Activités mondaines en soins palliatifs
Thierry Kagan
C'est dans le tram que j'ai rencontré, enfin, la mystérieuse... sémite leucémique.
Avec toutes ces qualités, je m'étais souvent plu à l'imaginer plantureuse, au charme forcément dégraissé.
Et j'ai été comblé.
J'vous raconte.
Quand j'ai voulu me lever de mon siège,
pensant devoir descendre à mon arrêt alors que non...
et qu'une vieille a cru que je lui laissais la place...
alors que non, non plus,
ELLE m'a saisi le bras pour me dégager et m'a lancé « Je suis comme vous, je prends votre siège, ça reviendra au même ».
Syntaxiquement correcte mais logiquement absconse, son injonction m'est arrivée sans filtre au cortex, d'abord pour me rappeler le médoc oublié du matin que j'écrase à la cuillère et renifle par un billet roulé.
Ensuite, pour me friser l'absence de poils tout le long de l'échine, eu égard à la salve de chimio pas si lointaine.
C'est sa voix qui a permis de me la remettre.
Celle que j'entendais au loin, à chacune de mes séances, malmener le personnel médical, pourtant si dévoué.
À parler froidement, parce qu'elle a trop chaud ; pour un verre à renverser par terre pour dessiner avec le pied dans la flaque d'eau ; ou pour changer de voisin parce que trop juif alors qu'elle, ne le serait que juste assez.
En effet, elle était comme moi pour ce qui est de cette stupide, longue et inutile maladie à la con.
Et également comme moi, pour mes radicelles bondieusantes, que je ne renie pas, non, non ! tout en en ayant absolument rien à secouer.
Je me suis quand même rassis et illico, sans permission, l'un de ses ischions s'est posé sur ma cuisse coté couloir, se la coulant douce dans ma chair tendre.
Douleur exquise, j'en conviens.
Autour de nous, comme de coutume lorsque ça sent l'embrouille, personne ne bronche ni ne pouffe, chacun pour soi.
J'ai fait mine de l'ignorer, sauf quand elle s'est réajustée, pour ne pas glisser, en me plantant sa deuxième pointe de bassin dans le gigot. À ce moment de n'en plus tenir qui tombait avec celui de descendre effectivement à mon arrêt, cette fois, c'est moi qui l'ai saisie et par son frêle bras... pour m'entendre dire, de façon douce et autoritaire à la fois : « Mon coco, tu ne vas certainement pas me quitter comme ça ! ».
Le tram s'était bien vidé la station d'avant et celle d'après, c'était la fin du circuit.
Au pire, ce n'était qu'un chemin court à rebrousser qui ne méritait ni ma main dans sa gueule, ni l'esclandre.
Je me suis donc rassis pour la seconde fois.
Elle s'est levée et, jusqu'au terminus où tout le monde devait descendre… elle a dansé.
Voluptueusement. Sans musique. Comme si elle tournait non pas autour d'une solide pole barre imaginaire, mais d'un squelettique porte-perfusion-mobile-en-chrome-et-plastique-pour-2-porte-bouteilles.
De ce transport finalement pas commun, elle occupait joliment l'espace, tous points cardinaux confondus, glissant de l'un à l'autre comme sur des roulettes... par exemple celles de l'équipement pré-cité.
Très rapidement, le préposé du transport derrière son écran de contrôle, loin quelque part, s'est autorisé une intrusion : une suave et vive chanson est sortie des hauts-parleurs sans crier gare, en parfaite synchro avec les déhanchés de la belle au tram non roulant, puisqu'au dépôt.
Je me suis levé et n'ai pu m'empêcher d'agripper par la taille et la main cette femme surréaliste.
Mais... c'est elle qui m'a entraîné !
Elle a choisi un tango, prenant la direction du binôme sans qu'étonnament, je ne m'en sente moins l'homme de la situation.
On a donc tangué, tout au long de deux wagons, sur et entre les sièges, redessinant l'espace à merveille, jusqu'à ce qu'une double porte s'ouvre sur le quai, nous laissant offrir au crachin de l'automne nos perruques blonde et brune plus ou moins ajustées.
Une fois sur le bitume moucheté, les portes se sont refermées derrière nous.
La choré graphique était terminée.
Face à face, nous nous sommes pris la tête, mutuellement et, naturellement, nous avons fait glisser nos déjà bancales fausses extensions pour nous voir en vrai.
Nos doigts caressaient librement nos cuirs non chevelus depuis lurette.
N'empêche...
Qu'au même instant où le ciel stoppait l'eau,
En plusieurs points de nos boules à zéro,
Nos extrémités ressentaient, picotant,
Le printemps repousser comme au bon vieux temps.
Pour nous, la vie va commencer.