à mon ami fidèle

Lucie Labat

Parce qu'un jour, tu as fait ça pour moi

Je ne suis pas du genre à refouler mes émotions, bien au contraire. Il est très fréquent que je me laisse porter par elles, je les accueille comme des vagues. Mais encore faut-il pouvoir les reconnaitre.

Dans la situation dans laquelle je me trouve en ce moment on comprend bien vite qu'une façon de s'en sortir est de pouvoir s'occuper l'esprit, se vider la tête.

Sur les marches de la comédie française quand il m'a demandé si ça allait je n'ai pas pu lui répondre, je n'ai pas pu, tout simplement. Et j'ai craqué. Les larmes s'engouffraient déjà dans mes yeux, tout à coup une respiration saccadée, étouffée par celles-ci. Alarmé, mon ami me tend un mouchoir, il en a toujours sur lui, il aime pouvoir être un gentleman à tout moment de la journée.

Il faut entrer, la pièce va bientôt commencer. Toute la promotion est là, nos amis sont déjà partis mais il m'a retenue, juste pour me demander si ça allait. Ces deux petits mots que l'on prononce sans y penser, qui sont mais qui n'auraient jamais dû devenir une banalité. « Ça va ? ».

Pourtant je lui en avais déjà parlé, il y a peu, j'étais alors dans un état d'esprit favorable aux belles histoires et à la nostalgie qui les accompagne. Peut-être finalement qu'il était trop tôt pour vouloir paraître mature quand on est en encore à terre, et qu'on se vide de tout ce qu'on avait réservé dans son cœur comme place pour l'être aimé.

Mon prof de latin attrape mon regard mouillé au passage du mouchoir sur mes cernes. Il s'inquiète, discrètement, et ça fait un bien fou. Mon ami prend un air hébété, il aimerait m'aider, et rien que ça le fait déjà, même s'il n'en a pas conscience. Tout se passe beaucoup trop vite après.

Un passant, parigo tête de veau, le parapluie de Cherbourg à la main, le genre pas habitué aux mots magiques, aboie « qu'est-ce qui se joue ? ». « Britannicus » je réponds péniblement avant qu'il ne recule devant mes larmes. Eh oui papi, fais un peu attention, on t'a pas appris ça au country club ? Il disparaît alors dans la foule, ou est-ce mon regard qui se brouille. Mon ami est toujours silencieux, seuls mes hoquets me sont audibles.

On entre prudemment dans la salle de velours rouge. L'intérieur feutré et cosy est bien ce qu'il me faut pour me laisser porter, loin d'ici. Le rideau se lève, et les acteurs gesticulent comme des pantins. Je lutte pour me laisser emporter, tant de personnes m'intiment de ne pas y penser, le regard inquiet de mon ami toujours sur mes épaules tremblantes.

Laurent Stocker joue pour moi ce soir. Quel honneur, un de mes acteurs préférés. Il est brillant, caricature Néron avec ironie et intelligence, il sauve la pièce. Il change de couleur en fonction de son interlocuteur : Agrippine sa mère, Junie celle qu'il convoite, Britannicus son rival… Un drame commun en somme, le pouvoir de vie ou de mort en plus.

Tout me le rappelle pourtant. La lumière tamisée je la connais, j'ai fait l'amour sur cette table, j'ai, moi aussi, eu une rivale. L'aurais-je fait exécutée façon Néron si j'avais pu ? Pas sûr… par la parole de Laurent tous mes doutes sont absorbés dans le velours rouge. Une décoration raffinée et tapageuse dans laquelle je détonne, et tente de me fondre. Incapable d'apprécier la pièce, j'étouffe dans le taffetas. Ce cocon est une autre dimension, un entre deux mondain sinistre et un moment de répit que je n'osais espérer. Je peux me laisser saisir par la mise en scène, me penser protégée par les tentures pourpres, une fois dehors je suis livrée à moi-même, quand Laurent m'abandonne. Et c'est pour bientôt. Junie hurle, comme toutes les mauvaises actrices… Britannicus est mort. C'est moi qui l'aie tué.

La bulle éclate, nous gravissons les marches. Je souris paisiblement à celui qui n'a pas cessé de s'angoisser. Je prie pour qu'il ne lui arrive rien. Je n'ai pas encore la sagesse de ne rien regretter, Edith, ni celle de remonter à cheval après la chute. Mais ça viendra.

Et viendra aussi le jour où je devrai,

heureusement,

et avec toute la gratitude du monde,

éponger un peu

le coin de ses yeux. 

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