AGUIRRE ET MOI
Isabelle Revenu
Il y a longtemps, il m'a été donné de voir Aguirre ou la colère de Dieu.
Aguirre, chien fou espagnol, ce mégalo complètement barjot, qui a foutu en l'air l'expédition de Pizarro en terre péruvienne. Un ravagé à la recherche de l'Eldorado.
Vous connaissez l'expression Avoir la tête en vrac ? Et bien, ma tête est en vrac, l'étage du dessous aussi. J'ai poussé Monet en bas des falaises d'Etretat. Je sais pas pourquoi, je n'ai pas réfléchi. Un coup de sang probablement.
Il a installé son chevalet, là juste au bord, après notre café. Il a disposé ses pinceaux religieusement sur son pliant, un flacon de térébenthine et deux chiffons maculés.
Une heure après, un pinceau couvert de gris entre les dents, il m'a dit en reculant pour mieux juger de son travail :
- T'en penses quoi Freddie ?
Ben moi, tout se bouscule tellement en ce moment dans mon faible intérieur que j'ai répondu :
- Chais pas le Glaude, je trouve le gris trop gris et les falaises trop coupantes, à ta place je ...
- Pousse pas trop Freddie quand même, c'est mes yeux qui peignent, pas les tiens !
Alors, j'ai pas poussé trop, juste un peu pour le déséquilibrer. Ses pieds ont glissé, les calcaires ont roulé sous l'herbe humide ... et il est tombé.
Son corps disloqué vu d'en-haut ressemble à ses eaux torturées, à ses corniches déchirées et à mon vacarme interne.
Une lame plus aguerrie l'a emporté par le chas de l'Aiguille Creuse, direction le large, sur le ventre. Le dos recouvert de vagues épaisses. Monet et le dos ras d'eau.
Et le ciel soudain a pleuré.