Alfred
petisaintleu
Il y a cent ans, un siècle, pratiquement jour pour jour, mon grand-père Alfred débutait sa carrière professionnelle. Il venait d'avoir treize ans. Je suis issu d'une famille ouvrière extrêmement modeste de Fourmies, une petite ville du nord de la France. Je ne m'en souviens plus précisément, mais je crois qu'il avait environ dix frères et sœurs. Il n'eut d'autre choix que d'aider à subvenir aux besoins de la famille. Encore heureux qu'il ait survécu à la guerre, à ses privations (ma grand-mère se souvenait encore d'avoir mangé du chat) dont nous aurions du mal aujourd'hui à en mesurer l'ampleur et à la grippe espagnole.
Ainsi, pendant plus d'un demi-siècle, il a enchaîné divers petits boulots, allant des usines textiles aux verreries, au métier de garçon de salle dans un sanatorium. Je le vois encore rentrer du travail, les cheveux plaqués avec de la pommade Pento, chevauchant sa mobylette bleu azur Motobécane.
Je n'en suis pas très fier en l'écrivant. À l'époque, surtout pendant mon adolescence, j'éprouvais un certain embarras à son égard, en raison de son accent ch'ti et du fait que, grâce à mon père, nous avions gravi les échelons sociaux, m'éloignant ainsi de mes origines prolétaires. Surtout, il avait la discrétion chevillée au corps, sans doute habitué à courber l'échine devant ses patrons. Je ne parle même pas de ses blagues, vague déclinaisons de l'Almanach Vermot qui feraient passer les miennes pour des pensées philosophiques. Qui se souvient de ses « Pampelune, cent kilomètres au-dessus de la lune » ou de ses références à Tataouine ?
À présent, c'est une nostalgie d'une époque révolue qui m'envahit. Mes grands-parents habitaient dans une impasse qui demeura longtemps sans asphalte ; un tapis d'herbe servait de chemin. L'eau courante n'était pas disponible. Une pompe dans la cuisine, également utilisée comme salle à manger, était le seul point d'accès à l'eau, provenant d'une citerne en cave. Des graffitis en allemand, datant de la Première Guerre mondiale, ornaient les murs. Les toilettes étaient situées dans une cour arrière ; en été, nous devions lutter contre les mouches et les odeurs. Le décor était constitué d'un vieux papier peint. Un tableau représentant Loulou, leur chien, ainsi qu'un paysage champêtre approximatif, donnaient un aspect plus raffiné à la pièce. Nous écoutions les informations sur un poste à galène qui, déjà à l'époque, m'emmenait en voyage. Des stations radiophoniques exotiques comme Hambourg ou Bruxelles étaient inscrites, sans que pour autant nous pûmes les capter. Pour m'échapper, il y avait aussi le mur au bout du cul-de-sac. Avec mes amis, nous avions taillé des marches dans la brique pour observer le champ et les vaches qui y paissaient. Je me souviens également de nos promenades en forêt. À cette époque, c'était pour moi une véritable expédition. Nous longions les Étangs des Moines (un autre point qui a éveillé ma curiosité et mon intérêt pour l'histoire). J'ai refait ce trajet il y a deux ans. Cela ne m'a pris guère plus d'une heure. Quand ma grand-mère est morte, la maison a été vendue pour trente mille francs. C'est dire le manoir.
Si je n'ai pas hérité d'un aspect de sa personnalité, c'est son habileté manuelle. Il s'était fabriqué un banjo (il avait brillé dans sa jeunesse au sein d'un orchestre de jazz : "Alfred et ses boys"). Mieux encore : il avait conçu de ses propres mains un métier à tisser qui se trouvait dans le grenier. Je rougissais quand nous nous promenions et qu'il ramassait le moindre bout de ficelle pour le glisser dans sa poche et en faire des miracles.
Il m'arrive souvent de penser à lui. J'ai même la conviction profonde qu'il est mon ange gardien ; preuve que je lui rends hommage. Il est décédé suite à une opération dont il ne s'est pas réveillé. Je me rappelle à quel point j'étais complètement indifférent le jour de ses funérailles ; quelle bêtise j'ai pu commettre de ne pas l'accompagner dans sa dernière demeure. Quelquefois pris de remord, je vais au cimetière pour me recueillir. J'ai fait des progrès : je me rappelle l'allée où il repose.
Quels souvenirs les générations futures conserveront-elles de leurs aïeux, le nez plongé dans leur smartphone ?