Ainsi va la vie de Jessie - Épisode 6

stonemarten

- Bonjour.

- Bonjour...

- Je... excusez-moi de vous déranger, je recherche un cadre infirmier, M.Roussin. Il travaille ici depuis plusieurs mois.

- Théo?

- Oui c'est ça! Théo!

- Il travaille aux Urgences...

- Ok, merci beaucoup! 

- Attendez! Mademoiselle!

Sans même chercher à savoir ce que la secrétaire de l'accueil administratif souhaite lui dire, Jessie se dirige vers le service des Urgences. Dans le sas, un jeune homme accueille les patients. Il échange avec un monsieur d'une quarantaine d'années qui s'agace de n'être toujours pas passé et qui souffre d'une rage de dent insupportable depuis trois semaines. 
Jessie se place derrière lui. L'écoute se plaindre de la lenteur du personnel, d'avoir vu trois "clients" passer avant lui. Elle s'agace, trépigne, souffle. Une fois, deux fois.

S'interpose entre l'infirmier et le patient.

- Alors premièrement nous parlons de patients et non de clients et vous savez pourquoi? Parce que vous vivez dans un pays où un système a été mis en place pour vous permettre de venir nous emmerder avec votre rage de dents que vous vous trimballez depuis trois semaines et que quoiqu'il arrive vous serez reçu, soigné et que ces soins seront couverts. Comme tout système celui-ci a ses failles et vous êtes l'une d'elles en venant engorger les urgences pour une pathologie qui nécessiterait une consultation - attention roulement de tambour - chez un dentiste en cabinet! Ce que cet infirmier essaie de vous expliquer c'est que vous n'êtes pas à la caisse de votre grande surface ici. Si un type est en arrêt cardiaque dans une des salles de soins, si une femme fait un AVC ou qu'un gamin est en pleine crise d'épilepsie - attention nouveau roulement de tambour - Il a médicalement beaucoup plus de raisons d'être prioritaire que vous. L'une des raisons principales étant qu'on ne meurt pas d'une rage de dent. Enfin pas au bout de trois semaines mais ça c'est un autre sujet. Du coup, merci de vous asseoir et de patienter comme il vous l'a été demandé à plusieurs reprises et je peux vous assurer que vous serez pris en charge dès que cela sera possible. 

Sonné par ce monologue concis et précis, l'homme grommelle dans sa moustache tout en retournant s'asseoir.

Jessie se tourne vers l'infirmier qui lui sourit bêtement.

- Ben.. Merci.

- Je vous en prie. Dites - moi - elle déchiffre son prénom sur sa blouse - Pierre.
Est-ce que M.Roussin serait disponible à tout hasard?

- Théo? 

- Oui Théo.

- C'est pour quoi...?

- Je suis une bonne amie à lui. On travaillait ensemble sur Paris et je suis de passage à Bordeaux. J'aurai voulu lui faire un petit coucou.

- C'est à dire qu'il travaille bien ici mais il est pas là...

- Ok... et est-ce que à tout hasard vous pourriez m'indiquer où je peux le trouver?

- Ben il est parti.

- Ok mais il vit dans le coin? 

- Écoutez, c'est privé et je ne devrais pas vous donner ces informations mais... Il vérifie qu'aucun de ses collègues ne se trouve à proximité.
Théo a quitté Bordeaux. Il est parti cet après-midi. Il a dit qu'il avait un gros souci personnel et qu'il devait partir, qu'il informerait au plus vite le service de son retour. 

- Mais il est parti où?

- À Paris. 

- Ah oui c'est plus du Lévy là, c'est du Musso...

- Pardon?

- Non, rien. Merci...

Elle quitte le service des urgences, se retrouve dans le hall de l'hôpital. Se met à pleurer, encore. Elle se dit qu'elle devrait faire le tour de tous les hôpitaux de France pour voir lequel est le plus confortable pour pleurer. Elle pourrait publier une sorte de guide pour les chialeuses en série.

Elle vérifie les hôtels dans le quartier. Les horaires de train pour Paris. Le prochain qu'elle pourrait avoir est à 20h21. Elle appelle un taxi, direction la gare. Dans le véhicule, elle envoie un dernier message à Théo.

"Je sais pas ce qui me met le plus en colère. Que tu m'aies menti du début à la fin comme un salopard qui voudrait quitter sa nana mais assume pas alors qu'on est même pas ensemble ou bien que je sois assez stupide pour faire un aller - retour Paris/Bordeaux dans la même journée pour apprendre que finalement tu es rentré à Paris sans me prévenir une fois de plus. Tu me diras on était plus à un mensonge près! Bonne continuation dans ta vie et dans tes affabulations. Et rassure - toi c'est plus la peine de fuir. J'arrête de te chercher."

Jessie ouvre enfin la porte de son appartement à minuit passé. Elle s'affale sur son lit et s'endort le coeur dans la gorge. Le réveil va être difficile demain matin.

8h57. Jessie émerge difficilement. Pendant une fraction de seconde, elle ne se souvient plus. Puis tout remonte. Théo, La Syrie, Bordeaux. Elle tâtonne sur la table de nuit à la recherche de son téléphone. Elle ouvre la conversation avec Théo.

Lu ✔

Il a lu le message... Quelle importance. Il ne l'a pas rappelée, n'y a pas répondu. C'est bon, stop Jessie. C'est réglé, tu n'as plus rien à lui dire. Bouge tes fesses, t'es à la bourre. 

Elle file à la douche, saute dans ses fringues. Elle passe la porte de l'hôpital à 9h49.

Elle monte à son bureau. Alexandra débarque quelques minutes après, deux cafés à la main. Elle en dépose un sur le bureau de Jessie. 
Jessie lève la tête, la regarde avec insistance puis finit par l'interroger.

- Oui? Je peux t'aider?

- La nuit a dû être difficile...

- Je te demande pardon?

- Tu peux me parler Jessie... Je sais qu'on a jamais vraiment été amies mais...

- Ah non tu sais rien du tout. Effectivement nous n'avons jamais été amies puisque je suis ta supérieure hiérarchique et quand bien même je ne le serais pas je ne serais pas ton amie pour autant. Du coup en tant que non amie je te remercie de quitter mon bureau et en tant que supérieure hiérarchique je te remercie de faire ce pour quoi tu es payée. Merci.

- Ouaouh je savais que vous étiez proches mais je pensais pas que ça te mettrait dans cet état.

- Putain mais de quoi je me mêle? Tu comprends pas ce que je viens de te dire?

- Ok ok! C'est bon te mets pas dans cet état! Au final il est pas mort hein. Ça aurait pu être pire!

- De quoi tu parles?

- Bah rien... Après tout on est pas amies...

- Non c'est vrai par contre c'est moi qui gère les plannings je te rappelle.

- T'es pas au courant? L'accident? Il paraît qu'ils ont reçu Théo aux Urgences hier. Il était dans un sale état! Il a failli y passer. Apparemment ça va mieux. Il est en réa...

Jessie sort de son bureau sans même prendre la peine de répondre à Alexandra. Elle court en réanimation et interpelle un infirmier dans le couloir. 

- La chambre de M.Roussin s'il vous plaît?

- Chambre 1867.

Elle avance nerveusement jusqu'au fond du couloir. 1864, 65, 66, 67.

Elle avait raison cette conne.

Il est là. Étendue sur ce lit d'hôpital. Le visage tuméfié, la jambe gauche platrée.
Jessie s'approche doucement. Il est assoupi. 
Elle n'ose pas ouvrir la bouche. Il se réveille, sent un regard posé sur lui. Sa nuque est encore douloureuse. Il se tourne lentement vers elle. Elle n'arrive pas à réaliser. Dans un souffle, un mot lui échappe.

- Théo...

- Je... 

- Mais qu'est ce qu'il s'est passé?

- Je... Vous... vous êtes qui?

- C'est moi, c'est Jessie... C'est rien, t'en fais pas. Tu dois souffrir d'une amnésie après le trauma crânien. Ça va revenir. Tu...

- Il n'a aucune amnésie. Il ne te connaît pas effectivement.

Jessie se retourne vers cette voix familière dans son dos. Se met à rire nerveusement. Se tourne vers l'homme dans le lit, vers celui qui vient de s'adresser à elle.

- Ok c'est quoi ce délire...?

- Jessie. C'est moi.

- Je deviens folle. J'ai une tumeur au cerveau..? Comme Izzie dans Grey's Anatomy. 

- Jessie... 

Théo qui vient d'apparaître dans l'embrasure De la porte de la chambre s'approche d'elle. Il prend ses mains dans les siennes comme pour l'apaiser. 

- Viens avec moi. On va aller boire un café. Laissons - le se reposer.

Jessie est complètement déboussolée. Machinalement elle suit Théo jusqu'à la salle de repos. S'installe à une table. Il lui fait couler un café. Elle l'observe comme si elle le voyait pour la première fois.

Il lui tend une tasse et s'asseoit devant elle.

- Surprise!

Aucune réaction.

- Bon ok trop tôt pour en rire...

- C'est rien de le dire. Explique Théo. Et rapidement. Parce que là c'est trop mais beaucoup trop pour moi.

- Je sais pas par où commencer...

- Attends laisse moi t'aider. Eh Jessie je pars en Syrie... enfin en Syrie bordelaise quoi!

- Jessie j'ai merdé. Genre grave. On a passé tout ce temps ensemble où on cessait de se répéter qu'on était amis mais j'ai fini par me rendre compte que c'est pas ce que je pensais. Alors j'ai pas osé t'en parler et j'en pouvais plus de vivre à côté de toi, à partager tout de ta vie mais sans jamais vraiment avoir le droit de rester. J avais l'impression d'être coincé sur le quai d'une gare. Je savais pas comment te le dire alors un jour j'ai pete un câble et j'ai décidé de repartir à zéro. 

- Mais pourquoi tu m'as pas expliqué tout ça?

- Peut être parce que il y a des réponses que j'avais pas envie d'avoir.

- ...

- Hier j'ai reçu un appel de l'hôpital. Mon frère jumeau s'est planté en bagnole. 

- Ton frère jumeau... Ok, ok... Pareil, petit détail que tu estimais pas nécessaire de me faire connaître?

- C'est compliqué. Il a toujours fait de grosses conneries. Ça faisait 4 ans que je l'avais pas vu. Il est réapparu 3 semaines avant que je parte à Bordeaux. Il était en galère, n'avait nulle part où aller. Je lui ai laissé l'appart à Paris, ma bagnole... Quand je suis remonté hier je suis allé à mon appart. Il y avait mon ancien téléphone.. Je l'ai rallumé et j'ai eu tes messages. J'ai compris que tu savais tout. J'ai pensé à t'appeler mais je me disais qu'au téléphone c'était pas adapté.

- Oui c'est sur que faire croire à sa meilleure amie qu'on se casse en Syrie c'est super adapté ça par contre... 

- Jessie... Je suis désolée. Je me suis enfoncé dans mon mensonge. Je savais pas comment faire machine arrière. J'ai pensé mille fois à revenir. Mais je savais pas comment me faire pardonner.

- Dans ce genre de situation on se fait pas pardonner Théo. On se fait oublier. 
Bref tu sais quoi Théo bonne chance à toi, ta vie merdique et tes mythos aussi large que ton pif. Parce que oui je te l'ai jamais dit mais tu as un pif énorme. Même si Depardieu avait fait un gosse à Barbara Streisand il aurait pas un nez aussi gros que le tien! Bonne chance avec ton jumeau maléfique sorti de nulle part et bonne chance pour ta vie amoureuse parce que quand on est aussi taré on finit au minimum avec une Béatrice Dalle.

Jessie boit son café d'une traite, fait claquer la tasse sur la table. 

- Jessie s'il te plait...

- Repars pour ta mission humanitaire imaginaire à la con et ne t'avise pas de me recontacter. Jamais.

Elle quitte le service. Retourne à son bureau. Juste à côté du clavier de son ordinateur une licorne en pâte fimo faite par Théo qui avait suivi Jessie dans un atelier créatif, cette dernière étant animée par une énième passion. Juste à côté dans un cadre en bois peint de motifs mandalas - passion n°23 qui a duré trois semaines et lui a coûté presque 150 euros de matériel - un selfie de Jessie et Théo jouant les touristes parisiens devant la tour Eiffel.
Jessie fait tout glisser dans sa corbeille à papier. Prend son téléphone, bloque et supprime son numéro. Le bloque sur Facebook, cesse de le suivre sur Twitter, Instagram... 

C'est triste comme des choses non dites et un orgueil mal placé peuvent installer des années d'absence entre deux personnes qui s'aiment.

Ah oui, juste pour info. Le frère de Théo. 
C'est Thomas.

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