Ad Vitam Aeternam (non terminé).

dana

Premier chapitre. Quand la vie devient trop complexe à envisager, la mort se profile alors, long voyage à travers les ténèbres qui mène Owain dans l'ancien monde irlandais.

Quatre heures du matin, la rue déserte battue par la pluie et les rafales de vent semblait mourir dans un dernier soupir. Pourtant, perçant l'épais brouillard de la nuit, une faible lueur s'échappait d'un petit café situé en face de l'église du village. Des silhouettes familières discutaient dans le silence, comme dans un écho au souffle du vent. Dehors, la mer, telle un fauve prenant son élan, se soulevait avant de se fracasser contre le pied des falaises.

Cette nuit était égale à toutes les autres, sans lumière et sans bruit, froide et sans vie. Au bord de la falaise, juste derrière l'église, quelques personnes s'étaient rassemblées afin de profiter du spectacle de la tempête. Sans dire un mot, ils écoutaient le silence de la mer, observaient la beauté violente de son déchaînement. Un homme à l'écart du groupe, barbe blanche et ciré bleu nuit, s'était assis sur le banc face à la mer, et avait rabaissé sa capuche afin de se laisser piquer par les gouttes froides et douloureuses de la pluie, qui n'avait cessée de tomber depuis des mois. L'homme resta assis un long moment, à contempler dans le noir la furie silencieuse des éléments, et attendit que le soleil se lève enfin, perçant à peine l'épais brouillard qui devint grisâtre et éblouissant.

Après de longues heures, peut-être des jours, il se leva enfin du banc. Traversant la place du village, il passa devant le café qui était endormi à présent, et remonta la rue sur plusieurs mètres. Il arriva alors devant une petite maison. C'était la sienne. Une petite maison d'un seul niveau, en briques et chaînage en pierre, couverte d'un petit toit d'ardoise, duquel sortait une cheminée crachant une fumée épaisse. Il poussa la grille qui était restée ouverte, fit quelques pas dans la minuscule allée couverte de graviers, et pénétra finalement dans la petite demeure sans vie. Après s'être débarrassé de son ciré dégoulinant qu'il accrocha à la poignée d'une porte, il s'assit à la table en bois du salon devant un verre d'eau qu'il avala en quelques gorgées, puis se mit à lire le journal qui était posé tout près de lui. Il sortit de la poche de sa veste une boîte à cigares, l'ouvrit, reprit un cigare qu'il avait déjà commencé à fumer la veille, le ralluma et le porta à ses lèvres pour en inspirer la fumée. Les volutes embuaient le petit salon couvert de papier peint aux motifs géométriques et floraux qui datait des années soixante-dix, et sur lequel s'était développés par endroit des cloques et des champignons, donnant à la pièce une allure délabrée et insalubre.

L'homme était considéré par ses pairs comme un loup solitaire. Il n'aimait pas la compagnie des gens et répugnait à prendre la parole en public. Seul dans sa maison, il se sentait libre de vivre la vie qu'il avait choisie. Il pensait fermement et ce depuis son enfance, que la compagnie des autres n'était pas réellement faite pour lui. Il ressentait toujours un malaise en présence d'étrangers et avait du mal à parler sans réfléchir. En revanche, il était passionné par la peinture Romantique, celle des grands maîtres du début du XIXe siècle. C'est principalement en raison de cet engouement avéré pour les atmosphères sombres, morbides voire cauchemardesques, qu'il avait choisi de se retirer dans un petit village en haut des falaises, aux confins du comté de Galway. Il passait la plupart de ses nuits assis sur le banc surplombant la mer, à regarder les éléments s'agiter. En été, quand le climat devenait plus clément et que les tempêtes se faisaient plus rares, il restait cloitré chez lui et ne sortait qu'en de rares occasions.

Un soir, alors qu'il se promenait sur la falaise comme à son habitude, il se passa une chose à la fois soudaine et effrayante. Pris d'un malaise, sa tête se mit à tourner, les éléments autour de lui tournoyaient en même temps dans un grand brouhaha, les petites maisons, le ciel, la mer, tout était devenu flou. Tandis qu'il tentait de garder son équilibre, il trébucha sur un petit rocher qui dépassait à peine du sol, et manqua de tomber dans le vide, au pied de la falaise, dans l'océan déchaîné. Cet évènement anodin mais inattendu le rendit anxieux. Pour la première fois, un sentiment violent et intense de peur parcouru tout son corps, de ses orteils au haut de son crâne, il fût submergé par la terreur. Il commença alors à s'éloigner inconsciemment du bord de la falaise, et se dirigea petit à petit dans la direction opposée, vers les terres. Il ne comprit pas pourquoi, tout à coup, les éléments semblaient lui vouloir du mal, lui qui exaltait une fascination pour les mers déchaînées et les nuits de tempête, lui qui atteignait chaque soir, assis sur son banc, le sentiment de Sublime dont parlaient les grands Romantiques.

Alors qu'il marchait à tout petits pas, ruminant ses pensées et se posant mille questions, la nuit s'obscurcit de plus en plus. Il s'enfonça malgré lui dans un épais brouillard opaque, à travers lequel il ne voyait absolument rien. Etrangement, plus il avançait à travers cette masse noire, plus il retrouvait son calme et plus son âme semblait s'apaiser. Il finit par se demander s'il n'avait pas perdu la vue. Il ne pouvait plus apercevoir le monde autour de lui, même le ciel était noir, aucune étoile ne brillait cette nuit là. Ses jambes devenaient un peu plus douloureuses à chaque pas, il sentit la fatigue le submerger. Il continua cependant à marcher inlassablement. 

Le calme était infini. Seuls ses pas brisaient le silence, mais ils s'évanouissaient si rapidement que l'homme eut l'impression de se déplacer sur une matière douce et fluctuante qui absorbe tous les bruits, comme du sable. Il aurait pu être effrayé et se sentir extrêmement perdu dans cette atmosphère inconnue. Mais au contraire, il ressentit un bien-être intense à cet instant, et il s'avança encore un peu plus dans la nuit, dans cette immensité ténébreuse qui s'offrait à lui.

Soudain, à l'extrême bout de son champ de vision, comme à des milliers de kilomètres de lui au raz de l'horizon, il aperçut une faible lueur. Ce n'était pas une lueur habituelle. Elle semblait vouloir lui parler, le toucher. Elle semblait l'aimer. L'homme ressentait, en s'approchant de cette lueur qui était toujours très lointaine, un nouveau sentiment l'envahir. Plus il la regardait et plus il pouvait sentir sa présence, au-delà des sens de l'être humain. C'était un ressenti plus intime, plus personnel. Il laissa ces nouvelles sensations le bercer dans l'obscurité profonde, tandis qu'il s'avançait toujours et que la lumière s'approchait de lui. En réalité, sans s'en rendre compte, il marcha ainsi pendant de longues heures. La lumière était de plus en plus vive, même si elle n'était toujours qu'un point indistinct dans le lointain. Marcher était devenu douloureux, mais il finit enfin par s'apercevoir que la lumière était tout près de lui, à quelques dizaines de centimètres. Ses yeux s'adaptèrent à cette lumière et il découvrit qu'il s'agissait en réalité d'une bougie, qu'on avait laissée là sur une pierre, à hauteur d'homme. Passant son index dans la petite anse prévue à cet effet, il s'empara du bougeoir sur lequel reposait la petite bougie de suif, et se servit de la lueur qu'elle émettait pour se guider à travers l'obscurité. Il ne voyait pas nettement, mais il crut apercevoir ce qui s'apparenterait à un bâtiment en ruines. Epuisé, il escalada les pierres entassées et se blottit de l'autre côté tout contre le pied du muret. Il déposa le bougeoir près de lui sans l'éteindre, puis il ferma les yeux et s'endormit.

Dans ses rêves, il rencontra un homme qui se présenta sous la forme d'une silhouette, dont le visage n'était pas reconnaissable mais qui portait assurément un chapeau à larges bords qui cachait son visage par une ombre. L'inconnu lui demanda de partir sur un ton très monotone. Mais le vieillard n'avait aucune envie de partir. La silhouette s'effaça alors jusqu'à disparaître, et Owain ouvrit les yeux. Le jour commençait à peine à se lever. L'atmosphère était très calme, aucun bruit ne perçait le profond silence. Ne pouvant se concentrer que sur ses pensées, il se souvint soudain que lorsqu'il était arrivé ici la veille au soir, il avait trouvé une bougie, mais celle-ci semblait avoir disparue de façon inexpliquée. Il ne se préoccupa pas plus de ce détail, puisqu'il faisait jour à présent, et que, contrairement à la veille, il voyait désormais parfaitement ce qu'il y avait autour de lui. Aussi il put s'apercevoir que c'étaient bien des ruines qu'il avait vues hier à la lueur de sa bougie. Il observa longuement le pan d'un mur resté intact, qui était creusé d'une haute fenêtre en forme d'ogive à remplages trilobés, dont les vitraux avaient disparus. Ainsi il ne restait plus alors qu'une jolie dentelle de pierre qui découpait le paysage. L'homme comprit qu'il avait dormi dans les ruines d'un ancien édifice religieux détruit par le temps, l'érosion provoquée par les vents et la nature qui avait retrouvé petit à petit, après plusieurs siècles, sa place à travers les pierres posées par les hommes. Il se mit alors à rêver, à imaginer ce que bâtiment avait pu être, comment et par qui il avait été habité. Il se souvint avoir lu dans sa jeunesse un roman historique et policier qui se déroulait dans un monastère tenu par des religieux de l'ordre de Saint Benoît quelque part sur un mont italien, un endroit isolé et mystérieux, où l'isolement et le confinement des hommes avait provoqué des évènements malheureux et injustes. Il leva la tête et vit qu'en réalité, il ne restait pas seulement un pan de mur à l'édifice, car les voûtes des bas côtés étaient en partie conservées. Les arcatures de cette voûte, les ogives de pierre se croisant à la clef, étaient encore debout. Mais leur remplissage avait complètement disparu, donnant au monument en ruines un aspect arachnéen et aérien délicat et effrayant à la fois. Des traces noirâtres sur les pierres laissaient deviner que ce bâtiment somptueux avait été abandonné suite à un grave incendie. Mais l'homme ne s'attarda pas à admirer l'architecture en ruine de cet édifice. Il préféra continuer son chemin, même si maintenant, il commençait à ressentir la faim et surtout la soif.

Il marcha, marcha, et marcha encore, manquant de trébucher plusieurs fois, il sentait qu'il perdait ses forces petit à petit. Ce qui le frappait le plus en réalité, c'était l'atmosphère qui l'entourait. Il ne faisait ni vraiment jour, ni vraiment nuit à présent. Le paysage, toujours brumeux, avait une teinte légèrement grise et sépia. Le vent soufflait très fort mais l'homme allait en contresens ce qui épuisait encore plus ses forces. Venant de derrière un buisson, il entendit quelque chose remuer et il se retourna très angoissé. Il ne savait pas s'il s'agissait du vent agitant la végétation à moitié morte qui craquetait, ou bien quelque animal potentiellement dangereux. Il accéléra donc le pas sans se poser plus de question, il ne se retourna pas. Il arriva alors près d'un petit lac entouré de verdure.

Ce qu'il aperçut lui fit l'effet d'une lance plantée en plein cœur. Le spectacle était si merveilleux qu'il en souffrit, il ne put s'empêcher de laisser couler une larme qui roula sur le haut de sa pommette avant de disparaître dans l'épais et rugueux buisson de sa barbe. Le lac reflétait la lumière dorée du soleil et répandait ses rayons dans tout le paysage alentour. L'ondulation de l'eau faisait se mouvoir la lumière, qui dansait sur les troncs bruns et craquelés des arbres, dans chacune de leurs feuilles, sur l'herbe verte et humide. Tout semblait vivre pleinement, et il ne put s'empêcher alors de penser à sa propre condition, sa condition d'homme. Sa mortalité. Sa dégradation au fil du temps, des années, au même titre que le bâtiment en ruines qu'il avait plus tôt. Seule la nature ne mourrait pas, pensa-t-il. Elle se renouvelle en effet en permanence, une fois le cycle des quatre saisons complet, elle recommence tout à nouveau comme si rien ne s'était passé, comme si la mort n'existait pas.


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