A mort Nemor !
blanzat
De loin, ça ressemblait à un kangourou. De près, c'était bien un kangourou. Petit.
J'avais traversé la grande pelouse du parc des Beaumonts, du côté du lycée d'horticulture, pour rejoindre la longue silhouette exotique de Boubacar Kafando.
« Très original, lui dis-je en arrivant à sa hauteur, tout le monde vient promener son chien et toi tu fais carrément faire ses besoins à un kangourou !
- Oui ? Oh non, mon capitaine, je sais pas à qui c'est, mais c'est pas mon chien. »
Bouba avait un voile dans la voix qui, ajouté à son accent burkinabé, enveloppait son interlocuteur et empêchait quiconque de s'énerver contre lui. Les filles en étaient dingues, et ça ne s'arrangeait pas quand il dégainait sa kora pour jouer les griots.
Il m'appelait quand il entendait parler d'un sujet intéressant pour une pige. Si j'arrivais à la vendre à Tous Montreuil, le journal de la ville, je lui refilais 5%.
À trois mètres devant nous, la bestiole avait le museau dans les hautes herbes le long du chemin bétonné.
« Bon merci quand même pour le scoop, il vient d'où ce bestiau ? »
Les mains dans les poches de mon blouson en cuir, je m'adressais à lui avec le ton désinvolte que je m'étais découvert à la puberté, en même temps que le pouvoir ravageur de mes yeux bleus sur les filles.
Bouba entreprit de ramasser tout son discours en scrutant ses Timberland râpées et en faisant des moulinets avec ses grandes mains.
« Oui... voilà, moi tout ce que je sais, c'est que j'ai un ami qui a trouvé une caméra, là-bas, près de la mare.
- OK. Il est où ton pote ?
- Là-bas, mon capitaine ! »
Je suivis sa crinière de dreadlocks dans la zone naturelle du parc jusqu'à une espèce de flaque géante bordée de grands ajoncs. L'été fini, les larves de moustiques avaient eu le temps de donner vie à tout un peuple de suceurs de sang dont quelques survivants tourbillonnaient autour de nous. Je faisais de mon mieux pour ne pas me laisser perturber par leurs petits bruits énervants quand ils passaient au ras de mon oreille.
C'est près de la mare que nous rejoignîmes un petit gars du nom de Gaël. Je dis « petit » parce qu'il ne dépassait pas plus que moi l'épaule de Bouba. C'est vrai, je suis petit, et quand je croise un gars de ma taille, je dis que c'est un petit gars. C'est comme ça.
« Franck Wadowski, journaliste, dis-je en guise de présentation à l'américaine. Elle a un truc de spécial cette caméra ?
- C'est celle de mon patron, moi je suis ingé-son. Il fait un documentaire sur les..
- Kangourous ?
- Quoi ?
- Les marsupiaux en milieu urbain ?
- Hein ? Non, un documentaire sur les quartiers.
- C'est qui, ton patron ?
- Jean-Jacques Anodiat.
- Ah ouais, carrément ! Celui qui a fait La Grenouille ne passera pas l'été, c'est ça ? »
Le petit Gaël fit un petit oui de la tête, mais le degré de célébrité de son boss était loin de ses préoccupations. Il hésitait encore à vider son sac, et je n'avais pas la journée devant moi. Bouba prenait un air de circonstance, même s'il n'avait aucune idée de quelle circonstance il s'agissait. Il était très doué pour ça, il hochait la tête gravement en se tripotant la barbiche, comme si on lui expliquait un théorème de maths capable de guérir l'herpès.
« Excuse-moi, Gaël, repris-je à chaud, je voudrais pas te brusquer, mais rester comme ça entre toi et Bouba à mater ce machin-là par terre, ça m'excite pas plus que ça. »
Au début il ne bougea pas, à croire qu'il ne m'avait pas entendu, puis il s'anima d'un coup.
« Je devais le rejoindre à l'entrée du parc à 9h00 pour aller tourner à Bel-Air, mais au bout d'une heure il n'était toujours pas là, c'est pas dans son habitude. J'ai essayé sur son portable mais je tombais toujours sur son répondeur. J'ai un peu paniqué, je me suis dis qu'on s'était mal compris, qu'il parlait d'une autre entrée, alors j'ai traversé le parc pour aller voir de l'autre côté de la zone naturelle, et en passant devant la mare j'ai trouvé sa caméra.
- Tu l'as ramassée ? Demandai-je en même temps que l'inspiration me venait.
- Oui, il n'y avait que la caméra, pas de trépied, ni de housse, ni rien d'autre, j'ai regardé partout autour.
- Où était-elle exactement ?
- Là où je l'ai reposée, dans la même position. »
Je tentais une approche à la Sherlock, en examinant les traces au sol. Beaucoup d'empreintes de pas, de tailles différentes, appartenant à la centaine de visiteurs quotidiens, rien n'indiquant que la caméra aurait été traînée ou qu'elle ait roulé jusque-là après avoir été jetée. L'objet était simplement tombé à la verticale, sans dommage apparent.
« Bon ! Mon p'tit Gaël, il va falloir qu'on mette les choses au clair. T'as appelé Bouba, mais pas les flics, ça veut dire qu'il y a un truc qui ne doit pas se savoir et il faut que je le sache tout de suite, histoire de gagner du temps ! Il fait quoi, Anodiat ?
- C'était pour un reportage sur les quart...
- Ca c'est ce que t'aurais dit aux flics si t'avais pas eu le choix. À moi tu vas dire de quoi il s'agissait. »
Gaël fit un nouvel arrêt sur image, comme si j'avais appuyé sur « pause ». Quelqu'un quelque part appuya sur « play ».
« Jean-Jacques réalise un documentaire sur un type qui se fait passer pour un super-héros, il se fait appeler Nemor. Il serait impliqué dans l'arrestation d'un gars de Bel-Air qui faisait du trafic de voitures volées, Viktor Bravic. La police était après Bravic depuis des mois, ils le cherchaient partout, et une nuit ils l'ont retrouvé passé à tabac et menotté à un poteau devant le commissariat. »
Mon sixième sens de pigiste affamé se mit en alerte. Je n'avais jamais entendu parler de cette histoire.
« Mouais... j'en ai vaguement entendu parler, dis-je.
- Ils cherchaient aussi à coincer son complice, un gars du même quartier qui s'occupait de fournir de fausses plaques d'immatriculation et de fausses cartes grises. Nemor aurait été aperçu près de chez lui, et depuis ce jour-là personne ne l'a revu. Maintenant les flics sont après Nemor, parce que Bravic a porté plainte pour coups et blessures, et parce qu'ils pensent qu'il a pu tuer le complice et cacher le corps. »
Ca sentait bon le papier à sensation.
D'après Gaël, le type ne se promenait pas en collant et cap au vent, mais s'habillait tout en noir et tenait à la main une petite valise. Personne n'avait entendu le son de sa voix.
« Mmh... donc t'appelles pas les flics parce que vous avez du biscuit sur Nemor, n'est-ce pas ? Y a une bande dans la caméra ?
- Non, elle était vide, j'ai déjà regardé. »
Il y avait un filon à creuser, mais pour le moment je n'avais pas grand chose. Je posai encore quelques questions à Gaël pour tâter le terrain et voir de quel côté aller sans me mouiller les pieds. S'il y avait un brindezingue qui se baladait déguisé dans Montreuil pour jouer aux justiciers, il fallait que je lui mette la main dessus, et vite. Je pouvais viser plus haut que Tous Montreuil, la presse nationale allait m'ouvrir les bras !
« Ok, une dernière question, à qui est le kangourou qui broute dans la pelouse ? »
*
Le soir même, je me trouvais à la terrasse du Bidule, à Croix de Chavaux. J'étais en pleine conversation avec Séverine, vétérinaire. J'avais appelé les pompiers, et c'est elle qui était venue chercher le kangourou égaré dans les Beaumonts. J'avais de quoi faire un entrefilet avec ça, d'autant plus qu'on ne savait toujours pas d'où venait l'animal, ça promettait un petit feuilleton dans la colonne faits divers, et l'assurance de nouvelles piges.
Pour le moment, mon dévouement au journalisme d'investigation jouait en sourdine pour porter l'essentiel de ma concentration sur Séverine. Armé de mes yeux bleus et de ma voix de basse, je travaillais avec application pour prendre possession de cet insolent décolleté qui ne demandait qu'à être arraché. J'avais lancé Séverine sur la condition animale, et tandis qu'elle m'abreuvait d'un discours anti-viande, j'acquiesçais avec ferveur et sentais ma braguette appeler au secours.
Ce n'était pas ma braguette, mais mon vibreur.
J'avais demandé à Bouba de faire jouer son réseau dans les coins chauds de la ville, et de m'avertir au moindre signalement de Nemor. À regret, j'abandonnai Séverine pour rejoindre Dramane à cinq minutes de la Croix-de-Chavaux, rue Bara.
Dramane était un autre style de séducteur : musicien comme Bouba, mais au répertoire plus large, sapé comme un motard, capable de porter des lunettes de soleil en pleine nuit sans passer pour un frimeur.
Il avait vu passer sur le toit de l'immeuble face au foyer un homme habillé tout en noir, avec un chapeau et une valise. De là où il était ce n'était qu'une ombre, mais il regardait tout le temps derrière son épaule, comme s'il était suivi.
« Et après ? Il est parti de quel côté ? »
Dramane fit un signe vague en direction de la Croix-de-Chavaux.
« Il a glissé sur le mur, par là.
- Bon, ça m'avance pas mon gars, il venait d'où ? »
De sa voix plus sèche qu'une brise du désert, il m'indiqua le balcon au dernier étage de l'immeuble d'en face.
C'était mort pour ce soir avec Séverine, et je voulais trouver quelque chose sur ce Nemor. J'entrai donc à tout hasard dans l'immeuble d'en face. Rapide coup d'œil aux boîtes aux lettres : « Anodiat » était écrit au feutre sur l'une d'elles. Je montai au dernier étage, mais avant de frapper, je tendis l'oreille : pas un bruit. Un coup, deux coups de sonnettes, je frappai à la porte, mais pas de réponse.
J'étais lancé, le démon du polar me possédait, je tournai la poignée.
L'appartement était plongé dans l'obscurité, la fenêtre du salon était entrouverte et le vent faisait bouger mollement les rideaux. Sur une console, près du canapé, je pus distinguer dans la pénombre un bout de photo dans un cadre : Jean-Jacques Anodiat souriait avec fierté, le bras sur l'épaule d'un jeune homme. Je ne pouvais pas en voir plus, puisque ce coin du salon était encombré de matériel de cinéma : trépieds, ampoules, câbles, perches de son...
Un truc me fit pincer les lèvres et froncer les sourcils comme un vrai détective : pourquoi tout était entassé là ? Cette question me frappa et je ne sus qu'en faire sur le moment.
Mon portable vibra dans ma poche.
J'en fus surpris, car je pensais qu'on en était arrivé au moment où le héros se fait assommer d'un coup de crosse derrière sur l'occiput.
C'était Bouba qui m'appelait, j'allais décrocher quand je reçus un violent coup sur la tête.
Rideau.
*
Ma conscience émergea avec la sensation d'humidité. J'ouvris les yeux sur mon pantalon trempé, quelqu'un venait de me vider un seau d'eau sur la tronche. Ligoté à une chaise, je n'avais plus que mon regard d'acier et mes cinglantes réparties pour réagir.
« Voilà ! Je suis bien mouillé ! On passe au savon ? »
Décor typique : une pièce nue, sans fenêtre, plongée dans le noir au-delà du halo de lumière d'une ampoule au-dessus de moi. Je devais me tordre le cou pour distinguer l'individu dans l'ombre, a priori un homme, taille moyenne, les épaules pas très larges, plutôt nerveux à en juger par les mouvements de ses pieds. De là où j'étais, je ne voyais que ses chaussures, et je m'étais fait une spécialité de la physiognomonie par les groles.
« Air max One Bred, connaisseur, état général correct, une éraflure sur le côté extérieur droit, t'en prends soin mais des fois les événements extérieurs font que tu prends des coups. C'est rare à mon avis. Et puis les chaussettes blanches bien tirées comme il faut, t'es du genre à pas apprécier...
- Ta gueule ! Il où le vieux ?
- Oh ! Voix jeune, accent du coin, énervé après Anodiat... je dirais Viktor Bravic ? J'ai bon ?
- Réponds baltringue ! Où il est le vioque ? C'est à cause de lui que j'me suis fait serrer par les keufs. Kesse tu foutais chez lui d'abord ? »
La comédie avait assez duré, il fallait en finir.
« La comédie a assez duré, dis-je, Viktor Bravic est aussi réel qu'un jour sans pollution à Montreuil. Gaël, détache-moi. »
Deux secondes plus tard, j'étais toujours trempé mais libéré. Gaël se tenait devant moi, mains aux côtés, tête baissé.
« Comment t'as su ? Demanda t-il sans quitter le sol des yeux.
- C'est ton matos qui m'a mis sur la voie. Tu as dit que tu devais rejoindre Jean-Jacques Anodiat pour un tournage, mais t'avais les mains dans les poches. Pour un ingé-son, tu voyages trop léger...
- J'aurais pu avoir tout ça dans ma voiture garée à côté...
- Laisse tomber. Ça tenait pas debout ton histoire : un trafiquant de bagnoles volées à Bel-Air ? Le quartier est populaire mais c'est pas Bagdad non plus. Et puis le coup du Bravic retrouvé ficelé à un poteau devant le commissariat, c'était trop gros, j'aurais entendu parler d'un truc comme ça. J'ai tout compris quand je suis arrivé à l'appartement, TON appartement, n'est-ce pas Gaël Anodiat ? »
Il releva la tête pour me dévisager. Qui ne dit mot consent.
« Il y avait une photo de ton père et toi, au milieu de ton fourbi. J'ai su à ce moment-là que tu n'étais pas ingé-son, je dirais plutôt cinéaste en quête de buzz. Ton père n'a jamais entrepris de faire un documentaire sur les quartiers, n'est-ce pas ? Il y avait de tout dans le salon, des perches, des ampoules, des micros, des trépieds, mais pas de caméra, parce que ta caméra c'est celle qui était délicatement posée près de la mare au Parc des Beaumonts. C'était trop propre, tu voulais faire une chouette mise en scène mais tu ne voulais pas non plus abîmer ton matos. Encore un détail qui t'a trahi : si Viktor Bravic avait existé, il n'aurait pas porté des Air Max One, mais des Air Max 90 ou des Tavas. T'avais besoin d'un journaleux pour tomber dans le panneau et te faire une pub en forme d'article sensationnel. C'est vrai que je suis un peu miteux, mais il faut se lever tôt pour me faire passer pour un con. »
Il baissa à nouveau la tête.
« Et c'est quoi ce délire avec Nemor ? Pourquoi une valise ? »
Il resta figé encore une seconde avant de répondre :
« Je voulais faire un hommage aux silhouettes de Nemo, les pochoirs d'homme en noir avec une valise. Et comme je filmais tout ça, je voulais aussi faire penser à Mozinor, le gars qui détourne des vidéos, j'aurais refait des doublages en post-prod... Tu ne feras pas d'article, alors ?
- Je vais faire un article, Gaël, mais il parlera de kangourous. »
*
Je laissai Gaël dans le garage où il m'avait emmené. J'avais commencé à sécher un peu, la soirée était à peine entamée, j'essayai d'appeler Séverine.
Répondeur.
Il ne me restait plus qu'à rentrer chez moi, retrouver ma femme.