A propos de Jude (et des migrateurs)

El. Imy

Jude porte un bracelet de fleurs. Juste un bracelet de fleurs. Sa peau est soyeuse, comme recouverte de poudre de riz. Tu peux avoir envie de la caresser, surtout que de loin une brise de vent, fait frissonner tout son épiderme.

C'est pas chaque fois que Jude se fout à poil devant sa fenêtre ouverte, mais c'est vrai que ce soir, les oiseaux migrent. Et ce genre d'envol, c'est plutôt à vivre comme ça, sans rien en trop, sans réfléchir, voire sans les mots.

Sauf que j'essaie de devenir écrivain moi, alors obligé.

Le clavier, obligé.

Les mots obligés.

L'histoire de Jude, pareil.

 

Jude, elle a toujours un putain de son qui trotte dans sa tête, en général le refrain, et là c'est du Chet Faker. Et ouais, dans les couloirs faïences du métro parisien, les affiches de son show au Trianon, recouvrent les murs avec un air de provocation. Toi tu tripes sur l'image de Jude à poils, fenêtre ouverte sur la migration et refrain de Talk is cheap en boucle dans sa tronche. Toi t'es le témoin de ça, et tu trouves que c'est beau, grand, voire immense, et tu restes en silence. Tu l'observes, tu l'admires. Tes pupilles brillent.

C'est là qu'elle sort son tabac du tiroir de droite, et les feuilles OCB et puis s'en roule une. L'allume.

On ne voit pas le tiroir, on ne voit pas le clope qui se consume entre ses doigts. On est libre. C'est l'imaginaire.

Inspire/Expire.

La fumée sort des narines de Jude. Elle est passée dans ses bronches avant, elle a incendié son intérieur fissuré, puis elle ressort, en volutes.

Inspire/Expire.

Jude, à bien y réfléchir, finalement, s'en fout de voir Chet en live. Pourvu que déjà il se colle sans break dans sa tête, c'est une mini victoire... il n''empêche que…

Le métro.

Paris.

Son soleil de là-bas.

Le groove.

Jude fume lentement, fixant les oiseaux en nuée, dans leur danse un peu folle, haut dans le ciel, de l'océan vers la terre, ou peut-être l'inverse. A quel moment commence ta liberté, sur quel méridien se termine-t-elle ?

Jude fait comme elle peut avec ce genre de questionnement existentiel. Qu'elle kiffe un max, tout en détestant.

N'a pas vraiment fait d'études. Ne sait peut-être même pas exactement lire. Parler encore moins. Danser et bouger son corps sans doute un peu plus. Bouger son corps. Son squelette. Un à un ses os saillants. En rythme du son qui s'agite dans sa tête.

Bocal.

La tête comme dans un bocal.

Enfermée.

En fait, les oiseaux se déplacent pour leur survie, ça n'est pas que d'être libre, survivre.

Non, pas seulement.

Jude ferme les yeux et se voit des ailes dans le dos, un bec, l'apesanteur, le vide sous son ventre, son corps qui flotte. Jude oublie le sol froid et brut sous ses pieds, la pierre des murs, le voile si léger du rideau, sa condition même d'être humain et devient colibris, mouette, aigle…elle peut oublier les coups comme ça, les coups du sort, les coups de Steve lorsqu'il a trop picolé, les coups de coudes dans la foule, les coups bas de ceux qui la jalousent, les coups montés et démontés…son instinct lui crie comme en furie Tu peux survivre si tu l'décides, tu peux résister, montrer des crocs, rejoindre la meute, celle de ceux qui luttent en silence et migration constante, tu peux casser ce quotidien de coups et de violence tu peux…aussi…simplement et silencieusement…t'envoler.

 

Je ne sais pas si finalement Jude s'allonge de son plein grès sur le rectangle jaune. Je veux dire, je peux écrire tout et son contraire. J'ai un rêve d'écrivain. Toi tu la regardes, tu détailles les contours de son corps, tu palpites du bas du ventre devant ses courbes, tu t'inventes le gout de son épiderme mais moi, je suis maître.

Maître sur le clavier.

Et à tout moment, je peux imposer le décor, le foutre à l'endroit, à l'envers, oui ça, je peux. Qu'elle enfile un jean, un blouson et qu'elle se casse, te laissant planté là, seul et con, oui, ça je peux.

Même si…

Et merde…encore une fois cette arrogance de croire que j'ai le pouvoir…c'est la connerie habituelle qu'on s'impose parfois lorsqu'on a le rêve. Ce rêve si brut, à fleur de cœur et à brûlure de tempes de…l'écriture. Le rêve des mots. Cette toute puissance-là.

Bon, oublions alors. Peut-être que finalement, les mots traversent, et ne demandent aucune autorisation, se foutent largement de la gueule de celui qui s'y croit, comme un connard, derrière le clavier, l'écran. Celui qui écrit, enfin celle qui écrit. Tous ceux même qui écrivent. Enfin peu importe qui, le rêve est le même. Brut. Violent. Indomptable.

Libérateur et enfermant.

 

Jude s'interroge fortement mais à voix basse et son sourcil forme un dôme. Est-ce que (pour faire court et dans la caricature absolue): libre et enfermé, ne seraient pas encastrés l'un dans l'autre ? Jude est convaincue à cet instant qu'elle ne pourrait pas se sentir libre, sans ce qui l'enferme. Ses peurs, ses contradictions, ses vides intérieurs, ses cicatrices gravées sur la face cachée de son cœur. Pareillement, ou paradoxalement, ou encore inversement…si rien, ni personne ne l'enferme, peut-elle savourer le goût de la liberté ? Elle se demande en même temps que pour elle-même, ce qu'il en est des oiseaux. Ses ailes ont disparu, elle pense trop fort, ça finit toujours par casser l'envol.

 

C'est là que Jude commence à avoir furieusement mal au crâne et qu'elle se tourne vers toi, surprise de te trouver au milieu de ce décor qu'elle pensait partager uniquement avec les oiseaux migrateurs et sa puissante réflexion.

 

Tu la regardes. Vos yeux se croisent donc, immenses.

Du désir.

Doit-on inclure le sexe lorsqu'on évoque la liberté ?

Evidemment non.

Evidemment oui.

 

Tu aimes Jude parce qu'elle est un paradoxe. Tu aimes Jude parce que son corps t'appelle et t'accueille comme si tu étais le roi. Tu aimes Jude entièrement nue et sans aucune retenue. Tu enlèves le bracelet de fleurs à son poignet. Tu caresses sa nuque, ses lèvres et ses paupières. Tu laisses glisser le plat de ta main sur ses seins, son ventre et tu écartes ses cuisses. Où sont nos refuges ? Où se brisent nos solitudes ? Où se fracassent nos rancœurs ? D'où s'élève la jouissance ? Ça fait trop de questions, oublie ça.

Tu penses à ses entrailles, les tiennent et l'encastrement de vos corps. C'est chaud. Les respirations s'accélèrent et cela devient inutile cette question même du sens, de la liberté, de l'enfermement, de l'union.

Inutile.

Quelque chose d'unique et absolu est en train de se vivre. L'instant est bref. Dans un souffle presque. De la poussière et des particules folles, dansent autour des corps en fusion, avant que, soudain, tout ne cesse.

 

J'ignore si tu attends longtemps avant de te rhabiller, et quitter la scène. Je crois de plus, que beaucoup de monde s'en fout. C'est une sacrée injustice pour toi je le sais, mais sincèrement, je le crois, tu es de nouveau seul et cela n'émeut personne.

Au fond de toi, tu comprends que ça ne fait rien de grave.

Le monde a sa manière absurde de tourner. C'est comme ça.

Tu t'y feras.

Tous, on s'y fait.

Toi pareil.

 

Tu passes le seuil et dans un dernier regard, tu balayes le décor méthodiquement, et dans le détail.

 

Tu sais parfois, ce qui semblait compliqué, est terriblement simple.

 

Jude s'endort.

Sa peau est dorée.

La couverture un peu froissée.

Les oiseaux bien trop loin.

Signaler ce texte