Ainsi va la vie de Jessie - Episode 3

stonemarten

- Tu m'entends? Théo?

Le visage de Théo apparaît de manière saccadée sur l'écran d'ordinateur de Jessie.

- Jessie, je - devoir...

- Tu captes plus rien!!!

- On - attaqué!

- Quoi!?!

Attaqué??? En quelques secondes, Jessie voit les images de Pearl Harbor défiler devant ses yeux. (Oui, oui Pearl Harbor. Excusez - la mais depuis tout à l'heure je vous parle de smartphone, d'ordis et de Jennifer Aniston donc vous vous doutez bien que la nenette 39 - 45 elle a pas connu hein! Donc les scènes de guerre pour elle, c'est Pearl Harbor!)

Soudain, l'image de Théo réapparaît.

- Théo? Qu'est ce qu'il se passe???

Théo l'observe de l'autre côté du PC à des milliers de kilomètres d'elle.

- Rien vieille vipère! Je plaisante! Tu verrais ta tête! Je te laisse, on va se boire un apéro, il y a deux nouveaux arrivants!

- Ouah j'hésite à me rouler par terre tellement c'est hilarant...

- Rooh fais pas ta rabat - joie! Je t'embrasse, on se voit dans 324 jours! Ou pas...

- Ah ah vraiment mais...

Elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Il a coupé l'appel Skype.


324 jours... 324 jours à supporter Bertrand à la cafet'. 324 jours, ça fait combien de trajets seule dans le métro ça? Combien de Thalassa en solo...?


C'est samedi, il est 8h27... un samedi de plus seule. Jessie traîne des savates. Elle n'a rien envie de faire de sa carcasse. Elle va traîner dans les rues de Paris, ça lui changera les idées. Ligne 13, elle descend place de Clichy et marche jusqu'à Montmartre. Jessie adore marcher. Elle observe les passants dans la rue et leur invente des vies. La petite blonde qui vient presque de la bousculer bosse en cuisine. Elle enchaîne des relations conflictuelles avec des hommes qui ne comprennent pas son ambition à vouloir toujours plus. Non, en fait elle est amoureuse de la jolie fleuriste qui bosse en face de son resto. Elle les imagine faisant l'amour sur un lit de roses. 
Et ce vieux monsieur qui peine à monter le trottoir avec son caddie à roulettes. Tandis qu'elle s'approche de lui pour l'aider, elle l'imagine résistant pendant la seconde guerre mondiale, amoureux de cette jolie infirmière qui lui a fait tourner la tête avec ses jolis yeux noisette. Ses yeux noisettes qui se sont sûrement éteints maintenant et il attend que les siens fassent de même dans son vieux studio parisien.
Jessie poursuit sa route en continuant de broder sur les passants. 
Elle arrive finalement à la butte Montmartre, monte les marches. Elle aperçoit une silhouette familière au loin qui flâne dans l'herbe.

- Eh Paulo!

- Jessie! Ben alors tu étais où gamine? Ça fait des semaines que je t'avais pas vu! Je m'inquiétais! J'ai un cadeau pour toi!

Et tout en disant ça, il sort de la poche de son blouson un petit paquet. 

Jessie l'ouvre et découvre un petit bracelet en perles de rocaille oranges et jaunes.

- Oh merci Paulo! Je l'adore, il ira très bien avec mes espadrilles rouge!

Paulo la regarde en souriant. Il a beaucoup d'affection pour "la gamine" comme il l'appelle. Il l'a rencontrée il y a à peu près un an ici même. Alors qu'il ramassait un paquet de chips dans l'herbe, il a trébuché et s'est blessé sur un morceau de verre cassé. Les gens l'ont observé puis ont détourné le regard. On ne soigne pas un SDF ici, on l'ignore. La misère c'est peut - être contagieux. Et Jessie s'est approchée sans la moindre hésitation. Elle a pris sa main, a sorti une petite bouteille d'eau de son sac, en a versé la moitié sur la plaie puis a fait pression avec un mouchoir pour que le sang s'arrête. Elle lui a dit que c'était une petite coupure, qu'il ne devait pas s'inquiéter. Elle a retiré le bandeau de ses cheveux et s'en est servi pour faire tenir le mouchoir en papier. Depuis ce jour, Jessie est repassée chaque semaine voir Paulo. Parfois pour lui apporter un goûter, d'autres fois des vêtements plus chauds pour tenir l'hiver. Il avait droit à chaque vague de froid à un sermon lui expliquant qu'il devait aller dormir en centre, qu'elle pouvait l'y accompagner mais Paulo avait passé plus de 15 ans dans la rue et il s'était fait à cette vie. Ou c'était la rue qui s'était fait à lui, peu importe à vrai dire. 

Depuis cette journée d'été où il a croisé Jessie, sa vie est rythmée par les visites de cette môme parfois un peu perdue dans la jungle parisienne.

Aujourd'hui Jessie a ramené le goûter. Elle s'assoit à ses côtés, ouvre son sac et en sort deux cookies, un paquet de chouquettes, deux canettes de soda et deux petits paquets de bonbons.

- Et il est où le zigoto?

- Théo est parti Paulo...

- Où?

- En Syrie...

- En Syrie? Ben qu'est ce qui lui a pris, il veut se transformer en bombe humaine?

Un sourire s'esquisse sur le visage de Jessie.

- Non, il dit qu'il tourne en rond ici, qu'il avait besoin d'un projet et blablabla... du coup il est parti faire de l'humanitaire.

- Oui, pour le blablabla je le comprends, c'est facile pour personne!

 - Il me manque Paulo... 

Elle éclate de rire.

- J'ai l'impression d'être coincé dans un roman à la con de Marc Levy! 

- Bah si tu étais coincée dans un roman à la con, tu aurais déjà trouvé un mec et tu fumerais pas autant de joints! 

- Ça se tient... 

Jessie laisse une petite heure s'écouler auprès de Paulo. 

Puis elle poursuit sa ballade. Elle file et les jours avec elle. Sans même qu'elle n'ait eu le temps de réaliser, 156 jours de plus ont passé.

Bertrand est toujours aussi lourd. 

Jessie se sent toujours aussi seule.

Ce vendredi soir sera un de plus à passer sans Théo. Enfin, pas tout à fait. Il est 17h45. Jessie rentre chez elle, Théo lui a dit qu'il se connecterait sur Skype à 18h00. Elle a hâte. Elle observe les chiffres de l'ascenseur qui s' enchaînent : 3, 4, 5... Les portes s' ouvrent. Elle pense fredonner du Patrick Bruel, en fait elle chante presque à tue-tête. Ses écouteurs lui font occulter le monde extérieur. Elle plonge la main dans la poche de sa veste tout en avançant dans le couloir. Merde, elle a oublié ses clefs au bureau? Elle se fige devant son pallier. La porte est entrebâillée.  Sans réfléchir, elle la pousse, s' avance dans le hall d'entrée de son 2 pièces (sérieusement, Jessie, tu entends pas l'alarme "attention mégacouillesupradangereuse" en vigilance maximale?). A l'instant même où elle réalise ce qu'il se passe, elle sait qu'il est trop tard. Il l'a vu. L'homme, cagoulé, se rue sur elle. Le bruit de son os pariétal qui s' écrase contre le mur couvre les paroles de Patrick. Elle s'effondre sur le sol. La dernière image qu'elle voit est celle des chaussures de son agresseur qui prend la fuite.

"Cet enfoiré a des Stan Smith aux pieds et c'est moi qu'il cambriole..."

C'est la dernière chose qu'elle s'est dit. Enfin, pas tout à fait. En vérité, en quelques secondes elle s' est auto-diagnostiquée sur les possibles séquelles dues à ce coup à la tête. Un truc à la Grey's anatomy incompréhensible pour le commun des mortels. (Vous imaginez si Jessie finit un jour dans une série? "Ce soir sur TF1, la 48ème série médicale. Bien évidemment tout le monde va coucher avec tout le monde et un des héros mourra tragiquement, attaqué par un patient déséquilibré."
Je vous épargne le côté médical, on est d'accord? Puis je vais même vous épargner le truc du "tout le monde couche avec tout le monde" d'ailleurs...)

Bref, le trou noir.

C'était peut - être pas des Stan Smith... 


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