A la recherche d'une icône perdue

Philippe Cuxac

L'histoire de Kathie Smith

N'est pas Joni Mitchell ou Sandy Denny qui veut. Et pourtant, pas loin de ces grandes prêtresses intouchables élevées au rang de totem, cohabitent nombre d'artistes surdouées, mais, malheureusement, mises au ban de la reconnaissance médiatique.

On citera pour exemple autant la rescapée du LSD Shelagh McDonald que les regrettées Laura Nyro ou Judee Sill, brillantes auteurs-compositeurs qui cachaient leur désespoir et combattaient des démons inavouables en troussant d'inoubliables mélodies. Au final, de toute cette horde d'amazones armées juste de leur charme et de leur guitare, quelle artiste peut se prévaloir d'être restée à l'abri des dangers de la vie de cheftaine de meute ? Carole King ? Si l'héroïne a causé la perte de son 2e mari, Rick Evers, et si la fréquentation assidue de James Taylor aurait pu la faire basculer, elle a préféré se concentrer sur l'écriture de ses douces mélodies pop dorées sur tranche et regarder tomber les dollars. Joni Mitchell ? Probablement la seule à avoir bombé le torse face aux margoulins de tout poil, son statut de pythie de Laurel Canyon lui autorisant tout : jazzifier son folk ou claquer la porte au nez de l'industrie musicale.

Mais, parfois, de bien étranges histoires circulent dans le cloaque californien. Comme celle de Kathy Smith, par exemple, qui dès 1965, croise la route de Penny Nichols, en rupture du groupe de bluegrass John, Bill & Alice McEuen (John intégrant le Nitty Gritty Dirt Band). Elles forment alors le duo Greasy Mountain Butterballs et partent, fin 1966, chanter pour les troupes américaines embourbées au Vietnam et pleurant déjà plus de 6.000 soldats tués au combat. De retour en Californie, Kathy trouve la scène de Los Angeles en pleine ébullition, c'est l'époque du fameux club Troubadour qui verra tant de grands noms y faire leurs premières armes. Elle teste ses propres compositions et partage la scène avec des artistes comme Pamela Polland ou Jackson Browne. Son enthousiasme contagieux la fait surnommer « miss 100 megawatt smile » par les habitués du club. Et bientôt, un certain Richie Havens, fier-à-bras afro-américain qui a tenu Woodstock à bout de bras en ouvrant l'incroyable festival, repère en elle une jeune pousse prometteuse pour son tout nouveau label Stormy Forest. Sa carrière dépendra à présent de Mark Roth, qui deviendra son manager et producteur (c'est également celui de Richie).

Au sein de cette pépinière de talents, Kathy va donner naissance à 2 albums et passer au festival de l'Ile de Wight le mercredi 26 août 1970. Une poignée de chansons folk catapultées par un backing band plutôt impressionnant puisque sur ses 2 testaments discographiques des gens comme Colin Walcott (un joueur de sitar décédé en 1987), Jim Fielder (bassiste de Blood, Sweat & Tears) ou Jeremy Steig (flûtiste jazz), croiseront lors des sessions d'autres invités de marque comme Tony Levin ou Jan Hammer. Tout ça pour être rayée de la carte, telle une vulgaire ligne au milieu d'un compte d'exploitation, lorsque la société de Richie Havens est emportée par on ne sait quel maelström dont seul Los Angeles a le secret.

Et ensuite ? Depuis 39 ans, silence radio, la belle a disparu des radars. Qu'est-elle devenue, me demanderez-vous. La seule chose à peu près sûre est qu'elle a pris fait et cause pour le mouvement « Native Americans », plus principalement la communauté Ojibwa, de Keweenaw Bay dans le Michigan, qu'elle aurait intégré.

Son premier album a été réédité dans le creux des années 2000, après une brève apparition sur la compilation Folk is Not a Four Letter Word qui hébergeait en son sein la perle It's Taking So Long, composition subtilement portée par le Fender Rhodes de Jan Hammer.

Et c'est tout ! Un peu mince ne trouvez-vous pas ? Et pour être tout à fait honnête, comme j'ai un faible pour Kathy Smith, je ne me satisfait pas de cette soudaine « disparition » à l'aube d'une décennie qui méritait sont talent. Je mène donc ma petite enquête et il n'est pas dit qu'un jour prochain…

 Some Songs I've Saved (1970)

 Le folk américain a vécu de très riches heures entre 1968 et 1971. Difficile de sortir du lot de cette production pléthorique et pourtant le 1e album de Kathy Smith mérite largement qu'on le remette au-dessus de la pile. Une voix dans l'air du temps, à la Bonnie Dobson ou Janis Ian avec des inflexions dignes de Karen Carpenter, des timbres comme on n'en fait plus, n'en déplaise aux Alela Diane et Cie. Mélodies délicates, orchestration classieuse soutenue par de discrètes cordes, la jeune chanteuse, outre le fait de savoir habiller son folk d'émotions qui vous feront vibrer le soir au coin du feu, sait aussi s'aventurer sur des terrains moins balisés, comme elle n'a pas peur de le dévoiler dès le titre d'ouverture, Topanga, qui prend un virage final teinté de jazz-rock où la flûte de Jeremy Steig et la basse de Jim Fielder conduisent l'auditeur sur les routes de cette enclave bobo californienne. Si vous n'êtes pas insensibles aux mélopées indiennes, vous vous laisserez prendre au jeu d'If I Could Touch You, pièce lancinante et planante accompagnée des sitars et tablas de Colin Walcott. L'habillage 1e classe des compositions n'est en aucun cas destiné à masquer quelque carence mélodique ou vocale, voire à faire de l'esbroufe pour rien. Et lorsqu'elle est seule avec sa guitare sur Russel : Gemeni II, c'est pour avouer qu'elle nous livre là sa première chanson d'amour et qu'au final elle n'est qu'une fille qui veut partir à la découverte du monde. Ça tombe bien, moi aussi ! Attends-moi, j'arrive…

 Kathy Smith 2 (1971)

Changement de programme. Tout d'abord la pochette qui représente l'engagement de Kathy, les observateurs de l'époque rapportant que lors de ses prestations live elle apparaissait sur scène habillée en squaw. Sa voie est dès lors toute tracée, lorsqu'elle abandonnera la musique, c'est au sein d'une communauté indienne qu'elle trouvera sa place. Et puis musicalement ensuite et là c'est parfois surprenant. À la douceur de son 1e essai discographique succèdent de nouvelles compositions teintées de rock et de soul. La basse ronfle et le pied s'alourdit parfois sur la pédale d'accélérateur pour It's Taking So Long, Rock'n'Roll Star ou Seven Virgins. Si l'inspiration l'a guidée vers ce terrain plus accidenté, il faut bien avouer qu'elle est beaucoup moins convaincante dans ces pleins et déliés qui ne lui vont guère. Pour le reste, 3 titres rappellent le précédent disque, Lady of the Lavender, Blessed be the People et les dérapages contrôlés sur Travel in Circle, tandis que 3 autres ballades, Willie, Fly Off With the Wind et For Emile balaient d'un revers de main les critiques émises précédemment puisque ce trio de chansons est tout simplement ce que Kathy a chanté de plus beau. Et ce n'est pas rien.


Signaler ce texte