Aire de jeu (chap. 9)

lilaa

Les points de vue d'enfants

On accédait au jardin par l'arrière sur un étroit chemin de terre où passait à peine une voiture. Qu'il nous semblait long à parcourir ce passage, dans nos chaussures à brides ! Une brousse oléronaise le cernait, poursuivi par une forêt basse, et au sol, des fleurs de trèfles rosées se trémoussaient.

C'était un terrain tout en longueur, bordé d'arbres fruitiers et de piliers grossiers que pour rendre plus esthétiques l'arrière-grand-mère avait couronné de pots en terre cuite renversés. A nos yeux, elle était là notre île, l'île d'Oleron, entres ces clôtures... Ah l'insularité de ces journées en plein air ! A l'époque, mes arrière grands-parents n'avaient pas la force de le tondre, et les herbes y étaient toujours hautes et jaunes. Lorsque je m'y aventurais, on m'avait appris à frapper le sol pour y éloigner les vipères qui viendraient me croquer. J'utilisais un bâton, ou mes propres pieds, que je levais bien haut et faisait retomber de toute mes forces contre le sol à chaque pas. L'exercice m'amusait. J'avais si peur de la morsure en forme de V qui injecterait le venin à travers mes veines jusqu'à mon cœur que je sursautais à la vision du moindre lézard ou de la moindre sauterelle.

Dans ce terrain, nous avions appris à conduire, assis sur les genoux de papa qui nous confiait tour à tour le volant ou le levier de vitesse. Avec application, à l'injonction "Première" ou "Deuxième", je saisissais à deux mains le manche en plastique et changeais son inclinaison, langue tirée dans l'effort. Maman applaudissait à travers la vitre baissée, puis c'était au tour de mon frère. Il faisait chaud, la couche d'air au-dessus des herbes murmurait l'été, avec ses bourdonnement d'abeilles, son popcorn de moustiques, ses frissonnements d'herbe, ses chants de cigale, et ses papillons ivres. Près de la maison, là où l'herbe était courte et laissait place à une terre caillouteuse, là où l'arrière-grand-père improvisait un barbecue de fortune en empilant quelques briques sur un sol noirci, on jouait. On sautait pieds joints de la dernière marche du perron. On se prenait en photo avec le jetable Fujicolor. On plantait des Barbies dans les fourrés, que l'on repérait à leurs longues jambes pâles dressées en l'air. On tentait de soulever Laetitia sur la brouette. On déroulait des bandes de cassettes noires dont on se servait comme serpillère pour balayer le sol.

Le feu s'élevait soudain en colonne, là où mes parents empilaient des épines de pin amassées sur les plages. La fumée noire montait, avec son odeur de résine, et la chaleur déformante et soudaine arrivait en vague sur nos joues mûres de soleil. Sous les épines, les moules à la coque couverte d'éclats blancs s'ouvraient petit à petit en mugissant, laissant voir un cœur jaune ; elles cuisaient avec un goût de fumée, et mon frère, ma sœur et moi jouions aux indiens navajo autour du bûcher, bondissant comme des biquettes quand le vent emportait une aiguille enflammée, sursautant quand un éclat de pétard se faisait entendre au cœur des flammes.

Dans la pénombre de la maison, on se coiffait, on formait des couettes d'où les cheveux s'échappaient,  on pinçait des barrettes à poids rose dans la tignasse de Michaël et on le maquillait en putain. A la table des majeurs, ca parlait de choses sérieuses, de notaires, d'impôts. Nous continuons nos jeux enfantins, crayonnant au feutre un jeu de cartes des Sept Familles, fardant de vert les yeux d'une mère trop terne,  coloriant de fluo le pantalon du grand-père. On repassait en rose les lignes noires, mettions des couleurs dans la famille Rabat-Joie, tandis que les adultes discutaient successions, droits, prix du mètre carré ...

Sur chaque objet de la maison, nous collions des gommettes, les doigts gras et maladroits, se battant pour orner les plus beaux. Gommettes de cinq francs, dix francs, quinze francs. "N'oublie pas la carafe Diana. Colle devant, là, pour que ce soit bien visible." Dans nos mains défilaient les figurines en sucre, les pelles à cendre et à tarte, les coffrets en coquillage, les plateaux à fruits de mer. "Mes doigts y' collent maman...". "J'ai plus de gommettes maman..."."Maman, y'a pas de place, ca tient pas ?". "Maman, regarde ! j'lui ai fait des yeux". Ma soeur et moi arrangions tout ensuite selon une esthétique bien à nous, mystérieuse, enfantine. Non, la coupelle de fruit n'allait pas à côté du chandelier. Elle se sentait bien uniquement sous le carillon. Son oisillon de midi pondait des œufs en marbre, qui tombaient alors dans la coupe à fruit comme dans un nid. C'est pourquoi, nous devions la couvrir d'un napperon en dentelle... pour amortir le choc.

Les gens entraient et tournoyaient parmi les meubles. Nous nous esquivions devant eux, parsemant en cachette des pâquerettes un peu partout, les faisant circuler dans nos mains en chuchotant. La vente avait lieu dans le garage des arrière-grands parents. On avait tout nettoyé, tout bien présenté, l'écriteau "Vide-grenier" était planté sur le trottoir. On y vendit ce qu'on pût, mes oncles et tantes réunis pour l'occasion. Le vase en cristal bleu m'obsédait. Il était si joli ! Ah qu'il était beau ! A travers lui, la vie était turquoise et les adultes fondus comme de la bougie. Je le voulais à moi. Maligne, je le dissimulai derrière un grand cadre et tint la garde à côté aussi longtemps que j'en eu la patience, cœur battant. Heureusement, personne ne s'y intéressa. J'eus le droit de le conserver. Hormis nos lits, les autres pièces étaient vides. Bientôt même les lits seraient retirés, y compris celui où nous avions gravé au compas le début d'une fleur. Les sols seraient balayés une dernière fois. Jamais nous ne retournerions dans le terrain brûlé. Lucien était mort, et la machine à souvenirs du jardin le serait bientôt également.

 

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