Alex I

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Alex I

Dans les couloirs glauques d'une station de métro, en plein hiver, je me dis que je déteste l'uniforme des conducteurs, je mets mon casque, je lance une liste de lecture et je me tire. Seulement ça : je me tire. Sur les tapis roulants, un grand type en imperméable manque de me bousculer, une vieille femme un peu plus loin déchire une affiche « Jerusalem » : j'augmente le volume de la musique. Dans la foule, sur les tapis roulants mécaniques entre les grandes lignes, je crois apercevoir un type que j'ai rencontré l'autre soir, mais je le perds de vue et puis j'oublie. Sur l'écran obscur de mon téléphone portable j'essaie d'observer mon reflet, le volume de mes cernes, j'ai l'impression d'être vraiment fatigué, j'essaie de compter mes heures de sommeil et puis, simplement, j'abandonne.

Une autre chanson démarre : « Another brick in the wall » ; elle me rappelle chaque fois ce certain été. Paul m'appelle sur mon portable, il dit qu'ils m'attendent encore, je réponds que « je suis désolé », que « je crois que j'ai raté mon tir ». Je raccroche et les Pink Floyd redémarrent. L'été dernier. Comprenez, j'étais là, l'été dernier, au milieu de tout ça : je voyais des morceaux de corps sur le sol, comme un paysage bombardé. Dans les lits, les canapés, parfois sur le sol, un genre de scène biblique trash, une connerie d'art nudiste. J'avais quoi ? Quinze ans ? C'était cet été, cet été-là, ç'avait été grandiose. C'était la redécouverte des Pink Floyd, des mélanges rock anglais parjurant parfois avec du Gainsbourg pur jus, j'étais plutôt heureux, il y avait du soleil. Loin, au-dehors, la vague électro faisait des ravages et j'ignorais tout de ce qui allait suivre. J'avais aucune foutue idée de ce qu'était l'avenir, en ce temps-là, j'étais convaincu que ça durerait toujours ; je veux dire, on s'en était persuadé. Voilà, j'en viens à oublier le sens de tout ça : peut-être Julie, cette bombe atomique de quinze ans, complètement déjantée, le meilleur été de ma vie. Julie était brillante, violente et autodestructrice : trop bien pour moi. Elle était trop fraîche, trop jeune, trop jolie ; délaissée, vandalisée, révoltée, un genre d'apothéose pré-pubère. Cet été-là, il y avait eu du soleil, un peu de pluie et un tremblement de terre, j'en avais rien à foutre : c'était l'âge d'or de l'égoïsme cynique, j'étais un gamin de quinze ans fasciné et sexuellement agressif. Grande époque.

Tout ça, c'était avant. En ce temps-là, j'avais pas toutes ces fringues, toutes ces heures de cours, toutes ces séances obligatoires, toutes ces soirées, tous ces plans. Ca ressemblait pas encore à l'énorme bordel que c'est aujourd'hui, c'était quelque chose de plus naturel, quelque chose de plus instinctif. Ma rencontre avec Julie avait, par exemple, été un foutu coup de foudre, on avait décidé de baiser très vite parce que ça allait de soi. Ce soir-là, ç'avait été un genre de parodie d'une histoire d'amour trop passionnelle qui finit en humiliation perverse, elle disait des choses comme « Oh oui bébé encore» et j'aimais tellement ça que j'ai jamais vraiment pu oublier sa façon de dire « Oh-oui-bébé ». C'est là que je l'ai perdue, je crois que j'ai commencé à mincir l'automne suivant. Je ne sais plus combien de fois j'ai couché avec Julie, dans son lit, dans le mien, dans les autres pièces de l'appartement, chez Paul ou ailleurs. C'est vrai, je pense encore à Julie, mes nuits en sont parfois mouillées, parfois c'est éveillé, dans ma chambre, la salle de bain, le salon et parfois même chez les autres. J'essaie de me rappeler de ses traits et puis je me rends compte que je n'y arrive pas vraiment, ça me déprime un peu mais j'allume une cigarette parce qu'il est plus de dix heures et que maintenant tout le monde s'en fout. En ce temps-là, lorsque j'observais Paul, son polo, son jean's et ses tennis, je me demandais toujours s'il savait que j'avais couché avec cette autre fille qu'il appréciait. Cet été-là, Thomas roulait de l'herbe sur la table basse du salon, Paul changeait systématiquement les listes de lecture en cours et la musique jouait trop souvent Patrice, c'était, en réalité, beaucoup plus roots que ça encore. Je m'enfonçais dans le divan et j'écoutais longtemps ce que disaient les garçons. Paul parlait d'un concert à Bercy qu'il était allé voir avec un type qu'on appelait tous Joe, Thomas voulait savoir combien coûtait un original de Levi's et je n'arrivais jamais à m'en souvenir. Cet été-là, on fumait de la bonne herbe et chaque fois que je demandais à Thomas d'où il la tenait, j'aurais juré qu'il répondait : « Jamaïque ». Paul m'avait raconté qu'il avait vu quelqu'un essayer d'écrire « A VENDRE » sur l'Hôtel de ville, moi, je hochais trop souvent la tête en lui demandant s'il restait encore de l'alcool d'hier soir.

Et puis, voilà, je crois qu'il y a eu ce matin-là, que je me levais et que j'étais déjà ailleurs. J'ai traversé l'appartement sans trop y croire et je suis allé vomir, prendre une douche et écouter de la pop en boucle. Julie était couchée sous les draps, j'avais déjà envie qu'on baise. Elle était là, j'avais observé presque toute la nuit son corps mince endormi près du mien, ses cheveux dorés autour de son visage de gamine touchaient ses petits seins ronds. D'une certaine façon, je savais bien que j'y repenserai souvent. Ce soir, l'air qui circule dans les galeries souterraines est vicié, presque gluant et je monte et descends des lignes sans trop me fier à leurs couleurs. Assis, plus tard, sur un siège en plastique gris, j'expire en remettant encore une fois les Pink Floyd et leur Brick in the Wall. Combien de temps, maintenant, depuis la fin de l'été ?

Plus tard, j'irai courir les galeries. Paul appellera encore, me rappelant mon retard, il appelleront peut-être tous et je ne saurais pas vraiment où j'en suis. Il ne se souviendront pas, peut-être, l'été, l'herbe qu'on roulait et la musique qu'on écoutait. Sérieusement, c'est peut-être ça, le bonheur. Loin du tumulte de la cité tentaculaire, loin du bruit et de la foule, c'est peut-être simplement ça. Julie, toute cette musique et combien c'était facile. J'en sais rien, simplement, c'est peut-être ça le bonheur : l'été, une gamine nue sous les draps et de la pop en boucle.

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