Adieux en papier

Sylvain C.

     Des pages et des pages. Sous les doigts l'odeur du papier, l'encre noir des récits dactylographiés, l'odeur d'histoires sans queue ni tête, sans intérêt, sans cesse qui se répètent, des histoires à en perdre la tête. Tout un roman. Une fiction parsemée de maladresses, entre les lignes, des morceaux de doutes, des morceaux de tristesse, les vérités ou le paraître. Tout ce mêle, tout ce confond – les confessions, les inventions – tout s'emmêle sans distinction, derrière les allégories et métaphores, derrières les banalités, les clichés peu inspirés et autre expressions télécopiées. Plus rien n'a de sens, plus rien n'est censé. C'est un livre sans âge ni visage, des images pour petits et grands, du sexe et du sang, que dessinent à la craie les crayons alphabet. Les mots sont choisis avec minuties, lourds de signification ou balancés à la va-vite comme pour s'en débarrasser, ils sont observés à la loupe, interprétés, déformés ou laissés de coté, ils donnent la vie pour mieux pouvoir la contrôler, le libre arbitre ou la destinée. Des mots pour grandir, crier puis se taire, pour parler, pour tout et ne rien dire, des mots qui ne veulent rien dire. C'est à se demander, c'est à ne plus savoir, qui de l'auteur, des personnages ou du lecteur en détient la clef, le fin mot de l'histoire... et au final, chacun n'y voit plus que ce qu'il veux bien y trouver. Hippolyte, lui qui en possède le trousseau dans sa totalité (la maison, la voiture, la boite à lettre, le coffre fort en acier) n'est pas plus avancé, derrière les serrures de nouvelles clefs dont il surcharge le trousseau à ne plus savoir où les mettre, les jette à l'eau, pour tout recommencer. Tourner les pages, les effeuiller, manipuler le vieux bouquin aux coins cornés. C'est un livre de poche à taille humaine dans lequel il s'immerge, tout du long, n'en laissant dépasser que les extrémités. Une diversion. Il le garde à porté de mains, ou dans la poche justement, jamais très loin, depuis toujours ou presque. À l'intérieur il y a toute sa vie, sa mort surtout et sa folie. Sous la couverture rigide les chapitres se suivent et se ressemblent, s'assemblent frigides, des variations sur le même thèmes qui se succèdent du pareil au même. Plutôt courts, plutôt brefs, des intermèdes de littératures abrégées. La narration tourne au ralentit, prenant le temps de rabâcher ad-vitam eternam la même rengaine, combler les pages et les gonfler, des détours pour Hippolyte, pour qu'il comprenne, faire durer son supplice, le plus longtemps, et ne pas en voir la fin. Son cas s'aggrave à chaque écart, un poids qui devient plus lourd à porter, une croix, qui n'appartient qu'à lui. Il y a bien l'autre qui participe à sa façon, mais dont les frêles épaules ne peuvent en supporter qu'une charge minime, infime, peut-être bien la plus importante à bien y penser, le reste du temps il n'est là que pour observer en silence, Hippolyte qui tremble, Hippolyte tomber et s'affaler. Ce n'est pas par masochisme, s'il s'obstine de la sorte à transporter sa misère à bout de bras, il veux juste s'assurer de ne rien laisser derrière lui, boucler l'histoire sans vide ni absence. Alors il rabâche, il répète, tourne des pages aléatoires et les récites. Tout n'est que hasard, tout n'est qu'improvisation. Hippolyte pioche dans le tas sans jamais savoir sur quoi il va tomber, dans le vif en plein milieu ou sur les extrémité, en lit quelques lignes avant de tout refermer. Marquer les pages dans le désordre, les survoler, y revenir et les prendre à contre pied. C'est un livre sans commencement, sans logique, sans continuité. C'est un livre inachevé dont la fin est déjà écrite, depuis le début, une boucle débouclée, qui se déroule et se déplies. Le fil rouge dans tout ça n'est que prétexte, une idée abstraite, qui évolue, se reconstruit avec le temps, tente d'y parvenir, tente de s'en éloigner, digresse allégrement avant de se recentrer. Tirer le fil sans le casser. Il apparaît épisodiquement, comme un rappel des évènements à venir, une menace qui n'en ait pas vraiment une. Une fatalité, plutôt, de celles qui vous prennent par surprise et qu'on ne peut éviter. Bien sûr, on sait qu'elle finira bien par arriver, on sait qu'elle n'est jamais très loin, qu'à tout moment elle peut tomber, mais on ne peu s'empêcher d'espérer. On se dit que les plans ont peut-être changé, qu'elle à mieux à faire, d'autres projets, d'autres priorités, et sans le savoir, sans s'en douter, au bout du compte on précipite son arrivée. Hippolyte l'a bien compris maintenant qu'il en a lu tout les chapitres, il en distingue les tenants, l'aboutissement, la finalité, et il sait qu'il n'y a plus rien à faire pour l'éviter, pour l'autre aussi il est temps que tout s'arrête. Tourner la page et celles d'après puis la suivante, les déchirer. Le papier se froisse, s'amalgame en boules compactes, des lambeaux, des lambeaux. Éventré, le vieux bouquin aux coins cornés, déchiqueté, pour n'en garder que la fin. Des adieux en papier.  

- Extrait de Interrup(m)eu(r)t, roman d'auto-fiction en cours d'écriture.

Signaler ce texte