L'épicerie

petisaintleu

Cela devait faire vingt ans qu'Aïcha n'avait pas changé les piles de l'horloge qui trônait derrière le comptoir. À quoi bon ? Cela faisait plus d'un demi-siècle qu'elle n'avait pas bougé de son épicerie, de 6 heures à 22 heures. Les rayonnages étaient restés les mêmes. Seules les marques avaient changé, au gré des responsables marketing qui s'étaient succédé dans les tours de La Défense. Elle pouvait les apercevoir en penchant la tête, quand la vitrine n'était pas maculée des traces des gouttes de pluie alimentées par la poussière.

Elle ne se plaignait jamais Aïcha. Elle se trouvait même plutôt chanceuse. Mariée de force à 16 ans, elle aurait dû mourir sous les coups de son mari. Il ne cessait de boire et de la tabasser que durant le mois du ramadan. Fort opportunément, il était mort à l'âge de 30 ans, victime d'un infarctus. Le seul souvenir qu'elle en gardait était sa hanche qui la faisait continuellement souffrir, la marque d'un passage à tabac.

Dans le quartier habitaient essentiellement des chirurgiens et des avocats. Beaucoup de ceux-ci la fréquentaient depuis l'époque où ils étaient autorisés à venir seuls pour acheter des rochers Suchard ou du saumon fumé qui venait à manquer. Par affection, ils l'appelaient gentiment « L'immeuble par destination ». Les potins, ça n'était pas son truc, heureusement. Elle connaissait tous les détails, des plus tristes aux plus infames qui se déroulaient dans les beaux appartements bourgeois. Combien de bonnes philippines avaient été violées, de femmes humiliées, d'enfants abandonnés à la solitude de leur chambre tandis que les parents allaient partouzer ? C'est la raison pour laquelle Aïcha ne les jalousait pas. Ils étaient la preuve vivante que l'argent ne fait pas le bonheur.

Un matin, il ne devait guère être plus de neuf heures, Aïcha ayant vu passer quelques minutes auparavant une nuée de lycéens qui se hâtaient pour ne pas arriver en retard dans leur établissement, Madame de Fonclair poussa la porte. Cela tenait de l'exception ; cette dernière n'avait pas franchi le seuil de la boutique plus de cinq fois. Issue de la vieille aristocratie auvergnate, elle s'était sacrifiée pour se marier avec un parvenu. Le château avait été remis en état et il était resté dans le giron familial. Elle passait la moitié de l'année dans son domaine, laissant libre cours à son mari d'inviter des travestis brésiliens à partager sa cocaïne et leurs draps.

Madame de Fonclair n'était pas à proprement parler dédaigneuse envers les petites gens. Elle ne les avait simplement jamais fréquentés et elle était presque gênée de tenir avec eux une conversation. Elle avait conscience que la différence de vocabulaire employé et des sujets qu'ils auraient pu aborder permettaient difficilement tout échange. L'accent maghrébin d'Aïcha ne le dérangeait pas outre mesure, pas plus qu'un patois picard ou gascon. Le racisme n'avait pas de place chez elle. Son père, ancien officier de la Coloniale, lui avait raconté la bravoure de ses goumiers à Monte Cassino.

Aïcha remarqua qu'elle avait le teint pâle. Novembre n'était pas une excuse. Sa cliente lui sourit cependant. Elle resta plus de quinze minutes dans les deux minuscules allées. Tout ça pour déposer devant la caisse une boîte de maïs poussiéreuse que personne n'achetait, une obligation du franchiseur pour faire respecter le référencement de ses marques propres.

Le lendemain matin, bien avant l'aube, Aïcha était occupée à approvisionner les tablettes quand elle trouva une enveloppe maintenue par une boîte de ratatouille. Elle y découvrit trois billet de deux cents euros, une lettre et un billet de train. Ne pensez pas qu'elle ne fût pas en mesure de la lire. Elle tuait ses longues heures sans une vente à lire des ouvrages de géographie qui lui avaient été offerts. Il y était écrit : « Il est temps de prendre votre envol Aïcha. Rendez-vous au château de Monbaye. Vous ne pourrez pas manquer le chêne tricentenaire. En y creusant à ses pieds, vous y trouverez de quoi subvenir à vos vieux jours et, je l'espère, un peu de ma rédemption ».

Au bled, Aïcha a repris une échoppe. Quant au corps de Monsieur de Fonclair, il a été retrouvé effroyablement mutilé dans sa chambre à coucher.

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