A la Sincérité des Histoires

Comme je passais régulièrement au Surf (c’est le nom du bar ;.).. nous ne tardions pas à devenir sincèrement copains Raph et moi. En principe beaucoup de choses nous séparaient, et au moins les premières fois je ne faisais que répondre à son insistance. Craignant un peu qu’il se sente obligé envers moi alors que le petit incident de scooter relevait simplement d'un pur hasard. Puis je me rendis à l’évidence, on ne s’embêtait pas ensemble. J’avais autant à lui apprendre qu’il en avait à me raconter. Nous pouvions parler des heures entières, et quand nous n’avions rien à dire, cela se passait très bien quand même. Parmi les autres avantages de l’endroit, j’aurais pu dire que les filles étaient canons, et les types de tout âge rarement casse-pieds. Puis je dois ajouter que c’est un des seuls bars que je connaisse qui ne pousse pas à la consommation. On y rentre et sort un peu comme dans un moulin, chacun faisant sa vie, et il faut seulement respecter la règle d’or qu’heureusement j’ai eu vite fait de saisir. Les exploits que chacun raconte sont véridiques et les aventures de bouts du monde qui flottent dans l’air ne peuvent être remises en question. Taillées dans le marbre. Garanties sur factures.. Et quelles expressions consacrées pourrais-je ajouter afin de souligner l’importance de ce fait. Moi qui suis sceptique par nature et me montre irritable quand j’entends des récits d’aventure présentant trop de lacunes dans leurs scénarios, je fus le premier surpris de cette nouvelle tolérance qui sembla m’habiter. Il faut dire que c’est toute ma conception de la vie qui est scénarisée et donc je n’accorde que peu de valeur A la Sincérité des Histoires.. que j’entends. Dans ce miroir cruel qu’est l’existence humaine, je ne vois que peu de place pour l’innocence. Puisque nous n’existerions qu’au travers de preuves mesquines fournies chichement par Les Autres.. la tentation est forte de trafiquer la fameuse vérité. Puis le truquage ayant sa propre valeur parfaitement reconnue, à condition bien sûr de pas se faire toper, pourquoi se gêner. Donc, les histoires que j’entendais au Surf étaient véridiques de bout en bout à la condition de s’être laisser initier à ce petit secret. De toute façon comme j’ai l’esprit romanesque j’acceptais vite une pareille tournure. D’autant que souvent les récits en question étaient bien écrits et bien racontés., Parfois même ils s’avéraient de purs délices. Comme celui du gars par exemple qui fuyant un requin sur une grande vague australienne avait rencontré une nana venue à son secours et depuis ils font le tour du monde main dans la main. Parce qu’il faut que je le dise, au Surf tout le monde connaît Hawaï, Captown, l’Australie.. LA.. etc.. etc.. C’est d’un commun.. Et cela le devient même pour moi avec mes aventures de toute une vie rentrant dans un quadrilatère dont je pourrais faire le tour à moto en une seule journée. Ici le fond d’écran, le grand mythe, la voie céleste, s’appelle Le Circuit.. Et les étoiles portent aussi un nom à part.. Les Spots.. Donc sachant cela,  inutile de proposer de variantes au mythe, cela ne prend pas. On deviendrait vite un cave, un vilain, puis en insistant un tordu, et à la fin un mec collant, un casse-couilles qui tape l’incruste.. Alors le jeu est de savoir écouter Coulos.. sans oublier de renvoyer la balle Méchamment.. quand il faut, et toujours avec un air sportif et dynamique, y compris avec un bon coup dans le nez et un beau petit pétard à la main. C’est le jeu après tout et dans la vie on peut trouver pire. Moi ce monde que je visitais en touriste, il me convenait au poil.

Eh mon pote.. tu veux des olives ?.. Je pique dans le bol et je ricane en me retournant sur le tabouret. Je me laisse emporter par le grand écran mural qui débite des vagues sans l’ombre d’une lassitude.

T’en connais beaucoup de ceux là ; Je lui demande.. Il tourne vaguement le regard pour suivre les commentaires en bas de l’image.

Ouuii.. quelques-uns .. c’est où ça ;. Lui je me souviens.. .. Avant de replonger dans la lecture de sa BD.. Et de mon côté je n’insiste pas. Raph aurait pu d’après ce que j’entends parfois, être un champion. Seulement il se contente de Cavaler Sur L’Eau.. Selon l’expression qui lui appartient en propre. Pour lui il est pas question de Faire la Course.. Autre phrase clé de son univers que pour ma part je crois sortie en droite ligne de son Âme.. Raph a une vraie âme.. Un concept auquel il se réfère assez souvent.. Et là je le crois.. Ce type à une âme, une chose loin d’être commune. La plupart des humains se contentent le plus souvent d’un simple complexe perclus d’idées toutes faites et de jalousies qu’ils prennent pour des traits de caractères. Leur âme serait le vrai reflet de leur valeur divine, qui elle justifierait leur rage d’en croquer sur cette terre et dans cette vie. Sans leur âme à les entendre, ils ne seraient rien. Seulement ils n’ont pas d’âme.

T’as un peu de boulot en ce moment ?.. Me demande Raph.

Franchement oui.. Je fais. Mais je vais changer de métier.. Comme je t’ai déjà dit. Je me marre. J’aimerais un boulot qui me convienne.. pour moi ce serait ça la vraie humanité. Quitte à supporter même Une Seule Fois.. cet enfer.. et que ça dure toute une vie, autant que ce soit du sur mesure. Je t’ai déjà expliqué non ?.. que tout ce qui tombe de l’extérieur.. les contraintes sociales et l’obligation d’avoir du fric en poche pour passer aux caisses.. les codes par milliers que nous sommes obligés d’apprendre par cœur ;. Tiens .. même la façon que nous avons de nous saluer et quand tu me proposes une barquette d’olives ;. ne sont rien d’autres que des lois organiques du monde fabriqué comme un centre de contrôle et d’enfermement.. une prison géante si tu préfères.. La seule liberté possible serait de donner ou prendre sans contrepartie.. mais personne ne comprendrait. Tous ceux qui ont cherché une voie de ce genre se sont fait taxer de cinglés.. et parfois se sont carrément retrouvés enfermés..  Je te l’assure.. Moi je ne suis pas très courageux.. je préfère biaiser et faire semblant.. Je suis certain que tu le comprends..

Il soupesa une olive, remua la tête, avala une gorgée de Perrier citron.. et me flanqua une tape dans le dos.

Je suis toujours d’accord avec toi.. Il m’affirma. Oh.. Il s’exclama.. Mickey.. viens par ici, te sauves pas mon bonhomme.. tu me dois dix sacs.. La grande vague était là ce matin.. Martin et Babeth te le diront ; je leur ai dit de témoigner pour moi.. Mais c’est tant pis pour ta gueule, je t’avais prévenu hier soir, t’aurais mieux fait de rester ici au lieu d’aller visiter ta vigne..

Oh.. Je suis damné.. Fit Mickey. Dix sacs.. six sacs.. Il répéta en grimaçant. Si je te les dois.. tu les auras..

Babeth éclata de rire. Elle enfonçait ses deux mains nouées dans sa jupe au milieu de ses cuisses écartées.

Je risque de partir la semaine prochaine.. Me souffla Raph en se retournant.

Tu vas où ?..

Mon vieux m’attend en Floride.. chez lui.

T’as de la chance. Je lui dis.

Je ne suis pas sûr. Il me souffla...

Tu vas te balader.. c’est bien, non ?.

Il ne semblait pas convaincu de mon appréciation.

J’ai pas spécialement envie de partir d’ici. ; .

Ah bon.. Je croyais que t’aimais courir le monde comme la plupart des gens. Surtout ceux d’ici.. je précisais. J’étais soudainement intrigué.

Ca fait un an que je suis arrivé ici justement, et c’est la première fois que j’ai l’occasion de tester la vie sédentaire.. jusque là, à partir de ma plus petite enfance, j’ai passé tout mon temps à courir.. mon père était diplomate, je ne sais pas si je te l’ai déjà dit.. enfin, il l’est toujours.. je me sentis pris de frissons en l’écoutant.

Mais, si je comprend bien ;. Tu vas rester là bas ?..

J’espère que non.. il marmonna. C’est peut-être ce que voudrait mon père ;. En vieillissant il doit culpabiliser de jamais s’être vraiment occupé de Nous.. Alors il me verrait bien m’installer pas loin de chez lui..

Et de qui tu parles ?.. quand tu dis nous ;.

J’ai une sœur.. Il me répondit en détournant brièvement sa tête.. Avant de retrouver le silence.

Je t’offre un verre ;. Je lui fis ;.

Qu’est-ce que tu prends ?..  Puis on se laissa accaparer par les milles et une choses insignifiantes qui remplissent une petite heure vouée à partir en fumée.

Allez Mani.. tout le monde.. on se fout à l’eau .. Jakson, tu fais quoi là-bas dans ton coin?.. Elle va pas se barrer ta greluche.. et puis si elle se barre, t’en trouves une autre.

Et Raph ;. J’ai pas de planche ;. Ils me l’ont passé au billard, il faut qu’elle se repose deux jours encore ;.

C’est bon allez je te dépanne..

Raph se révélait une sorte de chef au milieu d’une bande qui se prenait pour un club de faussaires. Ceux-là ne sont pas en guerre avec la société,  ils se contentent d’en faire une copie en soignant les détails pour qu’on leur fiche la paix. En voiture, en bécane, à pieds, à vélo ;. Une tribu antique descendait vers la Grande Déesse, décidée à l’honorer et profiter de toute sa sauvagerie, cavaler sur les rouleaux d’acier, et se taper le cul sur ses coups de reins, monter, glisser, se ramasser, se défoncer jusqu’au trognon, et tout ça pour rien, ne jamais reculer et chercher le pire, là où se trouve la seule et vraie jouissance, aimer la vie au point de tutoyer la mort sur les toboggans du Diable, les monter et les descendre sans penser au vide, remonter et dégringoler inlassablement comme s’il n’y a avait pas d’autre moyen de rester en vie, offrir ses os et sa raison à la Grande Déesse, se donner en spectacle  dans un cirque qui bannit toutes les règles de sécurité, plonger de la tour des vanités sans broncher et quitte à s’en péter le rectum. En fait c’était une bande rigolarde et qui aimait la musique. Je ne suis pas trop amateur de U2, mais puisque j’en entendais le rythme me parut convenir à la mise à l’eau. Pour ce qui me concerne rien que de les voir enfiler les combis me suffisait amplement. Pourtant j’aime l’exercice, courir et faire marcher les muscles. Seulement cela n’a rien à voir. Ce que moi je fais est sec et plat. Je cours et m’adonne à la musculation obéissant à un réflexe pavlovien remontant de ma prime enfance où je nourrissais l’illusion que l’on pouvait devenir Superman à condition de s’entraîner tous les jours. Il n’y a pas l’ombre d’une jouissance dans quatre vingt dix neuf pour cent de tout ce que je fais dans l’existence. Alors que j’avais sous les yeux l’exemple parfait de formes d’érotisme alliant tous les ingrédients indispensables à une mort prématurée. Autant d’actes de bravoure directement reliées à des codes sociaux dont je préfère ignorer le bonheur. Mais Eux.. apparemment savent des choses qui me seront à tout jamais inaccessibles. Heureusement même qu’il en soit ainsi, le monde serait terriblement lugubre si nous n’avions plus à nous interroger Sur Les Autres..  Donc je me collais sur un coin de sable venteux en bord de plage. Puis de là j’observais la vie et me livrais à de savants calculs sur l’existence. Par exemple j’aimerais savoir ce que coûte en fin de vie et dans l’absolu d’avoir ou de ne pas avoir fait ceci ou cela. D’avoir parcouru le monde ou de s’en être abstenu. De mourir riche ou pauvre aussi. Dans quelle configuration un million de fois déjà je me suis demandé, est-il plus simple de mourir. Evidemment que riche ça doit faire râler de laisser derrière soi tout ce bel argent dont on aura pas encore profité. Mais la mort des pauvres est tellement triste par nature. La solitude le plus souvent, qui n’est d’ailleurs pas le plus terrible. La mine gênée des autres qui ne parviennent pas réellement à s’intéresser au sort du pauvre, culpabilisant plus d’une fois sans que cela y change quelque chose sur le fond, voilà la vraie misère. Seulement le pauvre ne regrette pas tellement son sort. Ce qui en soit lui restitue une certaine dignité de dernière minute. Donc en ce qui me concerne je me dis que la question reste ouverte. De les voir voler sur les rouleaux m’épatait. Je parvenais même à recréer par moments les sensations De La Glisse ;. Je m’impliquais à ma façon.. ..

   http://www.youtube.com/watch?v=K0adFYuNuns