Affect et affection

leeman

explication de la proposition 21 de la troisième partie de L'Ethique, ainsi que de sa démonstration. l'intérêt est ici de démontrer la logique des affects dans la philosophie de Spinoza.

                                    "PROPOSITION XXI

Celui qui imagine ce qu'il aime comme affecté de joie ou de tristesse, sera affecté aussi de joie ou de tristesse ; et l'un et l'autre de ces sentiments sera plus grand ou plus petit chez celui qui aime, selon que l'un et l'autre est plus grand ou plus petit dans la chose aimée.

                                    DÉMONSTRATION

Les images des choses (comme nous l'avons démontré dans la proposition 19) qui posent l'existence de la chose aimée aident l'effort de l'esprit par lequel il s'efforce d'imaginer cette chose aimée. Mais la joie pose l'existence de la chose joyeuse, et d'autant plus que le sentiment de joie est plus grand : car elle est (selon le scolie de la proposition 11) un passage à une plus grande perfection. Donc l'image de la joie de la chose aimée aide chez celui qui aime l'effort de son esprit, c'est-à-dire (suivant le scolie de la proposition 11) qu'elle affecte de joie celui qui aime, et d'une joie d'autant plus grande, que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée. Ce qui était le premier point. D'autre part, dans la mesure où une chose est affectée de tristesse, elle se détruit, et cela d'autant plus qu'elle est affectée d'une plus grande tristesse (selon le même scolie de la proposition 11) ; et par conséquent (selon la proposition 19) celui qui imagine que ce qu'il aime est affecté de tristesse, sera affecté aussi de tristesse, et d'une tristesse d'autant plus grande, que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée. C.Q.F.D."

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            Toute la vie de l'homme est fondée sur les sentiments ; et même s'il est fortement possible de trouver d'autres fondements, il y a en chacun de nous quelque chose qui nous est cher et quelque chose que nous voudrions faire disparaître. Car ce qui nous est cher, nous l'aimons, et ce que nous voudrions faire disparaître, nous le haïssons. Et les choses que nous aimons, nous les voulons pour toujours, parce qu'elles nous procurent de tels affects de joie, que nous nous sentons comme plus forts, plus vrais, plus puissants. À l'inverse, qui ne serait pas triste en voyant que ce qu'il aime est en train de se détruire ? C'est là tout l'enjeu du texte qui nous intéresse maintenant. Issues de la troisième partie de L'Éthique, la proposition XXI et sa démonstration traitent non seulement des affects, mais traitent également de l'influence des affects des choses aimées sur nos propres affects. C'est-à-dire qu'il y a, selon Spinoza, un rapport direct entre la chose aimée, et la chose aimante. Et de cette influence il y aura, en celui qui aime, un changement : mais changement de quoi ? La définition des affects par Spinoza au début de la troisième partie de L'Éthique permet de comprendre ce que sont les affects : ce sont des « affections du corps, par lesquelles la puissance d'agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contenue, et en même temps les idées de ces affections » (E3, déf. III). Autrement dit, un affect est une augmentation de la puissance d'agir du corps, ou une diminution de celle-ci. Par le scolie de la proposition XI, nous apprenons aussi que cette augmentation est appelée « joie », et cette diminution est appelée « tristesse ». Ainsi, éprouver de la joie par quelconque cause extérieure, c'est passer d'une puissance moindre à une plus grande puissance d'agir ; et éprouver de la tristesse, c'est passer d'une puissance à une moindre puissance d'agir. Seulement, la joie provient de la relation entre un corps et un autre, de même pour la tristesse. Ce sont donc les corps extérieurs qui nous procurent de la joie, et nous les aimons lorsque nous avons la joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ; ce sont eux aussi qui nous procurent de la tristesse, et nous les haïssons lorsque nous avons la tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure (E3, 13, sc.). Cet amour et cette haine nous influencent, parce que nous sommes des êtres qui s'efforcent de persévérer dans leur être, et pour persévérer, nous avons besoin de puissance : si la joie augmente notre puissance, et la tristesse la diminue, n'est-il pas naturel et logique qui nous voulions conserver ce qui nous procure de la joie, et détruire ce qui nous procure de la tristesse ? Et, à leur tour, les choses qui nous procurent de la joie ou de la tristesse, ne veulent-elles pas conserver aussi ce qui leur procure de la joie et détruire ce qui leur procure de la tristesse (E3, 19) ? Ces questions s'étendent indéfiniment, et retracent tout l'enjeu du texte en question : que pour persévérer, nous avons besoin d'éprouver de la joie, mais que si ce qui nous en procure n'en n'éprouve pas, nous nous détruirons à mesure qu'elle se détruit. Autrement conçu, que la joie de la chose aimée implique la joie de la chose aimante, et que la tristesse de la chose aimée implique la tristesse de la chose aimante ; en ce sens, la tristesse diminue la puissance d'agir du corps, et l'image que nous avons de cette tristesse freine l'effort de l'esprit pour imaginer cette chose aimée comme persévérant dans son être. C'est ainsi qu'il nous apparaît légitime de nous poser la question suivante : de quelle façon la chose aimée est-elle reliée à l'homme, et de quelle manière l'évolution de sa puissance d'agir et de son conatus influence-t-elle l'évolution de l'homme dans la vie affective ? Pour y répondre, nous procéderons en deux temps ; d'une part, nous analyserons la proposition en question en démontrant qu'elle pose effectivement les bases d'une relation causale entre l'aimant et l'aimé ; d'autre part, nous analyserons la démonstration, en faisant ressortir autant que cela nous est possible tous les enjeux qui y sont présents par rapport aux deux premières parties de L'Éthique, car beaucoup d'autres choses que les affects doivent être expliquées ici même.

 

                               Analyse de la proposition XXI.

 

          Pour comprendre de manière optimale la proposition XXI, il faut la mettre en relation directe avec la proposition VI, qui traite du conatus, la proposition XII, qui traite de l'effort de l'esprit pour se représenter les choses qu'il aime, ainsi que les propositions XIX et XX, selon lesquelles la conservation de l'objet de notre amour ou sa destruction aura une influence sur nous ; de même pour l'objet de notre haine. La proposition XXI est la suivante : « Celui qui imagine ce qu'il aime comme affecté de joie ou de tristesse sera affecté lui aussi de joie ou de tristesse ». La première partie de la proposition pose donc les bases d'une relation entre soi et la chose aimée. De manière plus précise, il faut comprendre que la joie ou la tristesse de la chose aimée aura pour conséquence de rendre celui qui aime joyeux ou triste : on trouve une espèce de causalité dans les affects. Car, selon la proposition XIX, celui qui imagine son objet d'amour conservé éprouvera de la joie ; s'il l'imagine détruit, il éprouvera de la tristesse. À l'inverse pour la proposition XX : le raisonnement est identique, celui qui imagine l'objet de sa haine conservé éprouvera de la tristesse ; il en éprouvera de la joie si cet objet-là est détruit. La proposition qui nous intéresse présentement découle en vérité nécessairement de ces deux premières, surtout de la proposition XIX. En effet, ce dont il est question lorsque Spinoza dit « conservé » ou « détruit », c'est le simple fait que cette chose aimée éprouve elle aussi de la joie, qui aide à sa conservation, ou de la tristesse, qui empêche sa conservation. Nous aimons, donc, éprouvons une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. C'est-à-dire que nous avons en nous l'idée de ce qui contribue à notre joie, donc l'idée de ce qui la cause. De même que nous haïssons lorsque nous avons en nous l'idée de ce qui contribue à notre tristesse, donc l'idée de ce qui la cause. Tout cela aide considérablement à comprendre la proposition XXI, puisque nous aimons une chose lorsque nous avons en nous l'idée de la cause qui nous procure de la joie. Or, selon la proposition VI, chaque chose s'efforce de persévérer dans son être, donc chaque chose s'efforce de s'affirmer dans la durée, indéfinie qui plus est ; de fait, chaque chose s'efforçant de persévérer d'une telle façon vise à imaginer ce qui augmente ou aide sa propre puissance d'agir. Comprenons par-là que chaque chose désire conserver ce qui lui procure de la puissance, donc de la joie, parce que la joie, telle que Spinoza la définit, est un passage d'une puissance moindre à une plus grande puissance d'agir, définie dans le scolie de la proposition XI. Inversement pour la tristesse, qui marque le passage d'une puissance à une moindre puissance d'agir. Mais cela ne vaut pas que pour soi, cela vaut également pour les choses que nous aimons, ou haïssons. De cette manière, chaque chose qui s'efforce de persévérer dans son être s'efforce en même temps d'imaginer ce qui lui procure de la joie, à savoir ce qui augmente ou aide sa puissance d'agir. Mais s'il y a une chose que nous aimons ardemment et que cette chose imagine ce qui contrarie sa puissance d'agir, alors cette même chose éprouvera de la tristesse, donc sera moins apte à s'affirmer dans la durée. De ceci découle l'idée qu'il y a, comme nous l'avons énoncé précédemment, une relation causale entre celui qui aime et la chose aimée. Tentons d'être plus clairs à ce propos, et surtout d'y apporter maintes précisions.

            Cette relation de causalité apporte quelques réponses dans les influences des affects. En effet, et cela nous le constatons dans l'expérience, voir la personne que nous aimons attristée nous attristera également ; au contraire, la voir éprouver de la joie nous rendra joyeux de la même façon. Ce qu'il est important de retenir, à nos yeux, c'est l'idée que la joie ou la tristesse qu'éprouve l'aimant sera proportionnelle à la joie ou la tristesse qu'éprouve la chose aimée, et causées par celles-ci  : « et l'un et l'autre de ces sentiments seront plus ou moins importants chez celui qui aime, dans la mesure où ils le seront dans la chose aimée ». Par-là, comprenons que la relation des affects inclut en elle une certaine causalité, et cette causalité influence en bien, lorsqu'il s'agit de joie, en mal, lorsqu'il s'agit de tristesse. Car en effet chaque chose s'efforce d'imaginer ce qu'il aime, selon la proposition XII, c'est-à-dire ce qui lui procure de la joie, donc ce qui augmente sa puissance d'agir. La joie comprise comme un passage à une plus grande puissance d'agir, doit en même temps être comprise comme un passage à une plus grande perfection, donc comme une affirmation de plus en plus grande, à mesure que la joie éprouvée est plus grande. Idem pour la tristesse : la chose éprouvant de la tristesse, elle sera détruite proportionnellement à la grandeur de sa tristesse. Si la chose aimée éprouve de la joie, alors elle n'aura aucune difficulté à persévérer dans son être, c'est-à-dire à imaginer ce qui lui procure de la joie, donc ce qu'elle aime. Or, si une certaine chose, comprise comme objet de sa haine, la contrarie et l'empêche de s'affirmer dans la durée, alors la puissance d'agir du corps sera moindre, parce que la chose aimée éprouvera non plus de la joie, mais de la tristesse. Si la chose aimée est joyeuse, alors elle s'affirmera d'autant plus qu'elle est joyeuse. De fait, si on se représente ce que nous aimons comme affecté de joie ou de tristesse, nous nous réjouirons de cette joie, ou nous attristerons de cette tristesse. Puisque, en effet, la chose aimée étant affectée de joie, nous l'imaginerons comme s'affirmant dans les choses et dans la durée, donc nous l'imaginerons comme persévérant dans son être. Ce que Spinoza insinue ici, ce n'est pas seulement qu'il y a une relation de causalité, mais c'est surtout que nous avons tout intérêt à nous représenter l'image de la chose aimée comme affectée de joie, parce qu'il n'y a que de cette façon qu'elle pourra s'affirmer, donc persévérer. Si elle ne s'affirme pas, nous éprouverons de la tristesse à la vue de sa destruction, et nous souffrirons. Nous avons donc intérêt à la conservation de l'objet aimé, autrement dit à sa persévérance.

            Puisque nous avons intérêt à la conservation de l'objet aimé, et donc à la destruction de l'objet de notre haine, il faut comprendre que la joie et la tristesse ne nous concernent pas seulement, mais concernent également les autres. Celui qui imagine ce qu'il aime conservé se réjouira ; et sera attristé s'il l'imagine détruit. De fait, si l'homme imagine ce qu'il aime comme affecté de joie ou de tristesse, il l'imagine comme affirmé ou nié, c'est-à-dire qu'il le conçoit comme gagnant de la puissance ou comme en perdant. Cela implique aussi que la chose aimée est sujette à l'amour comme à la haine, donc qu'elle peut aimer autre chose et haïr autre chose. Et ce que la chose aimée aime ou hait à son tour, cette même chose peut à son tour éprouver de la joie ou de la tristesse, à savoir aimer ou haïr ; une telle chaîne de relations peut s'étendre indéfiniment. Comme il est indiqué dans la proposition XII, l'esprit s'efforce, autant qu'il peut, d'imaginer ce qui augmente la puissance du corps, c'est-à-dire ce qui contribue à ce gain de puissance ; et ce gain de puissance n'est rendu possible que si l'aimant imagine comme persévérant dans son être ce qui lui procure de la joie. En outre, l'esprit humain désire avoir comme présentes les choses qu'il aime, à savoir qui lui procurent de la puissance. Plus précisément, l'esprit désire avoir l'image de la joie de ses objets d'amour, car il n'y a qu'en ayant cette image-là qu'il pourra imaginer la conservation de ses objets d'amour. Et cette image ne peut être en nous que si la chose aimée nous affecte de telle manière à laisser en nous la trace de la joie. Comme nous avons souhaité le montrer auparavant, une chose ne peut persévérer que si elle éprouve de la joie ; et elle persévère d'autant plus si elle éprouve une joie plus grande, moins, si elle éprouve de la tristesse. Autrement dit, la puissance d'agir de la chose aimée ne peut croître que si cette chose éprouve à son tour de la joie. La chose aimée se conservant par gain de puissance, nous nous réjouirons de cette conservation, et nous conserverons à notre tour : tel est, nous le pensons, le sens délicat de la proposition XXI. La relation de causalité entre l'affect de joie ou de tristesse de la chose aimée et celui qui aime implique donc une influence de l'état affectif de la chose aimée sur celui qui aime, précisément parce que nous voulons avoir en nous l'image joyeuse de ce que nous aimons, et cette image inclut en elle l'idée de sa conservation ; il en va de même pour l'image attristée de ce que nous aimons : elle inclut en elle l'idée de la destruction de la chose aimée. La difficulté que nous rencontrons ici résulte du simple fait que toute chose produit un effort, à savoir qu'elle s'efforce de s'affirmer en gardant, bien souvent pour elle, ce qui lui procure de la joie, donc ce qui contribue à cette affirmation. Tentons d'être encore plus précis, et montrons qu'il y a là un lien véritable entre cette causalité que nous avons dépeinte, l'imagination de l'homme, et le conatus propre à toute chose. L'imagination de l'homme lui permet donc d'avoir une image des choses qui l'affectent à partir de ses perceptions : ces images, ce sont les traces que laissent les affections d'autres corps sur nous.

 

                                 Analyse de la démonstration.

 

            De tout cela découle donc l'idée, que nous espérons être claire et justement démontrée, que la diminution de la puissance d'agir de la chose aimée nous affectera d'une certaine façon, et par cet affect, l'esprit humain percevra la chose aimée comme affectée de tristesse, donc comme se détruisant et ne persévérant plus autant qu'avant. Une telle dégradation ne peut qu'engendrer en nous la perte de puissance, c'est-à-dire l'affect de tristesse, qui, comme la joie, sera en nous proportionnel à la tristesse qu'éprouve la chose aimée. Mais nous jugeons être en droit de nous poser la question suivante : n'y a-t-il pas une influence de l'esprit sur le corps par la puissance de l'imagination ? Nous avons qu'il y en a une, mais qu'il ne s'agit pas, comme chez Descartes, d'une volonté qui siégerait dans l'esprit, et qui commanderait le corps. Il s'agit plutôt, chez Spinoza, d'une influence indirecte, parce que l'esprit s'efforçant de persévérer dans son être, s'efforce de considérer comme présentes les choses qui lui procurent de la joie, donc qui contribuent à la puissance d'agir du corps. Autrement dit, l'esprit humain s'efforce d'imaginer ce qui contribue à la puissance d'agir du corps à partir des images des choses qui lui procurent de la joie : on note bel et bien, ici, une relation entre l'esprit et le corps, mais ce n'est pas l'esprit en tant que tel qui influence l'augmentation ou la diminution de la puissance d'agir du corps ; ce sont en réalité les traces des affections de corps extérieurs qui, lorsque l'esprit humain les imagine, aident ou empêchent l'affirmation de soi dans la durée : « Les images des choses qui posent l'existence de la chose aimée aident l'effort de l'esprit pour imaginer cette chose aimée » (lignes 1 à 4 de la démonstration, édition Folio Essais). Spinoza met ici en relation la chose aimée, celui qui aime, et l'image des choses qui contribuent à l'affirmation de la chose aimée, c'est-à-dire ce qui pose son existence : de cette relation naîtra la proposition XXII, selon laquelle nous aimerons ce qui pose l'existence de la chose aimée, car nous avons intérêt à la conservation de cette même chose, donc nous ne voulons que ce qui lui permet d'affirmer sa puissance d'agir, précisément ce qui lui procure de la joie. L'esprit possède alors une certaine force, une certaine possibilité, à se représenter les images des choses qu'il aime, et les images des choses qui posent l'existence de ce qu'il aime : in fine, il aimera les deux, et ce d'autant plus si les images des choses qui posent l'existence de ce qu'il aime affirment davantage l'existence de la chose aimée ; nous voyons là que la relation de « causalité » se complexifie davantage, mais que la filiation est justifiée, par ce besoin de gain de puissance. Nous nous représentons les images des choses comme présentes à partir des seules affections qu'auront déposées les corps extérieurs affectants. L'imagination, telle que Spinoza la définit, se manifeste dans la considération présente de choses qui ne le sont pas/plus (voir : E2, 17, sc.). L'imagination considère les corps affectants comme présents à partir des traces qu'ils ont laissées sur le corps, et donc sur l'esprit humain : car n'oublions pas qu'un événement du corps est en même temps un événement de l'esprit, donc qu'une affection corporelle aura pour conséquence de laisser en nous une trace, qu'on pourrait nommer affect, qui, selon si le corps affectant est aimé ou haï, provoquera en nous un sentiment de joie ou de tristesse (voir le parallélisme, E2, 7, et son scolie). Puisque nous avons subi l'affection d'une chose extérieure, notre esprit enveloppe la nature de ce corps affectant, et ce jusqu'à ce qu'une autre affection, ultérieure, vienne exclure l'existence du corps en question. De fait, puisque « les images des choses qui posent l'existence de la chose aimée aident l'effort de notre esprit pour imaginer cette chose aimée », les images des choses qui excluent l'existence de la chose aimée n'aident pas l'effort de notre esprit pour imaginer cette chose aimée ; au contraire : elles l'empêchent, donc le contrarient, c'est-à-dire, nient l'existence de la chose aimée en notre esprit : en nous il y aura tristesse, et haine pour ces choses qui empêchent l'affirmation de la chose aimée. Quid de la chose qui éprouve de la joie ?

            Il a été dans notre intention de démontrer, par analyse de la proposition XXI, que la joie permettait une affirmation de soi dans la durée, c'est-à-dire une persévérance de l'être proportionnellement à la joie éprouvée. Et que cette persévérance valait pour tout individu apte à éprouver de la joie, c'est-à-dire pour tout individu qui imagine les images des choses qui contribuent à la puissance d'agir de son corps. Cela vaut donc chez celui qui aime, et chez celui qui est aimé. De fait, si celui qui aime imagine l'image de la chose qu'il aime comme affectée de joie, alors il en ressortira joyeux, donc, il persévérera, autant que la chose aimée, dans son être : « Mais la joie pose l'existence de la chose joyeuse ; et d'autant plus que le sentiment de joie est plus grand : car elle est un passage à une plus grande perfection » (lignes 4 à 7). En effet, celui qui éprouve de la joie voit sa propre puissance d'agir augmenter, à savoir qu'il s'affirme davantage en tant qu'existant en acte, par le conatus. De fait, les images des choses qui posent l'existence de la chose aimée contribuent à sa conservation, donc favorisent son affirmation : elles, en réalité, rendent joyeuses la chose aimée. En découle l'idée que l'esprit humain, ayant en lui l'image de la chose aimée comme affirmée, donc joyeuse, éprouvera à son tour de la joie : cette joie sera d'autant plus grande s'il voit la chose aimée d'autant plus affirmée, à savoir d'autant plus joyeuse. L'image de la chose aimée amplement joyeuse engendre en l'esprit humain un effort considérable pour imaginer cette chose aimée comme affectée de joie, donc comme persévérant dans son être. Toutes les idées des choses, ou plutôt les traces de celles-ci, qui n'excluent pas l'existence de la chose aimée aident donc l'effort de l'esprit humain pour imaginer cette chose aimée comme affirmée, non comme niée. Voilà en quelle acception il nous faut comprendre cette phrase. Plus celui qui existe éprouve de la joie, plus il existera comme chose joyeuse, donc plus il existera comme chose affirmée et non niée. Car la joie est un passage à une plus grande puissance d'agir (E3, 11, sc.). D'une manière plus sommaire : la joie pose la joie ; nous verrons qu'il s'agit de la même chose pour la tristesse. La relation de causalité fait que, de la chose aimée à la chose aimant nous trouvons une filiation de joie si la cause de notre amour éprouve de la joie, de la tristesse si la cause de notre amour éprouve de la tristesse. Il est également indiqué que la joie est un passage à une « plus grande perfection ». Cela va de soi par tout ce que nous avons tenté d'expliquer, et surtout par le raisonnement de Spinoza. Plus une chose est joyeuse, plus elle s'affirme comme joyeuse. Or la joie, toujours selon le scolie de la proposition XI, E3, est un passage d'une puissance moindre à une plus grande puissance d'agir. Plus une chose est puissante, plus elle s'affirme. Or, chez Spinoza, s'affirmer c'est être plus réel qu'on ne l'était auparavant. Cela se peut être vérifié par la première partie de L'Éthique, au sein de laquelle Spinoza démontre que Dieu est une substance infinie, nécessaire, éternelle, qui est cause de soi et est conçue par soi seule. Dieu est absolument infini, et il l'est également dans les deux attributs que l'entendement humain perçoit de lui : à savoir, l'attribut Pensée, et l'attribut Étendue. Ces deux attributs sont, pour Dieu seulement, infinis en leur genre, c'est-à-dire que Dieu est infini dans la pensée, et infini dans l'étendue. Dieu possède donc un intellect infini, et une étendue infinie, car il est le seul à posséder une puissance d'agir absolue (potentia absoluta) et le seul à posséder la capacité de penser toutes les choses sous tous les modes de chaque attribut qu'il incarne. Comme il a été démontré par Spinoza dans la première partie de L'Éthique, Dieu seul possède une puissance absolue d'agir, et cela fonde ce que Spinoza appelle la Nature naturante, où Dieu est cause immanente du réel, donc cause de la Nature. Aussi, Dieu seul possède une puissance absolue d'exister, et cela fonde ce que Spinoza appelle la Nature naturée, ou Dieu est effet de la puissance absolue d'agir. Et, puisque Dieu possède un intellect infini, et qu'il est infini dans l'étendue, nous pouvons clairement en conclure que la puissance de Dieu l'affirme nécessairement, en tant qu'il est ce qu'il fait, et qu'il fait ce qu'il est. La puissance de Dieu étant infinie, ou plutôt absolue, Dieu s'affirme en tant que totalité, il est l'Être, il est le réel. De ce fait, il n'y a pas plus réel que Dieu lui-même, donc la puissance d'exister de Dieu est la plus affirmative, c'est-à-dire la plus réelle qui soit. Enfin, comme Spinoza le dit si bien, « Par réalité et perfection, j'entends la même chose » (E2, définition VI). Donc, ce qui est le plus réel est le plus parfait. Mais ce qu'il y a de plus réel, c'est Dieu ; donc, ce qu'il y a de plus parfait, c'est Dieu. Tout ce détour pour dire ceci : que l'homme, même si sa puissance d'agir n'égale en rien la puissance d'agir de Dieu, peut gagner ou perdre en puissance, et que sa puissance est synonyme d'affirmation. Or, comme nous avons vu que s'affirmer, c'était être réel, et qu'au fait d'être le plus réel correspondait, pour Dieu, le fait d'être le plus parfait, nous pouvons conclure que plus l'homme possède de puissance, plus l'homme est réel, à savoir parfait.

            La persévérance de la chose aimée aide donc, en une certaine mesure, l'effort de l'esprit pour, à son tour, imaginer ce qui fait que le corps puisse persévérer dans son être. L'image de la chose aimée comme affectée de joie inclut en elle l'idée d'une affirmation de cette même chose dans la durée : « Donc l'image de la joie de la chose aimée aide, chez celui qui aime, l'effort de son esprit, c'est-à-dire qu'elle affecte de joie celui qui aime, et d'une joie d'autant plus grande que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée » (lignes 7 à 12). La proposition XI démontre en effet que d'une chose qui augmente ou diminue la puissance d'agir de notre corps, l'idée de cette même chose aidera ou empêchera l'effort de notre esprit, c'est-à-dire aidera ou contrariera la puissance de penser de l'esprit humain. Le conatus valant pour toute chose, si nous avons la trace d'une affection que le corps aimé affectant dépose sur notre corps, nous aurons en même temps l'idée de cette affection. Or, si le corps affectant est objet de notre amour, et que ce corps est affecté de joie, nous aurons en nous la trace de la joie de ce même corps (selon l'idée qu'une chose est manifestée tantôt par l'attribut étendue, l'affection du corps sur le corps affecté, tantôt sous l'attribut pensée, l'idée de cette affection en nous, inadéquate, en Dieu, adéquate : voir également le parallélisme, E2, 7, sc.). Mais cette affection de soi par un objet que nous aimons laisse en nous une trace de cet objet d'amour ; et si cet objet laisse en nous la trace affective d'une joie plus ou moins grande, alors nous aurons en nous l'idée/l'image joyeuse de la chose aimée. De cette manière, l'image joyeuse de la chose aimée fait que nous avons en notre esprit l'idée de la persévérance de cette même chose, à partir de l'image de la joie. Car la joie est un gain de puissance, à savoir une affirmation plus nette et plus grande de ce qui éprouve la joie, et d'autant plus grande qu'on lui fait correspondre une joie plus ou moins grande. On trouve ici une véritable correspondance entre le degré de joie, idem pour la tristesse, et le degré de puissance ; Spinoza montre clairement que l'un et l'autre de ces degrés sont intimement liés, et que plus on éprouve de la joie par l'image d'une chose aimée joyeuse, plus on est puissant, c'est-à-dire que plus on est puissant, plus on est réel et parfait (voir E3, définition III). Plus nous avons en nous l'image de la chose aimée comme joyeuse, plus nous savons qu'elle s'affirme : c'est ainsi que nous avons en nous l'idée de sa persévérance, proportionnelle à son degré de joie, donc à son degré de puissance. Une précision s'impose toutefois : ici, il ne s'agit clairement pas d'une imagination fantasmagorique. Nous avons justement voulu montrer qu'imaginer ne signifiait pas, chez Spinoza du moins, construire des choses qui n'existent pas, mais qu'il s'agissait plutôt de représentation présente de choses que les corps ont laissé en nous par leurs affections. L'imagination dérive d'une certaine connaissance par le corps, c'est-à-dire d'une connaissance sensible, perceptive. Par le conatus, nous savons que chaque être s'efforce de persévérer dans son être. Or, pour persévérer de la sorte, il nous faut avoir comme présentes les choses qui nous procurent de la joie, c'est-à-dire les choses qui augmentent notre puissance d'agir. Si ces choses sont joyeuses à leur tour, nous aurons en nous la trace de leur joie, donc aurons en nous l'idée de leur persévérance, et nous réjouirons de leur affirmation dans la durée. Mais si ces choses ne sont pas joyeuses, nous n'aurons en nous que la trace de leur tristesse, à savoir la trace de leur destruction. Or pour persévérer dans son être il faut éprouver de la joie, et plus on en éprouve, plus on persévère et on s'affirme. Mais comme pour s'affirmer il nous faut la trace de la joie de ce qui nous rend joyeux, nous ne pourrons pas persévérer non plus à l'idée de la destruction de ce que nous aimons : la tristesse de l'objet de notre amour engendrera notre propre tristesse, à savoir, notre destruction. Ainsi, si nous avons en nous l'image de la joie de la chose aimée, cette même image aidera l'effort de notre esprit pour imaginer cette chose comme persévérant de son être, c'est-à-dire comme joyeuse et comme puissance affirmative. Autrement dit, l'image de la joie de ce que nous aimons causera notre propre joie. Enfin, en montrant que la puissance d'agir est proportionnelle à la joie éprouvée, plus une chose est joyeuse, plus elle a de puissance, à savoir qu'elle s'affirme davantage. Nous affectant de cette manière, nous aurons en nous l'image de la chose aimée comme extrêmement joyeuse, donc l'aurons en nous comme extrêmement puissante et affirmative, « ce qui était le premier point ». Plus nous sommes joyeux, plus nous sommes puissants, plus nous sommes parfaits ; cette perfection ne peut donc s'atteindre que si nous parvenons à conserver ce qui nous procure de la joie, à savoir les images des choses qui posent l'existence de la chose aimée. Plus la chose aimée est joyeuse, plus elle a de puissance, plus elle s'affirme, plus elle est parfaite. Et parce que nous sommes en perpétuelle quête de puissance, nous sommes en perpétuelle quête de conservation de ce qui nous procure de la puissance, tout autant que de la joie. Et par cela nous pouvons induire la chose suivante : tel qu'il a été dit au début, nous avons tout intérêt à la conservation des objets ou choses que nous aimons, car par la conservation de l'objet d'amour, plutôt par la joie de son affirmation, nous gagnons en puissance ; par la haine, par conservation de ce qui nous attriste, nous en perdons.

            Nous n'avons cessé de dire que ce qui valait pour la joie équivalait également pour la tristesse ; non pas au sens ou la joie tout autant que la tristesse apportent un gain de puissance d'agir au corps. Mais plutôt que, de manière similaire, la tristesse manifeste aussi un passage d'une certaine puissance à une autre. À la différence de la joie, la tristesse traduit la régression de la puissance d'agir du corps (E3, 11, sc.), c'est-à-dire, le passage d'une puissance à une moindre puissance d'agir. Le conatus est compris dans l'essence de chaque chose finie, déterminée, et distincte de toute autre chose, à savoir que l'effort que produit chaque chose pour persévérer dans son être est une tendance naturelle, parce que nous voulons, autant que cela est possible, persévérer dans la durée avec le plus de puissance possible. Mais la joie posant l'existence de la chose joyeuse, elle pose en même temps la joie comme contribuant à l'effort de chaque chose qui persévère. Mais si la joie seule permet de s'affirmer d'une certaine manière par le gain de puissance, qu'en est-il du contraire de la joie, la tristesse ? Il est dit, à son sujet, la chose suivante : « D'autre part, dans la mesure où une chose est affectée de tristesse, elle se détruit, et cela d'autant plus qu'elle est affectée d'une plus grande tristesse » (lignes 13 à 15). Par la définition du conatus, et par la proposition XII et XIX, Spinoza a souhaité montrer que chaque chose s'efforce en même temps de persévérer dans son être et d'imaginer ce qui lui procure de la puissance, ceci en vue d'accomplir une telle persévérance dans la durée. Mais pour persévérer, l'esprit humain a besoin d'imaginer les choses qu'il aime comme persévérant également dans la durée, c'est-à-dire comme joyeuses. S'il les imagine comme affectées de tristesse, il aura en lui l'idée de la destruction de ce qu'il aime. La tristesse, comprise comme un passage à un degré moindre de puissance d'agir, prive la chose de son affirmation, de sa persévérance, et le conatus est freiné par l'affect de tristesse, éprouvé à partir de la trace des affections de la chose aimée. Cela est assez manifeste par soi seul, car il a clairement été dans notre volonté de prouver que les affections engendrent en nous les traces de ces affections, et que l'imagination contient en elle les images des choses qui nous ont affecté, et qui par-dessus tout tente de considérer les choses comme présentes tandis qu'elles ne nous affectent plus. Si la chose aimée entre en connivence avec notre corps, que notre idée de ce corps enveloppe la nature de celui-ci, et que nous avons en nous l'image de ce corps comme affecté de joie, nous éprouverons de la joie par l'imagination de ce même corps. À l'inverse, si la chose aimée nous affecte et que nous avons l'image de ce corps affectant comme affecté de tristesse, nous serons, à notre tour, affecté de tristesse. Car n'oublions pas qu'éprouver de la tristesse, c'est se détruire par la perte considérable de puissance. Et plus on est triste, plus on perd de puissance. Or s'il est dans la nature de l'homme de persévérer dans son être, comment le pourrait-il si seule la tristesse commande en lui, se faisant reine des affects qu'il éprouve ? C'est toute la difficulté de nos sentiments. Avoir en nous la trace de la destruction de ce que nous aimons engendre notre propre destruction. Il est de fait bien difficile de concevoir que nous puissions persévérer de la sorte si nous n'avons que peu de puissance d'agir ; c'est ainsi que l'homme se laissera facilement vaincre par les choses qui lui sont extérieures, et qui sont plus fortes que lui. Mais la quête de puissance est bien trop importante pour que l'homme se laisse ainsi faire : d'où le désir si puissant en lui de conserver ce qui le fait désirer, ce qui le rend puissant, réel, parfait ; c'est-à-dire ce qu'il aime. Il est bien impossible d'être puissant si nous n'avons rien pour nous octroyer de la puissance. Et comme il n'y a que ce qui nous affecte de joie pour nous rendre puissants, nous voulons sans cesse conserver auprès de nous les objets qui nous affectent de joie, à savoir, si l'idée de la cause extérieure accompagne la joie, ce que nous aimons. La joie tout autant que la tristesse traduisent une évolution de l'homme vers le haut, ou vers le bas, vers la puissance ou l'impuissance, la perfection ou l'imperfection : « et par conséquent celui qui imagine que l'aimé est affecté de tristesse sera affecté aussi de tristesse, et d'une tristesse d'autant plus grande que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée » (lignes 15 à 20). Par l'effort de toute chose pour persévérer dans la durée, nous avons compris que nous avons intérêt à la conservation de ce qui aide ou augmente la puissance d'agir de notre corps, à savoir ce qui nous procure de la joie. Parce que la joie est synonyme de gain de puissance, et plus nous éprouvons de la joie, plus nous sommes puissants. Comme il a été prouvé plus tôt dans la démonstration, la puissance gagnée est proportionnelle à la joie ressentie, à savoir que nous éprouverons de la joie en même temps si la chose qui nous rend joyeux persévère dans son être et si nous avons l'image de cette chose comme affectée de joie en nous. Car cette image aide aussi la puissance de penser de l'esprit à considérer cette chose aimée comme présente lorsqu'elle est affectée de joie, de même pour l'image des choses qui posent l'existence de la chose aimée. Cela étant dit, comment pouvons-nous éprouver de la joie si la chose aimée ne persévère pas dans son être et si nous avons en nous l'image de cette chose comme affectée de tristesse ? Cela est impossible selon Spinoza. En se fiant à son raisonnement sur le lien entre puissance et joie, nous comprenons qu'il en est de même pour la puissance et la tristesse. La filiation entre la puissance et la tristesse implique une négation de celui qui éprouve de la tristesse. Par tout cela, si la chose aimée nous affecte de telle façon, et que l'image que nous avons de cette chose aimée est en notre esprit comme affectée de joie, en un temps t, il est possible que cette même chose aimée nous affecte d'une autre façon, en un temps t', et que l'image que nous avions de cette chose aimée en notre esprit comme affectée de joie se transforme en image de la chose aimée comme affectée de tristesse, alors il est possible que l'esprit humain demeure dans une certaine forme d'ignorance, ou de fluctuation. Car en effet il n'y a que Dieu pour avoir en lui toutes les idées de toutes les affections de toutes choses, donc que Dieu pour comprendre la nécessité de ce qui advient et change au sein même du réel. Ainsi, le corps humain peut être affecté de diverses manières par la chose aimée, et ainsi retenir les traces de ces affections, en fonction de ces mêmes affections, l'esprit humain aura en lui l'image de la chose aimée comme affectée de joie, l'image de la chose aimée comme affectée de tristesse, sinon aucun des deux. Dans le cas ou la chose aimée nous affecte de telle manière à laisser en nous la trace de cette même chose comme affectée de joie, notre puissance d'agir augmentera à la vue de l'augmentation de la puissance d'agir de la chose aimée. À l'inverse, si cette chose laisse en nous la trace d'elle-même comme affectée de tristesse, notre puissance d'agir diminuera à la vue de la perte de la puissance d'agir de la chose aimée. Cette relation causale entre chose aimée et chose aimant implique également ceci que plus la chose aimée dépose en nous la trace d'une forte joie, plus nous serons joyeux ; plus la chose aimée dépose en nous la trace d'une forte tristesse, plus nous serons tristes.

 

            L'amour est donc cause de joie ou de tristesse, dans la mesure où la chose aimée éprouve à son tour de la joie ou de la tristesse, et ce indéfiniment. Ainsi, aimer c'est en même temps vouloir conserver ce que nous aimons, et en même temps gagner en puissance si la chose aimée persévère dans son être. Tout ce que nous avons pu jusqu'ici esquisser nous amène à concevoir une dernière chose, plus importante encore, et qui est sous-entendue à travers toute l'œuvre de Spinoza. Nous avons tenté, plus tôt, de démontrer que Dieu est le seul doué d'une puissance absolue. Donc que Dieu surpasse l'homme et les choses car lui seul possède une puissance absolue, à savoir qu'il est le seul à être le plus réel et le plus parfait. Il n'y a rien de plus parfait et de plus réel que Dieu. La puissance absolue de Dieu, sa perfection, implique aussi le fait que lui seul est libre, car il est le réel. Et ce réel est une prolifération constante de choses que lui seul peut produire. Plus on est parfait, plus on est censé se rapprocher du statut d'homme libre. Mais peut-on vraiment concevoir une liberté pour l'homme ? Il semble que oui ; lorsque l'homme éprouve de la joie, il gagne en puissance, donc passe à un stade de réalité et de perfection plus grand. « Est dite libre la chose qui existe d'après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir » (E1, déf. VII) : l'homme n'est pas cause de soi, car il est déterminé par des causes extérieures, tantôt lorsqu'il s'agit de sa naissance, tantôt lorsqu'il s'agit de sa mort. L'existence humaine est rendue possible s'il y a rencontre de deux corps extérieurs pour « nous donner la vie » ; cette existence-là se voit en même temps détruite s'il y a rencontre entre nous-mêmes et une cause extérieure douée de plus de puissance que nous. Dans la vie comme dans la mort, l'homme est déterminé par des causes extérieures : l'homme est une chose nécessaire, mais pas libre. Car il n'agit pas pleinement selon sa nature. Or, il semble bien que c'est là tout l'enjeu de L'Éthique que de retrouver cette liberté qui manque à notre vie. La nécessité de l'homme se fait entre autres par les affections et les affects, mais toutes ces choses sont foncièrement inadéquates, et nous verrons que cette inadéquation prive l'homme de cette liberté, précisément parce qu'il manque l'essentiel des choses, c'est-à-dire qu'il ne peut pas comprendre la singularité de ce qui l'entoure. La question de la liberté introduit une certaine nuance que Spinoza crée entre les affects actifs, et les affects passifs (E3, déf. II). Les affects passifs retracent précisément tout ce que nous avons souhaité expliquer auparavant, c'est-à-dire qu'ils concernent les choses en tant qu'elles déposent en nous des images, traces des affections du corps. Cette trace du corps provient de l'idée qui enveloppe la nature du corps extérieur, et cette idée est inadéquate, parce qu'elle provient de la perception sensible, mutilée et confuse : c'est une connaissance de la chose affectant par expérience vague, puis par imagination, lorsqu'il s'agit des images de ces choses en nous (E2, 40, sc. II). De plus, l'homme est une partie de la Nature, c'est-à-dire qu'il est une partie de l'essence infinie de Dieu, en tant que Dieu s'explique par le mode qui est une des parties du réel divin (E4, 4, et son scolie). Alors, puisque l'homme est une partie de la Nature, il est en même temps une partie de l'absolue puissance de Dieu. Parce que nous sommes une partie de la puissance infinie de Dieu, il est en notre droit de nous affirmer comme partie de la puissance de Dieu au sein même du réel (Deleuze parle à ce propos du « droit de nature » de l'homme, nous nous appuyons sur son propos ici). Or, ce que nous voulons le plus, c'est posséder le plus de puissance, et ceci, c'est le conatus qui le pose comme fondement. Avoir le plus de puissance possible, c'est donc éprouver, comme nous avons tenté de le démontrer tout au long de notre argumentation, autant que cela nous est possible de la joie, et éprouver le moins possible de la tristesse. Il est donc dans notre droit de vouloir conserver ce qui nous rend joyeux, et détruire ce qui nous attriste. Ce problème que l'affect de joie ou de tristesse pose ici dans la proposition XXI et sa démonstration ne doit pas être oublié. Les idées des choses qui font éprouver de la joie à l'homme lui conviennent davantage que les idées des choses qui lui font éprouver de la tristesse : celles-ci disconviennent à sa nature. La philosophie de Spinoza relève donc en même temps d'une convenance des corps et d'une convenance des idées entre elles. Et cela vaut également pour les corps et les idées qui disconviennent à sa nature, à sa puissance, à son conatus. Par le droit de nature, l'homme a le droit de tout faire pour éviter les choses qui disconviennent à sa nature, et ces choses-là seront, selon la logique de la pensée de Spinoza, les objets de sa haine.

            La joie autant que la tristesse montrent la singulière mobilité affective de l'homme, puisqu'il est constamment dirigé par les choses qu'il éprouve. Et, à partir de ce qu'il éprouve, il s'imagine, autant qu'il peut, la chose qui lui procure de la joie comme affectée de joie si elle lui laisse la trace d'elle comme chose joyeuse, à savoir comme affirmée dans la durée. Par ceci nous pouvons comprendre de manière claire et précise que de la joie de la chose aimée provient notre joie, et que de la tristesse de la chose aimée provient notre tristesse. L'aimant comme l'aimé se conserveront, ou bien, périront. Par notre propre puissance d'agir, nous sommes mobiles, actifs ; mieux encore, éprouver de la joie mène à l'expansion de la puissance d'agir du corps ou de la puissance de penser de l'esprit si celui-ci a l'image de la chose aimée comme affectée de joie. À l'inverse, éprouver de la tristesse fixe l'esprit humain, et freine amplement cette expansion de la puissance d'agir ; pire encore, la puissance d'agir régresse. Mais il y a encore un problème qui s'impose à nos yeux. Si notre puissance d'agir du corps et notre puissance de penser de l'esprit dépendent, en une certaine acception, de notre imagination, n'y a-t-il pas là une difficulté selon laquelle nous n'avons que l'imagination comme seule manière de connaître ? Ce qu'il nous faut comprendre, c'est que l'esprit humain reçoit des traces des choses à partir des affections que celles-ci déposent sur notre corps, et que cette façon de recevoir les affections ne relève que d'une connaissance sensible : l'imagination : imaginari, qui est cette connaissance sensible et perceptive. Or, l'imagination, telle que Spinoza la considère, provient de nos perceptions mutilées et confuses, à partir desquelles l'homme possède en lui l'image des choses, inadéquates. Cette imagination, avec les perceptions en question et la mémoire, fondent, avec l'expérience vague issue des perceptions, le premier genre de connaissance (E2, 40, sc. II). Et puisque le premier genre de connaissance est « l'unique cause de la fausseté, tandis que celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie » (E2, 41), alors l'homme imagine la chose aimée ou haïe à partir des perceptions mutilées et confuses : il n'a, autrement dit, pas d'idée adéquate des affections que lui fait subir la chose aimée ou haïe. Et par cela nous voyons pourquoi il y a des affects actifs, et des affects passifs. L'homme en effet persévère dans son être à partir des traces affectives que déposent les corps affectant sur son corps, donc il imagine ces mêmes corps de manière partielle, mutilée, confuse. Nous avons des idées de la chose aimée ou haïe comme affectée de joie ou de tristesse ; mais cette idée est fondamentalement inadéquate, car nous n'avons qu'une représentation confuse de l'objet de notre amour ou de notre haine. C'est-à-dire que nous n'avons qu'une connaissance obscure et confuse de l'effet de cet autre corps sur le nôtre. Et de plus il n'est pas la cause adéquate de ces affections, mais il en est seulement la cause inadéquate. Être cause adéquate signifie être en pleine possession formelle de la puissance de comprendre les idées que nous avons en nous, autrement dit être en pleine possession formelle de la puissance de comprendre les choses adéquatement. Mais il n'y a rien dans l'imagination qui puisse permettre à l'homme de comprendre ou de penser les choses adéquatement ; bien au contraire, il ne les connaît que de manière inadéquate, à savoir qu'il ne peut être que la cause inadéquate des affections et des affects qu'il éprouve. De ceci découle le fait que les affects de l'homme seront nécessairement passifs tant qu'il les éprouve et veut les comprendre par médiation de l'imagination (l'enjeu de ce chemin philosophique que construit Spinoza consiste également en la réinsertion de l'adéquation dans l'idée du conatus et de la puissance : cette adéquation sera rendue possible dès lors que l'homme s'efforce de persévérer dans son être par la Raison, qui est le second genre de connaissance, lequel est nécessairement cause du vrai). Ainsi, persévérer par les idées inadéquates des choses qui nous affectent, c'est être la cause inadéquate des affects que l'homme éprouve, car il ne peut point comprendre par lui seul les effets des affections d'autres corps sur lui par la seule imagination. Puisque nous sommes constamment sur le plan de l'imagination, pouvons-nous réellement atteindre la liberté humaine ? Car, si nous prenons la liberté de Dieu comme exemple, elle n'est rendue possible que parce que Dieu est infiniment actif, et qu'il ne pâtit jamais. Ceci n'est pas notre cas, bien au contraire, nous vivons de passivité, et ne sommes que trop rarement effectifs concernant les actions. Malgré cette volonté de persévérer dans l'être, nous ne le faisons qu'à partir de choses qui sont inadéquates, donc persévérons de manière passive, et ne sommes jamais actifs dans notre existence. Il n'y a donc pas réellement de liberté, bien que nous puissions dire que nous gagnons en perfection, donc en réalité, donc en liberté, dans l'inadéquation. Et, comme il est clairement voulu dans L'Éthique, il nous faut trouver le chemin vers cette liberté active, et quitter le monde de la passivité, au sein duquel nous pouvons être libres, mais seulement passivement.

 

            Tout cet argumentaire nous aura permis de remarquer l'incroyable densité du corpus philosophique de Spinoza, précisément parce que pour expliquer telle ou telle phrase, il faut en même temps regarder tout ce qui a été construit auparavant, de manière à faire resurgir tous les sous-entendus et toutes les insinuations. Néanmoins, nous avons souhaité prendre un peu de hauteur sur les lignes qui nous concernaient, précisément car il était dans notre volonté de mettre en valeur tout ce qui, à nos yeux, permettait d'expliquer et d'éclaircir le texte dont il est présentement question. La joie et la tristesse impliquent un passage d'une puissance à une autre puissance, de degré différent. Mais cette même joie et cette même tristesse fondent, lorsque nous aimons ou haïssons, la filiation entre des choses, et cette filiation implique une influence concernant les affects. La puissance d'agir du corps et la puissance de penser de l'esprit sont aidées si et seulement s'il y a en nous l'image de la chose aimée comme affectée de joie, et si elle nous affecte effectivement de joie. Mais nous avons vu combien tout ceci était dense, parce que cela fait ressortir des enjeux présents dans la première partie de L'Éthique, pour ce qui est de la puissance divine, que nous avons prise comme exemple pour tenter d'expliquer l'évolution possible de l'homme en fonction des affects ; dans la seconde partie de L'Éthique, pour ce qui est de l'imagination et des idées des choses qui nous affectent. Ainsi, nous espérons que le texte est désormais plus clair, parce que nous avons voulu montrer en quoi les deux premières parties qui précèdent servent de point d'appui fondamental permettant d'expliquer ce dont il est question dans la proposition XXI et sa démonstration. Une réponse à notre question initialement posée peut être désormais apportée : l'homme est relié à ce qu'il aime par les affects, ceux-ci étant passifs, et la puissance d'agir de ce qu'il aime influencera sur sa puissance d'agir, en ce sens qu'être puissant c'est être joyeux ; et voir la chose aimée joyeuse, c'est la voir s'affirmer. Ainsi  voir ce que nous aimons s'affirmer, c'est nous affirmer à notre tour, parce que nous anticipons la conséquence suivante : que ce que nous aimons se conservera. Mais la vie des affects n'est pas intangible, et il existe certaines choses dont l'image annule l'existence de la chose aimée : ces choses dont nous avons l'image, nous les haïrons, parce qu'elles empêchent ce que nous aimons d'exister, à savoir de persévérer, elle aussi, dans son être propre, dans la durée indéfinie de l'existence.

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