A l'abordage!

Wilou Riamh

Ce que je vois sous mes pieds est de mauvais augure. La grande bleue. D'ordinaire ma maîtresse, amie et traitresse, tout à la fois, elle se fait désormais menaçante, signe ma fin. Où je suis? Sur une vieille planche de bois qui dépasse du bord de quelques coudées. Vous commencez à voir le tableau, j'imagine. Vous vous représentez déjà les requins qui m'attendent la gueule ouverte. Ben, de là où je suis, si j'avais pu voir un requin, je m'en serais mieux sorti, c'est certain.

Et voilà qu'on me pousse de la pointe d'un sabre de cavalerie aiguisé. La main à l'autre extrémité est gantée de noir. Un cuir noir assez onéreux, si vous voulez mon avis, mais je crois que c'est le cadet de vos soucis. A moins que vous ne vous intéressiez d'avantage à la mode et au mobilier qu'à ma petite vie insignifiante.

On me pousse encore. L'homme qui a le bonheur de posséder la main gantée garde un sourire sardonique de circonstance. Vous savez, ce genre de petit rictus qui dit "hum, hum, encore un mort dans mon escarcèle!" Des yeux noir. Un tricorne bordeaux. Pas à dire, il a du style, de l'allure. En plus ce brave Capitaine Banks balance ses victimes, otages, prisonniers (rayez la mention inutile) lui-même. Il aime bien se salir les mains. Ce pourquoi il porte des gants.

Vous pensez bien que dans ma position, là, je n'en mène pas large. J'ai les pieds au bord de la planche, au bout, du bout. Bientôt, je battrai des bras pour garder mon équilibre. J'aurai l'air d'un vieux moulin à brasser du vent, ce qui, malgré l'altitude, ne me servira à rien.

Mon heure est proche. Très proche. Selon Banks, je suis supposé prier, pleurer, tomber, tomber, tomber, jusqu'à ce qu'on ne me voit plus... et je m'écraserai contre cette grande bleue qui sera tel un mur de brique pour mon petit corps qui se disloquera, et nourrira les requins. Rassurez-vous, les requins n'ont pas les yeux rivés sur moi.

En revanche, les propriétaires de l'ombre gigantesque qui vient recouvrir le navire m'ont bien en ligne. Enfin! Je me disais qu'à un poil de seconde près, c'était foutu! Mais après l'ombre, on entend les machineries faire ralentir l'aéronef. J'imagine les rouages réfréner leur ardeur, les tuyaux cracher de la vapeur, les valves se resserrer. Un pur plaisir, je vous l'assure. Les grappins sont jetés et atteignent tribord. C'est ma chance. Je cours sur la planche, avant que Banks ne me balance dans le vide. Une guerre à vapeur depuis des décennies. Je n'étais qu'un appât. C'est toujours moi l'appât. J'ai l'air si... enfin... vous voyez. La tête de l'emploi.

Vacarme. Je saute sur Banks, qui prend son temps pour hurler ses ordres au lieu d'en finir avec moi. Il a raison... Je suis le cadet de ses soucis. Je ne suis rien pour lui, et il vient de le comprendre. Haaaa, Capitaine Banks, chef de la troisième flotte aérienne de sa Majestée la Reine...

Mes copains arrivent, glissant le long des câbles qui arriment le vaisseau du capitaine à mon cher navire. Je bouscule un moussaillon pas bien bravache mais pourvu d'un sabre. Je lui confisque, bien évidemment. Trop jeune pour ces choses là, ce petiot. Et la bataille s'engage. De pic et d'estoc! Je tranche, je taille. Nous sommes en guerre contre le gouvernement. Et je n'oublie pas que pour l'heure, pas de prisonniers. La mission: rechercher, traquer, frapper fort, frapper vite. Semer la terreur. Certains préfèrent se jeter dans la grande bleue, sachant qu'ils n'ont aucune chance de survie, plutôt de passer au fil de nos épées. Moui, je suis dubitatif, vous m'excuserez...

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