Adeline

Christian Boscus

Ecrit lundi en atelier d'écriture

Adeline

Adeline sauta par la fenêtre du sixième étage avec toute son enfance. Je me suis demandé qu’est ce qui a conduit Adeline jusqu’à ce choix. Etait-ce un choix ? Je me suis dit que pour en arriver là, il faut être extrêmement fragile, un peu « dérangé » peut-être… Mettre fin à sa vie, mais c’est terrible ! Surtout si jeune. Qu’est-ce que j’en sais ? Tellement d’événements se sont associés les uns aux autres comme les wagons d’une locomotive devenue folle.  Un immense sentiment de solitude a empli peu à peu son âme et son corps ; la sensation terrible de ne pas être comprise, d’être tellement différente, de venir d’une autre planète ont détérioré son esprit ; une détresse insoutenable a habillé sa peau ; une colère rentrée lui a fait un manteau de plomb ; une haine envers le Dieu impuissant qui lui a donné la vie a déposé un voile devant ses yeux; un sentiment d’injustice…. Mille couteaux acérés l’on poussé comme un troupeau de montons stupides tombant de la falaise. Il n’y avait pas d’autre issue.

Les autres, tous les autres pleins de bonnes volontés, surtout les siens,  étaient incapables de comprendre ce qui se tramait à l’intérieur de son être. Adeline les sentait indifférents à son mal-être, à cette souffrance qui gangrenait jour après jour la chair de ton esprit. Elle se croyait folle car elle était la seule à penser ce qu’elle croyait. L’ombre et la nuit avaient empli ses jours. A la maison, ils étaient sept, elle était la troisième et malgré tout l’amour de ses parents, elle ne se sentait pas aimé et comprise. A l’école, les enfants étaient de stupides barbares. Les garçons la harcelaient parce qu’elle était différente de la masse. Ses amies l’avaient déçue car elles étaient soumises aux garçons. Ses amours… impossibles !

Treize ans… c’est idiot pour mourir si jeune. Une force diabolique s’était installée dans son crâne éclaté de douleurs et l’avait conduit au bord de cette fenêtre sans vie.  J’aurai aimé la rencontrer avant son geste. J’aurai aimé pouvoir lui expliquer ma version de la souffrance et de son bras armé : la mémoire. Bien sûr, ce n’est qu’une considération personnelle mais j’ai réalisé que plus les gens avaient de la mémoire et plus ils étaient capables de souffrir, plutôt plus ils ne percevaient pas leur capacité à s’accrocher aux événements négatifs et à les mémoriser dans la chair, et plus ils étaient perméables aux caresses du démon…

Aux abords de sa mort, Adeline hésita quelques secondes, prise de remords pour la peine qu’elle allait causer aux siens mais le diable de l’impuissance souffla sur sa nuque scrutant le néant du bitume et la poussa sans aucun regret.

Adeline tomba par la fenêtre et déjà la mort en bas avait fait un grand cercle rouge pour l’accueillir et Lucifer préparait un grand banquet pour fêter sa victoire. C’est long une chute pour une âme pétrie par l’Eternel. C’est très, très long !

Au cinquième étage, Adeline se dit que c’est idiot de mourir si jeune. Au quatrième, elle pense qu’elle ne veut pas mourir. Au troisième, elle se dit qu’il serait temps de remonter malgré le poids de la douleur qui la tire vers le sol. Au deuxième, elle crie : « Je veux vivre ! ». Au premier, le camion du livreur de lait -il y en a encore malgré ce monde où le lait est parqué dans des hangars froids où il n’y a pas de vache- passe sous sa fenêtre. Au niveau zéro, Adeline se fracasse sur la toile tendue du camion de Marc. Le choc est terrible… mais revenons un peu en arrière.

Au sixième étage, l’impuissance et la mémoire la poussent et selon Satan, le copain de Lucifer, le plus méchant et le plus laid des deux, Adeline était déjà morte en montant sur le parapet.

 Au cinquième, son cerveau se réveille de son engourdissement et elle sent des plumes sous ses pieds. Au quatrième, sa conscience s’éveille, s’installe dans l’instant présent éternel et Adeline sent des ailes dans son dos. Au troisième, elle les ouvre. Au deuxième, la vie lui souffle dans les bronches. Au premier, elle se met en boule, pas en colère, mais comme à la piscine pour faire la bombe puis elle protège sa tête, ferme les yeux et se dit qu’elle va vivre. Elle hurle à la vie et la vie s’engouffre dans sa chair. Au niveau zéro, l’amour à venir lui coupe les ailes -de toute façon elle n’en avait plus besoin- et lui remet les pieds sur terre au présent de sa vie.

Marc entend un choc terrible, stop brusquement son camion, sort pour observer la scène et voit cette fille magnifique couchée dans son fourgon en position de fétus. Elle est si belle… il l’attendra, il attendra pour se lover sur sa chair.

On est toujours impuissant face à la mort mais pas devant la vie.

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