2. Aaron

jadedm

Chapitre 2 du roman - Un tant soit peu d'amour

Je foulais le sable d'un pas traînant. Mes pieds s'enfonçaient et dérapaient, faisant jaillir des gerbes de grain beige, tandis que le sol se colorait d'une teinte plus foncée, là où j'avais remué sa surface inerte. Le vent me fouettait, et je luttais pour avancer contre les éléments déchaînés. Les vagues se brisaient violemment, s'échouant dans un tourbillon d'écume qui volait jusqu'à mon visage brûlant. À bout de force, je finis par tomber dans le sable, haletant. Le choc contre le sol dur et rugueux me fit grimacer et je frappais furieusement le vide devant moi. 

  J'étais ivre mort. Ces derniers temps, je me noyais plus que jamais dans les méandres du passé et dans les brumes de l'alcool, m'enfonçant chaque jour davantage dans des abîmes sans fond, cherchant le courage de rejoindre ma femme dans l'au-delà. Son corps avait été retrouvé six mois plus tôt, à l'endroit même où je gisais à présent, et comme à chaque fois, mes pas s'arrêtaient à quelques mètres de l'eau. Je tentais de me relever, mais l'horizon dansa sous mes yeux, et je perdis le peu d'équilibre qu'il me restait. Je sentis la morsure du sable contre ma joue et des larmes jaillirent, secouant mon corps de violents sanglots. 

  Je restais étendu ainsi, le regard rivé sur les gros nuages qui s'amoncelaient au-dessus des côtes. Ils ne tardèrent pas à cacher le soleil, et les premières gouttes, grosses comme des billes, s'écrasèrent de-ci de-là. Je fermais les yeux, appréciant la pluie qui ruisselait sur mon visage et se mêlait à mes larmes. Le rugissement du vent grossit, se confondant bientôt avec les battements de mon coeur qui martelaient mes tempes. Puisque je n'avais ni la force ni le courage de me jeter à l'eau, j'envisageais de rester ainsi, jusqu'à ce que la mort vienne me chercher à mon tour.

  Pourtant, alors que je formais mes plans suicidaires, on me saisit vigoureusement et je fus secoué sans ménagement. Mon corps ondula telle une poupée de chiffon. Je rouvris prudemment les yeux, mais ne distinguais rien de plus qu'une ombre flottant au-dessus de moi. Des sons me parvenaient sans que je ne puisse en saisir le sens, et je refermais mes paupières, espérant qu'on me laisse en paix. Je fus alors relâché et m'écroulais lourdement sur le sol. Mon assaillant tourna un moment autour de moi, faisant jaillir le sable de sous ses semelles, puis le calme se fit enfin quelques instants. Soudain, une main s'abattit lourdement sur ma joue et je laissais échapper un faible gémissement, surpris tant par le geste que par la douleur. Deux mains se glissèrent sous mes aisselles et me tirèrent vers le haut pour me redresser. Après quelques instants de lutte, je finis par accepter l'aide de mon ami Oscar, venu une fois de plus me secourir, et je le laissais me ramener à la maison. 


*


  Je me sentais vide, et mon corps me faisait horriblement souffrir. La tête me lançait et j'avais le coeur au bord des lèvres. Je remontais les draps sur mon visage, appréciant la douceur réconfortante du tissu. Le temps sembla se suspendre un moment, avant que je ne distingue des bruits dans la pièce d'à côté, puis des pas s'approchèrent. Quelqu'un agrippa les couvertures et les repoussa brusquement, laissant la fraîcheur de la pièce pénétrer mon corps. 

« Lève-toi, Aaron. »

  Des mains me saisirent les épaules, mais je refusais de me laisser faire. 

« Bon, allez, ça suffit maintenant ! Lève-toi ! »

  Comme je le repoussais une ultime fois, la patience d'Oscar céda et il m'empoigna fortement par le bras. Je le suivis en titubant, tandis qu'il traversait le couloir et me poussait sans ménagement dans la salle de bain.

« Je t'ai préparé un bain et il y a des vêtements propres. Si t'es pas sorti dans un quart d'heure, je viens te chercher ! Suis-je bien clair ? »

  Je hochais la tête, incapable de prononcer le moindre mot. Il referma la porte d'un geste vif et je restais ainsi, pantelant. Je m'approchais instinctivement du miroir, que j'avais pourtant soigneusement évité depuis des mois. Ce fut un véritable choc, tant l'homme qui me faisait face m'effraya.

  D'une trentaine d'années, il en paraissait quinze de plus. Ses cheveux noirs étaient trop longs et en bataille, ses tempes grisonnantes, sa peau aussi pâle qu'un mort, ses petits yeux noirs tiraillés par les rides et plissés à cause de la lumière. Sa large bouche autrefois souriante, retombait à présent en un triste rictus. 

  Je m'approchais davantage de cet étranger que je n'avais pas observé une seule fois durant ces longs mois d'errance. Je l'étudiais un moment sous toutes les coutures. Il était laid et affreusement triste. Etait-ce moi ? Cet homme que la tristesse avait rongé de l'intérieur comme si son être entier était en train de dépérir ? Etait-ce moi ? 

  À présent, des larmes coulaient sur ces joues creusées, au milieu desquelles trônait un nez rougi par le froid et l'alcool. Les larmes se frayèrent de drôles de chemins à travers les sillons grisâtres sous ces yeux mornes jadis si vifs. Elles glissèrent le long du menton et s'écrasèrent sur le lavabo. 

  Je me détournais du reflet, à la fois honteux et effrayé. Je me débattis pour enlever mes vêtements, qui s'éparpillèrent sur le sol. L'étranger me lança un nouveau regard apeuré. J'observais son corps cette fois-ci, tant avec appréhension que curiosité. Je fus saisi de dégoût. Ce corps autrefois musclé et sec était à présent mou, blanc et les épaules voûtées semblaient rapetisser cet homme pourtant grand. 

  Je déglutis, tentant de faire descendre la boule qui s'était formée dans ma gorge, mais elle continuait de remonter vicieusement, jusqu'à caresser ma langue. Je me tournais vivement vers les toilettes et vomis. La bile amère fit monter de nouvelles larmes dans mes yeux déjà brûlants. Je restais ainsi plusieurs minutes, puis m'appuyais contre le mur, sanglotant. 

  J'entendais des bruits dans la cuisine et sentis l'odeur du café qui commençait à couler. Mes mains se mirent à trembler et je les observais quelques secondes, le regard perdu. Puis, le souvenir de mon reflet dans le miroir revint me hanter et je me tapai brutalement le front du plat des mains. J'étais devenu fou… complètement fou ! J'étais un putain de taré et en plus de ça je ne valais plus rien. Je sentais la boule se reformer dans ma gorge, mais réussis cette fois-ci à la refouler. Je pris appui contre le mur et me relevais tant bien que mal. 

  Je parvins à hisser ma jambe par-dessus la baignoire, tanguant dangereusement. L'eau, bien que tiède, me brûla la peau et je serrais les dents. Puis la deuxième jambe subit le même sort avant que tout mon corps ne s'immerge à son tour. Je me laissai glisser et ma tête plongea sous la surface de l'eau. J'ouvris les yeux et observais le plafond, à travers les vagues que formait le voile noir de mes cheveux. L'eau me piquait les yeux, mais je décidai d'ignorer la douleur et restais ainsi jusqu'à ce que mes poumons soient sur le point d'éclater. 

 Je me redressai brusquement, inspirant bruyamment et soufflant tout aussi fort. Mon regard accrocha les gels douche et shampooing. Il y avait encore les siens. Je n'avais rien touché, rien enlevé, rien déplacé. Ma main trembla de nouveau et je me saisis du savon. Je me frottais aussi fort que je le pouvais et mis le peu d'énergie que j'avais à me laver correctement. Pas d'impasse cette fois, je voulais nettoyer cet étranger que j'avais vu. Je voulais retrouver l'homme que j'avais été. 

  Quelques minutes plus tard, j'étais fin propre et me séchais tout aussi vigoureusement avec la serviette. Un coup d'œil jeté au miroir me renvoya le même reflet, simplement plus humide et rougi. J'avisai les vêtements propres et les enfilai. Ils sentaient bons la lessive et je ne les avais jamais vus. Le jean bleu foncé était trop grand et je dus utiliser la ceinture pour le maintenir autour de mon corps frêle. Le tee-shirt baillait également, mais la douceur des vêtements me réconforta quelque peu. J'enfilais ma vieille veste en laine grise et sortis de la salle de bain d'un pas hésitant. 

  Je m'arrêtais au chambranle de la cuisine afin d'observer l'homme qui me tournait le dos. Lui, en revanche, était reconnaissable entre mille. Plus petit de quelques centimètres, les épaules larges et les bras musclés, les cheveux bruns et la barbe longue, un visage buriné et dur, sur lequel il n'était pourtant pas rare de voir un large sourire. Oscar Kesey, venu de l'Oregon, dénotait parmi les Irlandais. 

  Incapable de prononcer un mot, je pris place sur l'îlot qui trônait au milieu de la pièce. Oscar ne réagit pas lorsqu'il entendit le tabouret racler le sol. Son regard se portait au loin, vers la plage où il m'avait retrouvé ivre mort la veille.

« C'est Ms Brennan qui m'a prévenu. Elle t'a vu claquer la porte, arpenter la rue en long, en large et en travers, hurler quelques mots incompréhensibles et te diriger vers la plage d'un pas chancelant. Comme la dernière fois. Comme celle d'avant, puis celle encore avant... et toutes celles qui ont précédé. »

  Sa voix était calme. Ce n'était pas un reproche, simplement un constat. Toutefois, alors que ces mêmes paroles ne m'avaient jamais interpellées auparavant, celles d'aujourd'hui me serrèrent le cœur. Je penchais la tête, honteux et murmurais :

« Je sais, je suis désolé. »

  Le regard de mon ami quitta alors l'horizon pour venir se poser sur mon être informe dans ses vêtements trop grands. 

« Il faut que tu comprennes, Aaron, que je ne peux pas m'occuper de toi comme si tu étais un gosse. Tu es obnubilé par ta propre détresse… mais ne vois-tu pas ce qu'il se passe autour de toi ? Pourquoi penses-tu que je suis tout le temps là, à m'occuper de toi ? Cela fait des mois qu'on me reproche mes absences répétées et injustifiées au travail. Des absences durant lesquelles j'étais occupé à aller te chercher sur la plage, car tu avais de nouveau claqué la porte de chez toi comme un fou furieux et que Ms Brennan était inquiète qu'il ne t'arrive quoi que ce soit. J'ai fini par être renvoyé, Aaron. Ils m'ont foutu à la porte car j'étais comme un courant d'air dans l'entreprise. Je venais quand je le pouvais, quand tu étais assez sobre et sain d'esprit pour ne pas chercher à en finir. Je partais dès que je recevais un appel de Ms Brennan. Certains jours, j'étais obligé de rester avec toi, de te surveiller, de te nourrir, de te maintenir en vie. J'ai délaissé mes obligations professionnelles, je me suis sacrifié pour toi, Aaron. Si tu ne le vois pas à présent, je ne peux plus rien pour toi. Ça fait six mois que ça dure ! Plus les jours passent, plus je te vois perdre pied. Tu n'imagines même pas le nombre de fois où j'ai dû te traîner dans le sable pour ne pas que tu te noies sur cette putain de plage ! 

  Et pourtant, je suis encore là, comme un con, à m'occuper de toi. Je suis le dernier qu'il te reste. Tout le monde t'a tourné le dos ! Il faut vraiment que tu comprennes, que si tu continues comme ça, je serais obligé de me protéger à mon tour. Tu me détruis en même temps que toi. Regarde-moi, quand je te parle. Regarde-moi bien ! »

  J'hésitai un instant, puis mon regard remonta lentement le long du plan de travail, jusqu'à se poser sur le visage blême de mon ami. Il me ressemblait étrangement. Je restais pétrifié pendant que j'observais cet homme aux épaules aussi affaissées que les miennes, aux rides aussi creusées, aux cheveux aussi grisonnants. Son regard brillait d'une tristesse et d'une fatigue sans fin dont je compris que j'étais la cause. 

  Mes yeux s'abaissèrent d'eux-mêmes devant cette vision d'horreur. Oscar soupira, alla servir deux tasses de café et revint s'installer en face de moi. J'en saisis une et l'entourais de mes mains. La chaleur me réconforta et je m'accrochais à ce petit rien. 

« Ça fait des mois que j'essaie de te raisonner, que je tente de te montrer dans quel danger tu nous fourres tous les deux, mais tu restes aveugle au malheur que tu répands. À présent, j'ai presque autant besoin d'aide que toi. Je ne pourrais pas te porter plus longtemps, il va falloir que tu fasses un choix, sinon c'en est fini. Est-ce que tu comprends ce que je te dis ? »

  Je hochais la tête, ne sachant pas trop comment répondre. J'avais l'impression de me réveiller d'un mauvais rêve. Je regardais autour de moi comme si je réalisais où j'étais et qui j'étais. Je déglutis et réussis à articuler.

« J'ai peur de l'oublier. Je sais qu'un jour je ne me souviendrai plus de sa voix, de son rire, de son odeur. Il ne restera d'elle qu'une image figée. J'ai très peur de l'oublier… Comment vais-je réussir à vivre après ce qu'il s'est passé ? Comment est-ce que je peux reconstruire ma vie après Sinead ? »

  Oscar se passa les mains sur le visage et laissa échapper un long soupir. Le silence nous entoura un instant avant qu'il ne le brise de sa voix grave : 

« Tu finiras par oublier certaines choses, mais d'autres sont immuables. Sinead restera à jamais ta femme, celle que tu as aimée et avec qui tu as vécu. Rien ne sera jamais plus pareil, mais toi seul peux remonter la pente et t'accorder une seconde chance. Laisse les choses se faire petit à petit… Commence simplement par accepter ta condition. Penses-tu que Sinead aimerait te voir dans un tel état ? 

- Je n'en sais rien… Après tout, elle devait s'en foutre puisqu'elle s'est suicidée ! »

  La voilà... La colère sourde que j'avais tentée de retenir durant ces longs mois. La voilà, prête à exploser. Ma main trembla autour de la tasse, et avant que je ne puisse contrôler mes gestes, je la jetais contre le mur, avant de me lever brusquement en faisant basculer ma chaise. La colère m'aveuglait soudain et je fus surpris par son explosion inattendue. J'attrapais tout ce qui était à portée de main et le balançais violemment. Je me mis ensuite à taper contre les murs en hurlant comme un fou.

  Oscar, quant à lui, était toujours assis sur sa chaise, buvant silencieusement son café, et j'entrevoyais son regard vide à travers la fumée. Lorsque je n'eus plus rien à jeter, je me tins là, les bras ballant le long du corps, le souffle court et les jointures des doigts rouges. 


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