A quoi ça tient une histoire d'amour

hectorvugo


Ce jour-là doit être le plus beau de ma vie. Les dieux se sont penchés sur lui pour en faire un exemple de réussite dans tous les domaines.

Nous sommes un mardi de juin. Un choix, certes, un peu snob, quand on sait que les mariages se tiennent le samedi par soucis de disponibilités.

Nos proches sont tous venus, prenant une journée RTT pour la plupart. J'en suis touché, même étonné. Une petite voix intérieure, un poil sceptique, me souffle à l'oreille : ils l'ont fait pour Christelle, ils l'ont fait pour ta femme.

Elle dégage un tel magnétisme, qu'elle peut, même, attirer les morts dans une église.

Pas moi. Je n'ai pas ce don.

 

Je l'avais vérifié six mois auparavant dans un salon du livre, où pris en sandwich entre un boloss (star éphémère de la télé réalité) et une comtesse anglaise, je pris en pleine poire le concept d'anonymat.

Je les voyais signer frénétiquement leur livre. Devant leur table s'étendait une file d'attente composée de femmes en majorité, des jeunes pour le boutonneux, des séniors pour la vieille. Je constatais que le lectorat ado adorait les biographies sans intérêt, et que les retraitées dévoraient les romans policiers.

Quant à moi, j'avais le temps d'observer ces deux phénomènes éditoriaux. Parfois j'étais interrompu par un aveugle qui aimait mon livre grâce à son odeur ou un handicapé moteur dont les seuls émois amoureux résidaient dans la lecture de ma misérable production.

Au sortir de ces heures ennuyeuses, pendant un débrief avec mon éditeur j'avais presque pris ma décision : j'arrêtais d'écrire des romans d'amours.

La nuit tombait sur la salle Bertolt Brecht, la technicienne de surface venait d'éteindre la lumière.

Fin du cauchemar. Non, les salons de province durent toujours deux jours.

 

La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine

La nuit je mens, je m'en lave les mains

 

Ma chambre d'hôtel donnait sur la gare. Tout en me séchant les mains après une toilette manucurée, je saisis la chance d'entendre le passage régulier du TER éventrant la quiétude nocturne comme Bob Sinclar scratche sur sa platine entre deux pauses jusqu'au petit matin.

Je n'aurais pas droit au silence, compagnon indispensable de la solitude. Et quand bien même je l'espérerais, l'étroitesse des cloisons me donnait une place de choix pour profiter des ébats du voisinage.

Avoir un jeune couple en mitoyenneté compromet gravement votre nuit.

D'autant qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre, lui ne ménageant pas sa peine, elle exprimant son plaisir dès qu'elle le pouvait.

La blancheur de l'aube n'eut d'égal que la nuit passée. J'étais éreinté, la tête dans le sac.

Même la douche, trop fraiche à mon goût, n'avait pas arrangé mon apparence. Elle l'avait figée tout du moins, de sorte que je ressemblais à un auteur islandais, la mine froide, les lèvres pincées, avec cette expression minimaliste dans le bonjour que j'adressais bien malgré moi.

C'était un dimanche matin comme les autres. La salle Bertolt Brecht était vide,  si l'on excepte la présence de la technicienne de surface toujours aussi prompte à tripoter l'interrupteur.

« On va s'emmerder grave » me confia Fabrice Luchini, venu, on ne sait comment, dédicacer son bouquin sur Céline.

Oui, on trouva le temps long. Le passage express de charcutiers locaux déposant du jambon cru nous réveilla. Ils nous proposèrent de goûter quelques tranches, ce qui à 10 h du matin fut une entorse à notre estomac de citadins. Les allées du salon ressemblaient à une conversation entre une nonagénaire minée par Alzheimer et une pisseuse à peine capable de comprendre « Martine à la plage ». En résumé le degré zéro de la réflexion.

Vers Midi, tout changea. La ville sortait de sa torpeur, commerciale pour ceux qui avaient fait le marché, religieuse pour les accrocs à l'eucharistie.

J'avais le même succès que la veille, c'est-à-dire le temps de regarder autour de moi. Le boloss avait cédé la place à un philosophe auteur du livre : « quand Spinoza emballe Nabila », la comtesse british avait disparu au profit d'un Luchini enfin survolté.

On ne s'emmerdait plus grave ! Entre deux signatures, il chanta du James Brown ou du Johnny, prouvant que la culture est cousine d'une partouze, elle sait faire dans le mélange des genres.

Et l'amour là-dedans ? On s'en moquait, comme le prouve la platitude de mon succès. J'avais eu seulement le passage d'un presque sourd me demandant s'il existait une version audio de ma dernière prose.

Je ne risquais pas le burn out.

 

Quand Christelle arriva. Enfin une lectrice valide !

Arthur Miller disait : « il suffit d'une posture, d'un mot pour que votre vie bascule »

A l'instant où elle me tendit mon dernier opus : « picorons à Venise » je sus qu'elle était la femme de ma vie.

Moi qui ne croyais absolument plus à cette bêtise de coup de foudre, j'en étais la victime. Je ressentais à la virgule près ce que traversaient mes héros.

C'était donc cela. Mes lectrices avaient raison.  Jusqu'ici par quel mystère avais-je souffert de ce cynisme alimentant cette agueusie amoureuse. ?

Je n'avais plus le goût de l'amour. C'était un accident regrettable. Peut être dû à une trop grande implication dans la fiction.

Ecrire ne me donnait  plus le temps d'aimer.

Un défaut d'horloge. Les personnages  me bouffaient. Et là patatra !

Les bras de Christelle étaient à demi nus. Elle portait un chemisier jaune, une longue jupe blanche. Elle sortit, de son sac à main, un pavé de 400 pages. Le mien.

Je n'aurais pas eu le courage de le lire si j'avais été à sa place. Combien de temps fallait-il consacrer à la lecture de cet objet ? Disons 6h36 soit 60 pages à l'heure. Impensable.

Elle s'arrêta net face à moi, me fixa. Ses yeux bleus souriaient, un regard en empathie d'une beauté difficilement explicable.

Les mots me manquaient. Pour elle, aussi. Mais Christelle disposait d'un avantage sur moi. Elle avait ce vocabulaire du corps, cette expression naturelle, ni maniérée, ni vulgaire. D'une parfaite élocution.

Elle posa le « picorons à Venise », l'ouvrit à la page de garde. Elle déglutit un instant un peu de salive puis prit la parole.

J'eus une crainte. Que sa voix ne fût pas à la hauteur de l'évènement.

Comment pouvais-je douter ? J'eus honte de moi.

Un timbre suave, un souffle régulier, une diction pure. Un vrai rêve.

Non je vous assure. J'ai oublié ma vie pour rentrer dans la leur. Ca m'a fait un bien fou

 

Soudain elle eut les yeux brillants, un mélange de peine et de joie. Son corps parlait mieux qu'elle.

Jamais depuis longtemps, on ne m'avait fait un si beau compliment que ces larmes là.

Ma plume était donc encore douée pour transcrire des émotions.

 

Les mots ont de la chair si l'on sait leur donner corps.  Il faut les prendre aux pieds de la lettre. Ne pas tricher avec eux, un peu comme dans la vie. Une pensée à tue tête qui me fit virer au rouge. J'avais le visage d'un type pris en faute, d'un timide en flagrant délit de sentiments.

Oui j'avais triché avec la vie, à force de me mentir, à force de faire des pirouettes humoristiques.

Les trains passent vous savez. On croit qu'on a le temps, que l'on montera dans le prochain, qu'on aura le courage de faire le voyage.

Et puis on n'y monte jamais. On voit le train qui part en pensant aux précédents, à ces actes manqués qui nourrissent le panthéon de nos regrets.

Le « si j'avais su » qui vous tenaille les entrailles jusqu'au train suivant.  Et ainsi de suite.

Seulement arrive le dernier train, le vrai. En quoi le distingue-t-on des autres ? 'Il déclenche chez vous cette alarme du cœur, cette décharge électrique qui secoue votre estomac et qui vous dit comme une injonction ultime : aime ! Aime réellement ! Sans calcul, sans souci du lendemain.

J'aurais voulu de te dire tout cela, le jour ou je compris enfin. Ce jour où j'écrivis d'une main tremblante cette dédicace : « A celle dont le regard sourit, même quand une larme la traverse »

Je refermai le livre, te regardai avec une intensité dont je ne me croyais plus capable. La peur sans doute, d'oublier ton visage, si je n'avais pas eu le courage de te demander ton numéro.

L'avais-je eu, du reste, ce courage là ? Paralysé par cette peur de voir le bonheur s'éloigner  pour toujours.

J'étais trop fier pour monter dans le train. Encore une fois. Aveuglé par mon obligation de paraître, je me repris cachant le désordre interne qui me détruisait. Ne jamais montrer sa faille en public, jamais !

Mais tu m'invitas à y monter dans ce train. C'est toi qui demandas mon numéro.

A quoi ça tient une histoire d'amour ? A rien. J'aurais dû le savoir pourtant, puisque j'en écrivais. Et j'en écris encore aujourd'hui.

 

Aujourd'hui, aujourd'hui….

Aujourd'hui mardi 21 juin, l'église n'est pas remplie de morts mais bien de vivants.  Christelle, nous allons nous dire oui et poursuivre le voyage.

Jusqu'à ce que Dieu nous sépare.

 

 


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