A toi...

elodiep

Lettre personnelle.


A toi,


Toi qui a vécu cette vie extraordinairement fade; je t'adresse cette lettre. Te voilà à tes cinquante cinq printemps. Tu es toujours aussi beau dans ton costume-cravate gris que tu as fait faire sur mesure. Tes cheveux poivre et sel sont parfaitement coupés et ta barbe fraichement rasée. Tes rides se voient à peine, seules des pattes d'oie se montrent au coin de tes yeux lorsque tu souris.

Ta famille t'entoure :

A ta gauche il y a ta femme, parfaite dans son tailleur aux motifs vichy et aux cheveux blonds encore flamboyants. Son rouge à lèvre vermeil éclaire son teint. Elle est drôlement bien conservée pour cinquante deux ans mais bon, après tout, c'est toi qui met l'argent sur la table, elle, elle n'a jamais eu qu'à s'occuper d'elle, de la maison et des enfants.

A ta droite, ton fils, aussi élégant que toi. Trente ans, ingénieur et un tombeur. Il a bien fait une petite crise d'adolescente plutôt embarrassante aux alentours de ses dix-sept ans mais tu as su le persuader de rentrer dans le droit chemin et ce avec l'aide de ton carnet de chèque. Tu sais garder les situations délicates sous contrôle, tu connais le pouvoir de l'argent.

A côté de lui, ta fille, aussi belle que sa mère dans une robe noire de créateur. Une véritable ambitieuse comme son père. Ses boucles chatains clairs qui tombent en cascade sur ses épaules, le grain de beauté à côté de son oeil droit, ses iris d'un bleu zur. C'est ta plus grande réussite, elle est parfaite. Elle n'a pas d'homme dans sa vie, elle subit encore son complexe d'Oedipe inversé et aucun mâle ne saurait atteindre l'exception qu'atteint son père.

Ta famille est parfaite. Pas une seule vague, tous sourient et applaudissent lorsque tu souffles les bougies. La photo restera longtemps accrochée sur le frigo américain dernier cri.

On dirait une peinture, on dirait les dieux de l'Olympe.


Et puis il y a cette jeune fille brune autour de la table.

C'est la meilleure amie d'enfance de ta fille, officiellement. Pour tout le monde elle est présente avec vous aujourd'hui parce qu'elle fait un peu parti de la famille. Mais c'est surtout la fille chez qui tu passes les “soirs où tu restes au bureau”. Banal à souhait. Elle a trente ans de moins que toi, c'est une artiste, elle t'a toujours admirée. Puis son corps s'est transformé au fil des années. Alors tu as commencé à la regarder différement. Elle a changé de look, ses jupes se sont raccourcies, ses talons ont épaissis, ses yeux et sa bouche ont changé de couleur et ses décolletés ont plongé. Puis elle t'a souri. Tu l'as déshabillé du regard pour ensuite la déshabiller tout court.

Il y a également tes collègues de bureau et leurs femmes. Leurs vies c'est du copier-coller sur la tienne même s'ils ont l'air moins beaux et moins sûrs d'eux. Leurs femmes sont bien moins élégantes que la tienne. Cependant eux aussi. C'est cela qui te rassure le soir quand tu t'endors près de celle que tu prétends aimer. Eux aussi font des “heures sup'”. Il est beau le tableau pour ton anniversaire. Et ils sont beaux les masques qui, tu l'espères, ne tomberont jamais.

Tu ouvres tes cadeaux : une montre qui vaut plus que ta voiture, un scotch de douze ans d'âge et un polo Lacoste. Tu te forces à sourire et à dire merci même si tu sais que c'est toi qui a payé pour la motié de tout ça.

Tes collègues de bureau t'ont offert des cigares cubains alors que tu as dit à ta femme que tu avais arrêté de fumer. Tu t'assoies, mange un peu de gâteau, tu voies les gens mais ne les regardes pas, tu entends ce qu'ils disent mais n'écoutes pas.

T'as les yeux vitreux, tu penses un peu au boulot. Tous les millions que tu brasses, t'en reviens pas de ta réussite. Tu fermes les yeux. Tous les rêves que t'as laissé tomber depuis trente-cinq ans. Ta femme met sa main sur la tienne. Tu sursautes et rouvres les yeux. Retour à ta triste réalité.

A toi qui vis une vie où le bonheur t'as échappé, une vie où le capitalisme t'as bouffé sans que tu ne puisses plus trouver d'oxygène.

A toi qui n'est qu'humain même si le pouvoir s'est glissé dans tes gênes.

A toi qui te dis que demain ça ira mieux et qu'un jour tu partiras profiter de ta vie.

A toi qui un jour logera chez moi, lorsqu'il sera trop tard pour une quelconque rétrospective, un quelconque repentir ou une simple dose d'espoir.

A toi, je dédie ces quelques mots, je te souhaite bon courage pour le reste de la vie misérable que tu as choisi de vivre. Ne t'en fais pas trop, ta nouvelle adresse te plaira : emplacement 8, rangée B. Tout le monde saura que tu vis là et ton jardin sera si joliment fleuri et décoré.

A toi, futur locataire, je te donne un rendez-vous. A dans vingt ans alors !


Ta pierre tombale.  

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