Affection Cachée
rena-circa-le-blanc
Allongée dans son lit, et malgré sa grande fièvre, la petite fille aux cheveux bleus et aux cornes blanches ouvre un œil. Normalement, elle est seule à la maison. Ses frères et sœurs sont partis à l'école depuis longtemps, papa travaille et maman est sortie pour acheter de quoi soigner sa grosse fièvre. Pourtant, elle a bien entendu un bruit. Les volets de sa chambre sont mi-clos, laissant entrer une très douce lumière dans cette journée d'hiver. L'éclairage n'est pas suffisant pour discerner tous les objets de l'enfant, mais sont visibles deux petites voitures, des statuettes de mecha, et un livre sur le monstre de Frankenstein. La petite dragonne se gratte l'aileron qu'elle a sur le sommet du crâne, et se frotte les yeux, avant de tendre une oreille attentive. Elle attend encore quelques instants... puis finalement, elle ose:
_ Maman ?
Pendant un long moment, seul le silence lui répond. Puis elle entend un bruit dans la chambre de sa sœur aînée qui est au fond du couloir. Alors, ce n'est pas maman qui est dans la maison, qu'irait-elle faire dans la chambre d'Edelweiss ? Du haut de ses sept ans et demie, la petite Daphné combat sa faiblesse et se lève avant de s'enrouler dans sa couverture pour se protéger du froid. Elle force ses jambes flageolantes à la conduire jusqu'à la porte de sa chambre. Maman lui a dit que s'il y avait un voleur, elle devait se cacher. Mais elle n'a pas peur, puisqu'elle sait très bien que ce n'est pas un voleur. Un voleur n'utiliserait pas la clé de la maison, et n'irait pas directement dans la chambre de l'aînée de la famille. Elle prend un grand bol d'air avant de retenir sa respiration et tire un peu la porte vers elle, qui s'entrebâille en silence pour lui permettre de regarder d'un œil dans le couloir. Tout ce qu'elle entend d'abord, c'est son cœur qui bat jusque dans son cou et à ses tempes. Elle ouvre la porte en grand, s'assure de nouveau qu'elle est bien emmitouflée dans sa couverture chaude, sur laquelle un robot géant affronte un monstre dans un combat épique, puis à pas feutrés, s'approche de la porte entrouverte de la jeune insecte. C'est à cet instant qu'elle entend les reniflements. Elle a la vague impression que quelque chose ne va pas, mais alors pas du tout. Fronçant les sourcils, elle pousse la porte de la chambre de sa sœur, de sept ans plus vieille qu'elle.
Contrairement à la chambre en constant désordre, et typiquement masculine de Daphné, la chambre d'Edelweiss est toujours impeccablement rangée. La jeune fille aux antennes et aux dards d'insecte a tendance à être légèrement maniaque. D'ailleurs, c'est elle qui fait sans arrêt des reproches à la dragonne et lui demande continuellement de ranger le bazar qu'elle met en jouant avec ses petits soldats. À l'inverse, Edelweiss ne possède aucun jouet du genre train électrique, maquette d'avion, personnages mécanisés, mais a plutôt une collection effrayante de romans à l'eau de rose et d'histoires de la vie de tous les jours. Que d'ennui, se dit souvent Daphné quand elle se demande comment sa sœur peut supporter de lire de tels livres. Mais ce qui passionne le plus l'insecte, ce sont les instruments à vent. Raison pour laquelle une trompette, un tuba, et pas moins de quatre flûtes sont déjà accrochés au mur. Bien sur, elle s'en sert... mais comme le reste de la famille n'est pas réellement intéressé par la musique, elle ne joue que lorsqu'elle est seule à la maison. La petite dragonne n'a pas besoin de lutter contre l'obscurité pour y voir, cette fois. Les volets de la chambre son grand ouverts, et elle peut clairement voir sa sœur allongée dans son lit, recroquevillée sur elle-même, et qui lui tourne le dos. Elle est habillée, et n'a même pas pensé à enlever ses chaussures avant de s'allonger. Daphné sait que quelque chose ne va pas.
_ Dedel ?
La jeune fille a un sursaut de frayeur, avant de se recroqueviller davantage.
_ Qu'est-ce que tu fais là, Daph ? Demande-t-elle.
_ Je suis malade, tu te rappelle ?
Elle s'approche lentement du lit de sa sœur, curieuse.
_ Et toi tu fais quoi ? T'es malade aussi ?
Edelweiss serre ses genoux contre sa poitrine.
_ Oui, murmure-t-elle. Oui c'est ça.
_ D'accord.
Edelweiss se rapproche du mur de sa chambre, pour cacher sa gêne. Sans chercher à en savoir plus, Daphné s'apprête à laisser Edelweiss seule avec a maladie. Mais l'insecte lui attrape la main.
_ Attends.
La dragonne s'arrête et observe le geste de sa sœur d'adoption, sans savoir quoi répondre.
_ Tu veux bien me faire un câlin ?
_ Quoi ?
Daphné a calqué son comportement sur les garçons de la famille, qui ne sont pas des modèles de romantisme. Pour eux, les gestes affectifs sont remplacés par les tapes dans le dos. Edelweiss, quant à elle, a pris l'habitude de se tenir à distance, même envers les membres de sa propre famille. C'est pourquoi sa demande soudaine est aussi surprenante.
_ mais, se plaint Daphné avec gêne, les câlins, c'est nul. Et puis si on est malades, faut qu'on se repose.
_ S'il te plait...
l'insecte trouve le courage de se tourner vers sa sœur. Son visage est tuméfié, et recouvert d'égratignures. Le sang de certaines a été mêlé à ses larmes qui ont imprégné ses joues rougies. Elle a même une coupure à la base du cou, et au coin de l'oeil. Elle a un regard montrant toute la terreur et la douleur qu'elle peut ressentir à cet instant.
_ Qui t'a fait ça ? Demande Daphné.
_ Je suis tombée dans un escalier, répond Edelweiss avec un sourire qui se veut rassurant.
_ C'est pour ça que t'as des bleus ?
_ Oui...
_ C'est pour ça que tu pleures ?
_ Oui...
_ C'est pour ça que t'es malade ?
_ … Oui.
Un instant passe, sans qu'elles échangent de nouvelles paroles. Mais le regard de chacune est plongé dans les yeux de l'autre. Et la petite fille aux cheveux bleus finit par baisser le regard, indécise, face à sa soeur adoptive aux cheveux rouges.
Sans dire que les deux sœurs s'entendent franchement, elles ont une relation pour le moins étrange. Daphné ne perd jamais une occasion d'ennuyer Edelweiss, et cette dernière passe le plus clair de son temps à lui faire des reproches. Mais leur relation dépasse ce stade. Chacune sait ce que l'autre pense. À leur façon, elles s'aiment, comme si elles étaient réellement sœurs. Edelweiss adore prendre soin de Daphné, et la dragonne, malgré son désamour pour les histoires à l'eau de rose dont raffole sa sœur, l'admire chaque jour un peu plus que le précédent. Leurs regards et leurs silences suffisent. S'il n'y a aucun mot affectueux entre elles, leurs gestes sont bien plus tendres que mille paroles.
_ D'accord, souffle la fillette en se passant la main derrière sa corne, gênée. Mais tu le dis pas aux garçons, sinon j'te parle plus.
_ Et toi, tu ne diras pas que j'ai pleuré, ça sera notre secret.
_ Promis ?
_ Juré.
La fillette ouvre sa couverture et grimpe aux côtés de son aînée, avant de se blottir contre elle. Edelweiss la serre dans ses bras, très fort. Trop fort. Mais elle n'a pas le courage de le lui dire. Elle en profite pour étendre la couverture sur le dos d'Edel. Sans avoir à chercher, elle sait ce qui s'est passé. Un discourt aurait été parfaitement inutile. Alors qu'Edelweiss se remet à pleurer de plus belle, Daphné lui caresse les cheveux.
_ Tu sais, moi si je retrouve l'escalier qui t'a fait ça, je lui casse la figure.
_ J'en suis sure, répond la jeune fille avec un léger rire entre deux sanglots.
Elles restent ainsi jusqu'à ce que maman revienne des courses. C'est bien la première, et sans doute la seule fois qu'elles ont un geste si affectueux l'une envers l'autre. Et jamais plus elle n'en reparleront.