"Alex" ou "C'est pas une bonne année"

yves

"Alex", ou "C'est pas une bonne année"

La XT filait bon train sur le bitume frais. Sous le ciel gris, la température atteignait tout juste quinze degrés et l’atmosphère humide rafraîchissait encore le petit matin. Les yeux grands ouverts derrières les lunettes, les narines frémissantes de la bonne odeur de rosée et de terre mouillée, Alex se gorgeait d’images et d’odeurs. Rouler, rouler encore, c’était devenu son plaisir quotidien, une nécessité dont il était devenu accro. Au guidon du gromono, dans le poum-poum-poum du piston, il sillonnait les routes du Lauragais chaque jour qu’il le pouvait. Finalement, quand il se repassait dans sa tête le film des années passées, il devait bien l’admettre : le cataclysme avait eu du bon, pour ça tout au moins.


Le 8 août 2012, « quelque chose » s’était passé sous la calotte glaciaire arctique. Tous les sismographes du monde avaient enregistré une secousse d’une intensité colossale. La cohésion de la banquise s’était brisée, les fragiles équilibres des fonds glacés s’étaient rompus. Des «packs de clathrates de méthane », voilà le terme qu’avaient doctement utilisés d’éminents experts pour expliquer le jaillissement dans l’atmosphère de millions de tonnes de ce gaz à effet de serre. Et plus il en jaillissait, plus les rayons solaires étaient piégés, et plus ils étaient piégés plus la serre chauffait, et plus la serre chauffait, plus le phénomène s’emballait.


A l’époque, Alex était en terminale au lycée agricole de Castanet. Sans enthousiasme particulier, il s’apprêtait à prendre la succession de son père, qui lui-même avait pris la suite de son propre père, comme les générations d’ancêtres qui les avaient précédés.


Mais voila. Pendant deux ans, sans interruption, les glaciers s'étaient rompus, avaient fondu, les océans, les mers, toutes les étendues d'eau maritime avaient monté.
Des raz-de-marée avaient parcouru les océans, ravagé les côtes, dévasté les pays côtiers. La météo planétaire s'était affolée, les courants marins et atmosphériques avaient été perturbés.
Des millions de personnes ont péri, des dizaines de millions ont cherché refuge en altitude, des centaines de millions ont vu leur vie dévastée.
Des nations se sont écroulées, beaucoup ont connu le chaos, d’autres ont simplement disparues, toutes ont souffert.
Des complexes industriels ont été submergées, des raffineries ont disparues sous les eaux, des villes entières ont été emportés par les flots, aucune fragile construction humaine plongée dans l'océan n’a résisté.


Alex se souvient encore de ces semaines d’épouvante où le vent d’Autan emportait tout, stabilisé à plus de cent cinquante kilomètres par heure, avec des pointes à deux cents. Cloîtré dans la ferme avec ses parents et les animaux, il s’attendait à chaque instant à voir s’envoler le toit et la charpente, comme tant de leur voisins. Mais, hasard ou bonne construction, la vieille ferme était restée intacte.


Les flots ont fini par se stabiliser à une dizaine de mètres au-dessus de leur niveau précédent. La météo reste souvent capricieuse, elle est plus froide qu’auparavant. Tout un nouvel écosystème est né, fruit des bouleversements géologiques et de la pollution déversée par les sites industriels noyés.


Ici à Vieille-Ville, au sud d’une Toulouse nouvelle, chaotique et dévastée à la fois, Alex et ses parents vivent en autarcie. Du millier d’habitants de l’ancien village ne restent plus que quelques dizaines de foyers, ceux qui ont eu la chance ou la prévoyance de vivre à l’abri des torrents de boue qui ont tout dévasté. Sur les hauteurs des coteaux, c’est le vent d’Autan qui a rasé ou emporté les fières constructions des citadins venus jouir du paysage. Sur les flancs des coteaux, ce sont les coulées de boues qui ont fait le travail. Disparus, les lotissements bâtis à la place des forêts qui stabilisaient autrefois les sols. Et dans la plaine, après les débordements des rus, ruisseaux, rivières, fleuves et l'effondrement des digues du Canal du Midi, les terres fertiles parcourues des voies de communications du XXe siècle (le chemin de fer, la nationale, l’autoroute) sont devenues des marécages desquels dépassent encore les signes de présence humaine.


Au début, les services de l’état avaient réagit. Organisant des camps de toile, faisant appel à l’armée pour déblayer, l’image de l’état-providence avait résisté quelques années. Et puis un jour, lorsqu’une nouvelle canicule estivale a tenu le thermomètre au-dessus de 30° pendant tout un mois consécutif, lorsqu’il n’y a plus eu d’eau dans la Garonne et que les villageois ont commencé à se tirer dessus pour l’eau des puits, il y a eu la première cité fermée.


Pour se protéger des pillards et des errants qui avaient tout perdu, quelques centaines de personnes avaient réinventé les anciennes murailles qui ceignaient les cités il y a près de mille ans. Avec les briques et les pierres des constructions en ruine, ils avaient fermé leur ville. Ne demandant plus rien à personne, ils voulaient surtout que plus personne ne leur demande rien. Le mouvement s’était étendu comme une traînée de poudre. Dans l’année près de cent villages ou hameaux s’étaient ainsi clôturés en Midi-Pyrénées. La Gendarmerie avait bien essayé de réagir, au début, mais quand la hiérarchie s'est aperçue que des brigades entières avaient « déserté » et rejoint l’ennemi avec bagages et surtout avec armes, la Préfecture a décidé de laisser tomber. Tenir Toulouse était déjà assez difficile comme ça, les autorités ont défini des priorités.


Rues parcourues par des milices et des troupes plus ou moins régulières ; carrefours importants placés sous la protections de bunkers qu’on aurait dit importé d’Irak ou d'Afghanistan ; bâtiments importants (centraux satellite ou électrique en particulier) sous le feux de mitrailleuses lourdes ; Toulouse ressemble disait-on à n’importe laquelle des cités autrefois importantes de la France. Golfech fonctionne encore (dans l’ensemble, les centrales nucléaires avaient remarquablement résisté) et alimente à peu près la région en électricité. Sous la protection de l’Armée, les lignes à haute ou très haute tension n’étaient pas sabotées plus d’une ou deux fois par an et malgré le manque de matériaux pour réparer, EDF, à nouveau nationalisée, offre aux entreprises et aux officiels une énergie bien précieuse.


Des centaines d’hectares et des milliers d’habitations étaient devenus invivables et le restaient malgré les années. Les égouts et stations d’épuration sous eau avaient déversé excréments et boues toxiques en tous sens ; les productions d'usines chimiques inondées avaient altéré faune et flore sur des kilomètres ; les raffineries avaient provoqué des marées noires en pleine terre ; l’éventail était vaste des causes humaines qui avaient empoisonné la terre et les humains.
Du côté de chez Alex, la situation était restée « raisonnable ». Le vieux puits permettait toujours d’obtenir de l’eau potable, les ballons solaires fournissaient l'eau chaude, les capteurs solaires installés par le père (con, mais pragmatique) suffisaient à faire fonctionner un frigo, un congélateur, quelquefois la lumière. Une éolienne bricolée permettait de recharger batteries et piles nécessaires aux petits appareils indispensables (lampe torche en particulier). La précieuse énergie permettait également d’alimenter une vieille radio. La bande FM était sinistrée, bien sur, mais par les Grandes Ondes la radio d’état et deux radios d’informations permettaient de se tenir à peu près au courant. Le père était un ours, mais il ne voulait pas être pris par surprise si un nouvel élément imprévu venait un jour à troubler ce qui était devenu l’état naturel du monde.


Dès les premiers torrents de boue de la région, le père avait fait venir la pelleteuse et creusé de véritables douves autour du corps de la ferme, empiétant largement d'un côté sur le champ et de l'autre sur les jardins des citadins terrorisés. Ensuite, embauchant Alex (comme d’habitude) il avait fermé le mur du côté de la départementale descendant du village, prédisant que « Si Vieille-Ville coule, c’est par là que ça passera. » L’avenir lui avait donné raison. Lorsqu’une tempête avait écroulé le clocher (monument historique pourtant – la foudre ne respectait vraiment rien) et que le déluge avait tout emporté, c’est devant le mur tout neuf que la cloche était venue s’échouer.


Ensuite, il était allé chercher l’âne d’un cousin et avait commandé à un ferronier un mécanisme raccordé à l'éolienne, copié sur les anciens moulins, permettant de se passer de la moto-pompe qui jusque là remontait l’eau du puits.
Alex avait (en silence) traité son père de vieux fou pour l'âne, mais l’avenir avait démontré l’utilité de l'animal, outil infatiguable et ne nécessitant aucun carburant extérieur pour fonctionner. Le ferronier avait été payé en liquide et fort cher, ce qui n’était pas l’habitude du père, mais lorsque le troc eu bientôt détrôné la monnaie bancaire, tout cet argent ne lui servait plus à grand chose, tandis qu’avec les outils électriques reconvertis en outils mécaniques et de l’eau à volonté le père pouvait obtenir tissus, outils ou carburant nécessaires à la ferme.
Accessoirement, cela permettait également à Alex de monnayer les charmes de quelques filles du village. Mais le père tenait scrupuleusement à jour l'état de tout ce que son fils pouvait ainsi troquer. Il le tenait par la laisse.
Des maraudeurs et autres pauvres hères avaient bien entendu tenté de récupérer de l’eau en douce, mais les fusils de chasse tiraient de fort belles et dissuasives chevrotines fabriquées artisanalement et dont la ferme possédait une réserve à peu près inépuisable.


 
Très tôt s’était également posé le problème du carburant. Dès la destruction par les éléments ou les inondations des premières raffineries et dépôts, des restrictions avaient été mises en place. Bénéficiant de son statut d’agriculteur, le père avait pu obtenir quelques dérogations pour le gazole, mais refusant de rejoindre les fournisseurs de l’état cela n’avait pas duré. Quelques milliers de litres se trouvaient encore dans les cuves, mais ils n’allaient pas durer éternellement.
En attendant, le père avait troqué du gazole contre de l’essence et avait ressorti d’une grange la (très) vieille 500 XT de sa jeunesse. Jusque-là Alex roulait en 125 ou, en toute illégalité puisque sans permis, sur les divers deux roues de ses copains majeurs et titulaires du permis A.
Cette fois donc, son père l’avait fait venir et lui avait présenté la machine en lui expliquant que, sur celle-là, il n’y avait ni électronique ni hydraulique, que de la mécanique qu’ils étaient capables de réparer eux-mêmes. Il avait appris à Alex à l’entretenir et bientôt la XT remplaçait la vieille 504 trop gourmande en essence et la récente C4 trop dépendante du garage.
 
Le pas irréversible, celui qui leur avait fait sortir du semblant d’état de droit qui les entourait, fut le meurtre.
Alex et son père étaient sortis pour piller une ruine (chose devenue quasi habituelle dans ce monde en déliquescence), mais ils s’étaient retrouvés devant des squatters sortis d’ils ne savaient où, eux aussi armés et déterminés. Alex et son père auraient sans doute pu reculer et repartir les mains vides, rien ne serait arrivé. Mais Alex avait tiré, déclenchant la fusillade. Leurs tirs étaient mieux ajustés que ceux des squatters et leur poudre de meilleure qualité sans doute aussi. Cinq morts en face, aucune égratignure pour eux.
 
C’est lorsque le père avait calmement achevé l’une des femmes, râlant et baignant dans son sang, qu’Alex avait vomi, d’un coup. La figure blanche, la tête tournoyante et les jambes flageolantes, il était tombé à genoux et ses intestins avaient remonté tout leur contenu.
Le père n’avait rien dit. Il l’avait laissé se vider, se remettre sur pied et reprendre le fusil pendant qu’il fouillait les ruines et triait les pauvres possessions des squatters défunts. Quand Alex l’avait rejoint, muet, il lui avait tendu une pelle et tous deux avaient grossièrement enterré les corps, recouvrant l’ensemble avec les pierres jonchant le sol.
Jamais le père n’a ensuite reparlé du massacre. Mais Alex a toujours gardé la scène en tête. Comme dans un rêve, il se voit tirer, il voit les corps tomber, tomber encore, par dizaines, et il se relève de son cauchemar en hurlant.
Et tout ça pour du chocolat. Car il n’y avait pas eu d’autre raison au geste d’Alex, au premier tir. Sans pouvoir se contrôler, il avait voulu, par-dessus tout et avidement, les tablettes de chocolat qu’il voyait parmi les provisions des étrangers. Cela faisait un an qu’il n’en avait pas mangé. C’était con, c’était débile, mais il les voulait, ces tablettes.
Plus tard, sous la voûte étoilée, Alex avait longuement savouré les carrés de chocolat. Quand il repensait au massacre, il avait encore les tripes nouées, mais jamais il n’avait ressenti le moindre remord.
 
Ce matin, Alex était parti fouiller les restes d’un garage. Avec le père, ils avaient convenu que leur équipement et les pièces de rechange, surtout en pneus, commençaient à se faire juste. Alex s’était souvenu de ce petit atelier monté par deux frères dans la zone industrielle de Gardouch, près du Canal du Midi. Aujourd’hui sous eau, la zone avait dû recevoir la visite des survivants, ces multiples rats humains, mais l’expérience avait appris au père et au fils qu’il peut toujours subsister des trésors même après le passage des éboueurs.
Derrière la XT, zigzaguant à la faveur des nombreux virages et rebondissant sur les irrégularités d’une chaussée orpheline depuis longtemps d’une DDE évanescente qui ne gère plus guère que les routes fréquentées par les militaires, un long travois sur pneus, version moderne des remorques indiennes tirées derrières les chevaux. Alex et le père avaient construit et testé l’équipement, léger mais robuste, qui servait depuis à ramener à la ferme toutes sortes de pièces d’équipement pour lesquelles il aurait autrefois fallu sortir une voiture.
 
Alex arrive en limite de la zone industrielle. Remontant les lunettes sur le font, il plisse les yeux et cherche tout signe suspect. Fumée, mouvement, réparation récente ou trace de bivouac, tout ce qui n’est pas mort depuis des lustres est trace d’ennemi.
Rassuré, il passe la première et s’engage, au pas, moteur à peine audible, vers les bâtiments effondrés. Mains au guidon, debout sur les cale-pieds, il scrute au loin à la recherche de vie tout en gardant un œil sur la chaussée boueuse. Peu à peu les roues s’enfoncent dans l’eau, un sillage se forme derrière la moto.
Pour la centième ou la millième fois depuis qu’il roule ainsi, Alex se grise du simple plaisir de rouler. Seul, sur tous chemins, sans comptes à rendre, sans pandores pour dicter les règles, il souhaiterait presque que l’état du monde reste ainsi figé pour l’éternité.
Bon. Voilà l’ancien atelier. L’enseigne est dans l’eau, les vitres sont brisées ou absentes et trois carcasses de voitures incendiées ornent le parking. Normal.
Alex béquille la XT sur le béton, devant la large porte coulissante béante, descend inspecter l’intérieur puis, rassuré, coupe le contact. Le silence se fait, sous les chants des oiseaux. Il dételle le travois et le rentre sous le hangar puis fait de même avec la moto, prête à partir.
Trente longues minutes de fouilles lui permettent de récupérer trois longues plaques intactes de plastique ondulé qui serviront à la toiture de l’abri de l’âne ; deux mètres de lourde chaîne métallique ; une grosse poignée d’écrous et boulons usagés ; un vieux cric manuel rongé par la rouille qu’il suffira de décaper pour le rendre utilisable et, divine surprise, une canette intacte de pre-mix. Vodka orange. Alex n’hésite ni une ni deux secondes. S’il la ramène, le père va la boire. La canette conservée dans l’eau et la boue fraîche s’ouvre dans un psschit réjouissant, le liquide frais et alcoolisé coule dans la gorge d’Alex. Ahhhh, c’est autre chose que la piquette viticole dont quelques centaines d’hectolitres vieillissent dans les cuve en fibre de verre de la ferme et avec laquelle il se saoule régulièrement.
C’en est tellement bon qu’il sort du hangar, s’allonge à demi sur un capot brûlé et rouillé et s’envoie le reste de la canette, yeux fermés, sous le pâle soleil qui éclaire sans chauffer.


«Aïe ! » « Plaouf ! » « Crétin de ta race ! » Alex sursaute, ouvre les yeux, voit les silhouettes qui approchent, glisse du capot et tombe à son tour dans l’eau. Il n’est plus seul. Un gars se relève trempé, celui qui a glissé sur le sol boueux, les autres courent maintenant. « Floutch, floutch », ils pataugent à quelques dizaines de mètres. Alex se rue dans la hangar. La XT est là, prête à partir, travois attelé. Il rate le kick, qui en profite pour se replier. Alex jure en silence, déplie la tige, pousse un grand coup en décompressant, « Broum ! ». Le moteur est parti. Première, gaz, « Vraoup ! », il manque de se vautrer en tournant dans le parking, ralenti qu’il est par le travois chargé. Là ! Il voit clairement « les autres » maintenant. Trois. Deux gars et une fille, à pied, qui convergent vers l’atelier. La fille l’ajuste avec… un arc ?!? Bordel !


La flèche de chasse, à pointe métallique et aiguisée comme un rasoir, le rate de justesse et se fiche avec un bruit sourd dans la porte métallique. Ouh, mauvais. Seconde, Alex accélère, force sur le guidon pour garder son attelage dans l’axe et fonce sur la chaussée sous eau. Troisième, il éjecte de chaque côté de grandes gerbes d’eau boueuse. Le travois suit en zigzaguant, éjectant encore plus d’eau. Alex jette un œil derrière, les trois assaillants à pied sont distancés.
« Merde !!!! » Devant lui à la sortie de la zone, les comparses du trio. Freinage réflexe, la roue avant glisse sur la boue, dérapage, le pied qui frappe un grand coup par terre, contrôlé de justesse. Alex rétrograde et prend au hasard la première rue transversale qui s’ouvre devant lui. Il entend un moteur de voiture qui rugit. « Les enculés ! ». En même temps, le travois trop chargé décide qu’il en a marre de faire le Dakar, une roue lâche, tout s’affaisse et dans une grande gerbe d’eau l’attelage au complet, pilote compris, se retrouve le nez dans le ruisseau. Évidemment, le moteur cale.


Le moteur et les cris des « autres » se rapprochent, tandis qu’Alex à grand coup de botte fait sauter le crochet d’attelage soudé à l’arrière du cadre de la XT. Cette fois c’est l’adrénaline qui le fait agir. Le sang bat à ses tempes, il ne voit plus que ce putain de crochet qui refuse de lâcher, qui lâche enfin. Son cœur fonce, sprinte à cent cinquante pulsations minutes, tandis qu’il relève la moto et déplie le kick. Raté. Le décompresseur ! Encore raté. Le carbu s’est vidé, à pris l’eau et s’il continue tout ce qu’il va faire c’est tout noyer. « Stop. Réfléchir. » Alex prend une longue inspiration, tandis qu’au coin de rue où il a tourné apparaît la fille à l’arc. Elle hurle quelque chose à son gang et ajuste posément son arme. Alex, les mains tremblantes, décompose chacun de ses mouvements, pèse sur le kick et d’un coup le gros mono repart. « Alléluia ! ». Pour décoller les crampons soudés à la boue il penche la moto sur le côté et la flèche les rate à nouveau. « Hosanna ! ». En selle ! Première, gaz et à fond tout droit, à travers ce qui reste d’un petit ensemble industriel.


Tout en évitant les débris Alex réfléchit. Pour sortir d’ici, il y a l’accès qu’il a utilisé et où étaient planqués les comparses du trio. Mauvaise voie. Au sud la départementale, qui longe la zone sur sa levée de terre en surplomb. Cinq mètres au moins de terre détrempée. Le genre montée impossible. A l’est le canal du midi boueux et effondré. Un peu large pour le sauter. Reste l’ouest. Un lotissement entouré de grillage. Faisable.


D’un seul coup il voit la voiture de ses poursuivant. Nom de bleu, une vieille Safrane décomposée. Plus de pare-choc, plus de pare-brise, plus de portières, mais des pneus à crampon qui mordent la terre et la font arriver sur Alex avec toute la hargne et l’envie de meurtre qui anime son pilote. Heureusement qu’elle bouge trop pour que le passager puisse ajuster son fusil.


La XT fonce, Alex trouve un passage vers l’ouest et se retrouve dans les arbres. Devant, de l’autre côté du petit bois, les toits éventrés des maisons abandonnées. La moto glisse, son pilote la maîtrise à peine. Le coup de fusil le fait sursauter. La voiture n’a pas pu s’engager dans les bois, le passager se défoule, tire au jugé et le rate.
 
Alex quitte les arbres et ralentit d’un coup. Le voilà dans un jardin autrefois entretenu. Il le traverse, rejoint la rue du lotissement et s’arrête. Il l’a fait, il les a semé. L’adrénaline retombe d’un coup, Alex tremble et a du mal à tenir sur la moto. Il s’aperçoit qu’il entend toujours le moteur de la Safrane, ça le motive pour repartir tout de suite, à petite vitesse, en faisant le moins de bruit possible.


Le détour est long, pour rentrer à la ferme par des chemins sûrs. Peu à peu Alex se reprend. Le père va râler pour le travois perdu, mais pas trop. Il sait qu’il a besoin de son fils.


Alors Alex roule et se dit que, finalement, la vie est quand même belle.


Quand le monde sera redevenu stable, peut-être qu’il en fera le tour. Pour voir. Au guidon de la XT, roulant vers le soleil couchant.
 
Volant de virage en virage en descendant les coteaux, Alex rêve en roulant. Il glisse sur la route, ne fait plus qu’un avec le deux-roue. L’osmose est complète, l’instant est magique. Son esprit n’a même pas le temps de quitter le paradis des motards lorsqu’il voit, trop tard, le poussif fourgon de Gendarmerie qui remonte lourdement la route.


Le choc est brutal, la mort immédiate. Le fier destrier qui explose la calandre, le capot et le phare du fourgon se réduit instantanément en un tas informe de métal et caoutchouc pendant que le pilote se fracasse sur le pare-brise et son montant avant de rebondir, désarticulé comme une poupée vaudou ensanglantée ; et les deux volent un très court instant dans le vide avant de s’écraser dix mètres plus bas dans les arbres au feuillage renaissant.


Descendus du fourgon immobilisé, les trois Gendarmes contemplent impuissant le mortel tableau. Puis pendant que l’un attrape le combiné radio pour rendre compte, un autre déclame à la cantonade « Je le savais, que c’était pas un bon jour ! Et puis de toute façon c’est pas une bonne année ! Et ça fait des années que c’est pas une bonne année ! »
 

- FIN -

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