Catherine. Elle sourit.

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