Alan et l'anneau

Emilie Levraut Debeaune

Alan et l'anneau

Alan s'était écarté de la foule. Il s'y attendait, mais quand même, il n'avait pensé qu'il puisse y avoir tant de monde et tant de bruit pour un événement soi disant intime. Peut être qu'il était simplement devenu trop vieux pour ces choses-là.

Après tout, il avait bientôt trente ans, et il avait toujours considéré que c'était l'âge auquel on devenait « un vieux ».

Après un coup d’œil furtif autour de lui, il sortit un bédo chiffonné de sa poche, l'alluma, inspira profondément et souffla lentement la fumée. Il se sentait mieux maintenant. Peu importait que la musique fut trop forte et les lumières trop violentes.

Pourtant, sa béatitude fut de courte durée. Il se retrouva soudainement au milieu d'une mêlée. Il ne comprit pas grand chose à la raison de la bagarre, sinon qu'un des belligérants avait volé un bijou à un autre, et les amis des uns et des autres avaient pris parti, ce qui n'avait pas pas manqué de dégénérer.

Alors qu'il tentait de se sortir discrètement de cet embrouillamini, un éclat doré attira son attention. Il se pencha pour le saisir, et machinalement, le passa à son annulaire pour l'admirer.

Ses oreilles explosèrent, comme lorsqu'il avait plongé dans la mer du haut de cette falaise. Il eut le vertige pendant quelques secondes, puis ses sens revinrent à la normale et Alan trouva le courage d'ouvrir les yeux.

Le monde était devenu flou. Il avait l'impression qu'un responsable des effets spéciaux d'un mauvais film avait abusé de ses prérogatives.

Il se tourna vers la scène. Le groupe jouait toujours aussi mal, bien que le son fut un peu étouffé. Ses oreilles lui semblaient pleines de coton. Il avait également les jambes toutes molles, qui le soutenaient à peine. Et un filtre façon kaléidoscope avait recouvert ses yeux : les couleurs se mélangeaient, se distordaient, se séparaient et s'unissaient à nouveau, parfois à une vitesse folle, d'autre fois si progressivement que c'en était hypnotisant. C'était à la fois magique et assez angoissant.

Au bout de plusieurs minutes qui lui parurent de heures, il parvint à détourner le regard des musiciens. Il fit tourner sa tête vers le pugilat dont il s'était écarté. Les gens avaient cessé de se battre. Chacun était occupé à fouiller poches et sacs frénétiquement. Alan se demanda ce qu'ils cherchaient. Et il lui apparut que c'était sans aucune doute cet étrange anneau. Il leva la main à hauteur de ses yeux pour l'observer. Il semblait assez classique, lisse et brillant, mais assez lourd pour qu'on devine qu'il ne s'agissait pas de toc. Un relent de remord s'empara d'Alan. Cet anneau avait de la valeur, il fallait qu'il le rende. Il s'approcha d'un des garçons et commença :

« Pardon, vous avez perdu votre... »

Mais son interlocuteur ne le regarda même pas. Il lança une insulte qui vexa Alan, et se précipita sur lui.

Pourtant, son adversaire ne fit que le bousculer. Déséquilibré par le choc, il trébucha et s'étala par terre, sous les railleries de ses camarades. Le garçon se releva, rouge et furieux, et invectiva violemment un autre membre du groupe qui se trouvait derrière Alan.

La lumière se fit alors dans l'esprit d'Alan.

Il ne l'avait pas vu, ni entendu !

Ce n'était pas lui qu'il insultait !

Ni lui qu'il voulait battre (ce qui le fit soupirer de soulagement, car il n'était qu'un piètre combattant, pacifiste convaincu qui pensait qu'une bière, un pétard et un chat sur les genoux étaient la représentation du bonheur).

Il s'éloigna alors du groupe, à reculons, effrayé que son nouveau pouvoir puisse s'évanouir et révéler son larcin au monde.

Quand enfin il s'estima suffisamment à l'écart pour s'arrêter et réfléchir, il ôta l'anneau d'or. Ses sens revinrent à la normale, lui prouvant que cet étrange petite bague était bien responsable de leur aliénation antérieure.

Il la tourna et la retourna entre ses doigts. Il ne lui trouva rien d'anormal, rien qui sorte de l'ordinaire et donc rien qui put expliquer l'étrange charme auquel il avait été soumis.

Il souffla longuement pour tenter de se détendre. Il ferma les yeux et laissa le vent frais de la nuit lui caresser le visage. Il n'aurait pas du fumer autant. Il n'avait pas les idées claires. Il voulait décider quoi faire de cet anneau.

Mais tout ce qui lui venait à l'esprit, c'était son imagination d'adolescent tourmenté qui avait souhaité mille fois devenir invisible et ainsi échapper au lycée, aux élèves populaires qui se moquaient de ses cheveux long et de son look grunge, de ses idées, de son attitude baba cool, bref, de tout ce qui faisait sa personnalité, sa personne même.

Il sourit en pensant aller espionner des gens sous leur douche, ou aller dévaliser une banque, ou encore partir en voyage incognito partout où il aurait envie d'aller. Il pourrait manger à l’œil dans tous les plus grands restaurants, dormir dans les plus beaux hôtels, même partir dans l'espace s'il le souhaitait.

Il aurait une vie d'aventures, plus folles les unes que les autres, une vie unique, une vie que personne d'autre ne vivrait.

Ou alors, il pourrait devenir un super héros. Sauver des gens, arrêter les méchants... Mais ça serait dangereux, et il n'était pas amateur de sensations fortes.

Oui, il serait seul, mais bon... Il avait été seul toute sa vie. Il n'avait pas d'amis et maintenait des relations polies avec ses collègues, sans chercher à les connaître. Il avait tenter de se lier longtemps, avant d'abandonner cette idée. Il fallait trop changer pour plaire aux autres. Cela n'en valait pas la peine.

Pourtant quelque chose dans ces plans parfaits le gênait. Il pris le chemin de son appartement, tout en restant visible. Il marchait lentement, profitant de l'obscurité et du calme. Il laissait vagabonder ses pensées, et jouait avec l'anneau rangé dans une poche de son blouson.

Il s'arrêta au bord du canal, sorti l'anneau et le contempla.

Et, sans réfléchir, le jeta dans l'eau.

C'en était fini de ses potentielles responsabilités.

Il rentra chez lui d'un bon pas, s'installa dans son vieux fauteuil défoncé, attendit que son chat se love sur ses genoux, et s'endormit, loin de tout souci.  

Signaler ce texte