À un atome de la vie
Laurent Buscail
Son cœur délivrait sa pleine puissance. Le précieux fluide vital allait et venait le long de ses grandes veines. Son réseau lymphatique s'étendait sur des kilomètres à la ronde et alimentait en énergie les environs. Un des plus important complexe urbain évoluait dans son ombre, s'accrochant à ses tentacules pour sucer chaque goutte de son sang. Des machines se relayaient nuit et jour afin de conserver un improbable chaos en son sein, seule condition à l'obtention de sa formidable énergie. Une épaisse fumée blanche sortait inlassablement de ses deux énormes bouches et se mélangeait à l'éternelle chape de nuage. Son épiderme s'écaillait sur toute sa surface, mettant à nu par endroits sa chair. Pour beaucoup, elle avait toujours était là, immobile, éternelle protectrice telle la statue vivante d'une divinité. La plupart ignoraient tout d'elle, comment vivait-elle, ses maladies, ses peurs, ses envies. Certains en avaient même oublié son existence, elle n’était pour eux rien de plus qu'une vieille montagne lointaine d'où s'échappaient de jolies colonnes de fumée, un vestige d'une époque dominée par les magiciens et les sorciers qui avaient apprivoisé cette Titanide. Les plus simples y voyaient un gentil volcan qui veillait sur eux. Pour d'autres, elle était toute leur vie.
Une pompe au rythme régulier alimentait ses vieux rouages, ni trop vite ni trop lentement. Ses membres actionnaient un mouvement de translation suivant la même cadence. Nombre de ses engrenages étaient partiellement grippés du fait de son activité motrice réduite. Il ne s'en plaignait pas, d'ailleurs il ne s'était jamais plein. Il intervenait sur beaucoup d'entre elles partout dans le pays pour veiller sur leur bonne santé. La plupart n'étaient qu'un numéro de série dominant ses rapports d'entretiens, à l'exception d'une seule. Son âge avancé l'importait peu. Il lui trouvait ce charme immortel qu'ont les déesses. Malgré toute la dévotion qu'il pouvait éprouver, ses mécanismes internes ne s'emballaient pas pour autant, plongés dans une inertie industrielle. Ses sentiments profonds passaient quelquefois cette barrière inhibitrice et il souffrait alors de la retrouver aussi défaite et souffreteuse. Ce regain anecdotique de sensibilité ne faisait qu'accroître son désespoir lorsqu'il voyait sa préférée molestée par l'indifférence et l'exploitation jusqu'à l'épuisement, niant tous les signes cliniques d'un vieillissement avancé. Il lui arrivait de passer des semaines entières à panser ses blessures, outrepassant avec zèle ses prérogatives et exposant l'intégrité de ses composants aux rayonnements toxiques. Un poison était confiné dans ses entrailles, résultat des manipulations opérées dans son cœur et les plongées dans cet organisme complexe ne pouvait excéder quelques minutes tant les microparticules étaient fatales. Il l'avait surnommée Aurore parce que c'était l'une des rares à avoir connu les éclatantes matinées baignées de lumière, le soleil bousculant les brumes de ses longs doigts roses. Comme les autres, il avait oublié cette chaleur qui vous léchait le visage, cette clarté aveuglante. Seul ce nom restait, Aurore. Il évoquait le lointain souvenir d'une promesse matutinale que les grisailles baveuses chassaient vers les recoins les plus reculés de ses algorithmes. Il avançait ce jour-là vers sa favorite sans trop savoir si c'était le jour ou la nuit au dessus du duvet de cendre. Dans son dos, on pouvait lire « MOX 238 PU » imprimé en noir. Tout le monde l'appelait Mox.
Des milliers d'automates s'activaient dans les méandres de la grille de béton, lancés à pleine vitesse sur des rails limés par les passages répétés. Tous ces robots suivaient leur segment sans faire d'écart, réduit à suivre les lignes de codes gravées dans leur circuit. Des fonctions pour la plupart basiques et dont le but premier était l'auto survivance, la préservation de cette forme de vie artificielle, lointaine descendante de l'homo sapiens. Des milliards de lumières artificielles scintillaient en permanence dans les dédales de la mégalopole. Les usines avaient remplacé les résidences et leurs gigantesques édifices noircissaient le ciel et l'horizon. Les robots rechargeaient leurs batteries dans les sous-sols des compagnies, parés à rejoindre leur poste en un minimum de temps. Seuls les exploitants de ressource étaient parqués dans des locaux en périphérie du système. Tous les bâtiments arboraient la même austérité, leur mimétisme allait jusqu'à leur mensuration qui donnait lieu à la vision de loin d'un immense cube formé d'un millier de constructions séparées par un grillage routier les contournant un par un. L'uniformité dominait toutes formes d'expressions. Le langage s'était réduit au fil du temps à de simples onomatopées et contractions syllabiques, synthétisant au maximum les idées et éradiquant ainsi la richesse emmagasinée depuis les premiers cris échangés entre des mammifères évolués. Mox suivait sa chaîne de collègues aux instructions partiellement identique en direction de la gargantuesque Aurore.
Cette fois, il avait attendu longtemps l'assignation de sa nouvelle mission. Cela faisait des mois qu'il croupissait dans un hangar perdu dans les zones desertes, son voyant de veille agonisant. Oublié des siens, la rouille lui dévorant sa structure, il analysait en boucle les derniers rapports d'incidents qu'il avait découverts lors de sa dernière intervention. En retour de leur transmission il avait reçu une série de bugs et des autocorrections supprimant les anomalies de son bulletin. La tolérance des irrégularités avait été revue à la hausse sans aucun motif et il avait combattu la mise à jour de son programme prétextant l'impossibilité de modifier des lois fondamentales. Pour ces raisons, il avait été mis au garage et était passé à deux doigts du recyclage complet. Il attendit patiemment, redoutant d'être envoyé à la casse à chaque instant. Lorsqu'il reçut sa nouvelle mission, il reconnut immédiatement la localisation et accepta les conditions en un quart de cycle à peine, même si cela signifiait une mise à niveau complète de tous ses programmes internes. Il partit aussitôt la rejoindre.
Devant lui se rapprochaient ses formes voluptueuses. À ses pieds, il distinguait déjà l'effervescence des jours de basculement d'équipe. Un ballet mécanique voyait se croiser des centaines de machines s'échangeant de sommaires et dérisoires interactions sociales. Après d'interminables vérifications de ses identifiants, il put afin arriver assez près de la bête pour sentir son souffle s'immiscer au travers de ses pièces les plus exposées. On venait juste de la plonger dans un sommeil profond. C'était toujours ainsi, il ne les côtoyait qu'une fois endormies. C'était mieux ainsi pensa-t-il. Qu'avait-il à lui dire à part des lignes de codes en rapport avec ses fonctions primaires de diagnostics et d'entretiens ? Pouvait-elle seulement le comprendre ? Non, il se plaisait d'ailleurs, à veiller sur elle pendant qu'elle rêvait paisiblement. Il pouvait chuchoter à ses chimères ce qu'il voulait. Elle l'écoutait simplement. Mox passa à travers un portique qui lui aspergea un liquide gluant censé le protéger des doses toxiques auxquelles il allait être immanquablement présenté. Il commença à s'enfoncer dans les entrailles d'Aurore. Les machines se faisaient de plus en plus rares à mesure qu'il pénétrait en profondeur si bien qu'il se retrouva seul très rapidement. Les parois qui l'entouraient ondulaient sur le tempo de la respiration de la géante. Une lumière l'invitait à progresser encore plus loin. Le sommeil d'Aurore semblait plus agité qu'à l'accoutumée, la lueur émanant de son cœur était beaucoup plus éclatante, elle traversait les différentes couches qui devenaient alors translucides. Un grondement profond résonnait tout autour de lui. Il faisait fi de toutes ces observations et affichait une confiance totale dans le respect des consignes appliquées par ses prédécesseurs pour l'endormissement de la belle. Cela ne devait être qu'un mauvais rêve qu'il allait s'empresser de calmer lorsqu'il serrait au plus près du centre de la Titanide.
Il avait quelques minutes d'avance sur l'horaire lorsqu'il se présenta devant l'entrée de l'antichambre de son cœur. Respectant au bit près ses instructions, il patienta devant l'ouverture qui s'ouvrait et se refermait à intervalles réguliers, première étape pour pénétrer juste au-dessus du lieu où le miracle opérait. Un bug lui avait décalé une fois sa chaîne de commandes et il avait alors frôlé l'incident lors d'une intervention sur l'une de ses cousines. Après quelques révisions de ses programmes, il avait pu revenir sur le terrain, mais depuis il était particulièrement attentif au respect de ses instructions jusqu'à la plus insignifiante des variables. Seulement dans le cas d'Aurore, les constantes se réduisaient au fil du temps et de nouvelles variables apparaissaient chaque jour. Les manifestations inhabituelles s'intensifiaient. Ses senseurs détectaient une légère élévation de la température, rien qui ne dépassait les niveaux d'alerte, mais tous ces signes commençaient à bousculer ses lignes de commandes préétablies. Il posa délicatement la main sur une paroi, la complainte monta lentement dans les aigües, le rythme cardiaque s'adoucissait, devenait moins chaotique. Pourtant la température ne faisait qu'augmenter. Il était l'heure, il passa en plein milieu d'une séquence d'ouverture et se retrouva à l'intérieur d'un alvéole. Il devait faire vite, après un rapide contrôle de l'organe, il devait poser d'énormes filtres sur les artères menant directement au cœur. Cela permettrait pour les équipes placées plus en amont de travailler sans s'exposer à des niveaux élevés de toxines tout en conservant Aurore dans une torpeur pendant quelques jours. Mox faisait très attention autour des orifices et plaça le premier filtre. La température augmenta brusquement, le seuil critique venait d'être franchi. Les ondulations des entrailles de la géante firent place à de véritables secousses. Ses algorithmes s'entrechoquaient, toutes ses instructions se contredisaient, la chaleur chassait son liquide protecteur de ses composants. Sous lui, la lueur redoublait d'intensité, il se sentait irrémédiablement attiré par elle comme jamais auparavant. Il effaça toutes ses lignes de commandes qui le bloquaient et plongea à travers l'artère encore libre. C'était deux parois étroitement collées l'une à l'autre.
Il se glissa entre elles et finit par pénétrer dans la cavité où se trouvait l'origine de toute cette puissance incroyable qui leur permettait à tous de fonctionner. La mélopée s'intensifia et monta encore d'une octave. Il ne l'avait encore jamais vue réagir de la sorte. L'énorme cœur gonflait devant lui, sa lumière l'aveuglait tellement qu'il avait du mal à s'en approcher. La fièvre d'Aurore continuait de s'aggraver. Il n'avait plus aucune protection face au formidable pouvoir destructeur de son poison. Il continuait malgré tout à avancer calmement, même lorsqu'une fumée se forma autour de lui, même lorsque ses rouages se désintégraient. Il posa ses mains sur le cœur. Les gémissements mélancoliques bourdonnaient massivement autour de lui. Il baignait dans une lumière irréelle et pensa que c'était à ça que devait ressembler le soleil. Ses pièces mécaniques s'effritaient sous la puissance qui s'échappait du cœur en fusion. Il restait là, un seul mot en tête, Aurore, Aurore, Aurore...
La Titanide et ses abords étaient désertés, les instructions d'alertes s'étaient propagées à toute la population et tous fuyaient dans un chaos sans précédent. Parmi les algorithmes primaires de survie se formaient de nouvelles lignes de codes conflictuelles et irrationnelles. Une chose longtemps oubliée de tous se propageait comme un virus, un sentiment et l'un des plus terribles qui soient, la peur. Ces robots tentaient d'échapper à la fureur qui s'était emparée du monstre. Le gentil volcan s'était réveillé et de la fumée noire en sortait. Les générateurs explosaient suite aux surtensions de leur source. La citée était plongée dans le noir, seules de petites lumières rouges s'agitaient dans tous les sens. Les longs tentacules s'étalant dans la mégalopole se soulevèrent et retournèrent vers leur propriétaire.
À l'intérieur, Mox regardait, impuissant son corps se décomposer lorsqu'il vit apparaître des formes étranges sous les morceaux vaporisés. De longues tiges se dessinaient sur ses mains, elles n'étaient pas métalliques, mais plutôt organiques. Cela ressemblait aux doigts de ses ancêtres, puis des mains, des bras, des pieds, des jambes, un buste, jusqu'à sa tête qui se transformait en une forme de vie complexe. Il sentait chaque molécules qui le constituaient. Du fin fond de ses entrailles, une boule remonta vers sa bouche et explosa dans un cri animal égalant les rugissements de la géante. Il redécouvrait tous ses sens débarrassés de toute limite algorithmique.
Soudain, il se sentit flotter dans les airs. Un rayon lumineux l'entourait et le raccompagnait tranquillement jusqu'au sol. Au dessus de lui, Aurore s'élevait dans les airs continuant ses chants mélancoliques aux sonorités proches de celles de la baleine. Les nuages se déchiraient sur le passage de la géante, ses tentacules brassaient l'air et dissipaient la fumée. Une étrange lueur perçait la grisaille et un rideau bleu apparut au loin. La sirène se perdit dans un océan stratosphérique et le soleil vint caresser l'épiderme fraîchement formé de Mox. Immédiatement, il plissa les yeux devant la puissance lumineuse, pourquoi avait-il fait cela il n'en savait rien. Puis il sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine. Ce pouvait-il que ce soit un cœur ? se demanda-t-il alors qu'une larme roulait le long de sa joue.