Aliandra : Alex
Giovanni Portelli
Chaque mois à Saintes, le premier lundi est consacré à un grand marché se déroulant d'une rive à l'autre de la Charente. Autrement dit, du Cours National à l'avenue Gambetta et du Pont Palissy à l'entrée du jardin public, animant la place Bassompierre jusqu'à la rue Gautier. Mon BTS électronique en poche, je n'ai pas émigré aussitôt vers une grande ville. Intégrer un groupe de techniciens dynamiques qui ne vivent que pour leur travail n'entre pas dans mes ambitions. D'ailleurs, l'ambition, je ne peux pas dire que j'en ai développé énormément.
Je suis resté sur Saintes, dans ce même appartement que j'occupais étudiant. Après ta disparition, Dominique me convainquit que poursuivre mes études suffirait à m'occuper l'esprit pour aller de l'avant. De toute façon, j'aurais été incapable de montrer la moindre motivation lors d'un entretien d'embauche. Retrouver les salles de classe n'avait rien de facile non plus. Cela m'obligea toutefois à me lever chaque matin, restant indépendant sans que les Davril me perdent de vue pour autant. Je m'appliquais également à apprendre à jouer de cet instrument que tu aimais tant, le saxophone. Mais ma progression en solfège, digne d'une cagouille,1 démoralisait clairement mon professeur !
Depuis six mois, je suis allé de petits boulots en remplacements sans être parvenu à me fixer. Ce n'est pas que je fasse mal mon travail. Il doit y avoir une part de conjoncture dans cette région où les offres destinées aux commerciaux et aux maçons foisonnent dans les journaux locaux ou les vitrines des agences d'intérim, là où celles destinées aux électroniciens sont sporadiques. Au souvenir du discours que nous tenaient nos professeurs, je ne suis pas sûr de savoir les qualifier. Déconnectés de la réalité ou méprisants ? Pour aller parler de places de rêve, avec des centaines de « kilo-francs » à la clef, il faut qu'ils n'aient plus eu à l'esprit le coût de la vie en grande métropole.
Alors oui, je suis resté en Charente Maritime. Je me contente de places de tâcheron ou d'ouvrier au SMIC, bien loin de la conception en électronique ou de l'assistanat d'ingénieur qui faisaient tant rêver nos pauvres enseignants. A ce prix-là, j'ai gardé ma liberté. C'était ma dernière prétention dans la vie. Être libre de pouvoir déclarer fériées trois dates fondamentales à mes yeux. La fête de Sarah, le neuf octobre, son anniversaire le vingt-deux décembre et le mien lors duquel elle a choisi de déposer les armes, il y a bientôt trois ans. Malgré mes efforts pour me socialiser, je n'ai pas refait ma vie. Là je n'accuserai pas mes profs, ni le système qui favoriserait plutôt la vie de couple et même la folie d'avoir des enfants pour survivre dans l'esprit de l'union qui fait la force. Avec mon tempérament, il faudrait qu'elle ait du courage, la souris, pour me supporter.
Je suis resté aussi lunatique que fermé. Ceux qui ont essayé de m'aborder ont tous subi mes humeurs à un moment ou à un autre, pour une phrase, un mot ou même rien parfois. Cela associé à une bonne dose de mauvaise foi, il n'y a rien de surprenant au fait que mes collègues n'aient rien fait pour garder le contact avec moi après les examens. Pourtant, c'est drôle de constater combien le simple fait de traverser cette foire aujourd'hui m'amène à réaliser à quel point mes amis me manquent. Avec eux, j'avais presque réussi à passer le cap, comme on dit. Obligé de bouger, de communiquer, de voir du monde, j'étais quasiment redevenu quelqu'un de sociable. Mais si la vie a repris le dessus, il se passera sûrement des années avant que je laisse quelqu'un s'endormir près de moi. Parce qu'avant de m'en sentir capable, il faudra que je cesse de m'en sentir coupable.
M'arrêtant un instant devant la librairie, j'ai eu un pincement au cœur. Elle me rappelle un brave drôle2 qui avait coutume d'y acheter un mensuel traitant de films d'animation. Il aurait passé son temps à visionner des mangas. Il jugeait que les gens ne rêvaient plus assez. Sans le savoir, il m'a redonné envie de rire. Grâce à lui, j'ai pris goût à cette forme de poésie. A présent, je me demande ce qu'il a pu devenir, ce rêveur si agréable. J'aimerais bien le revoir, Étienne, même si je n'ai rien fait dans ce sens. En outre c'est le seul à m'avoir téléphoné après les examens.
Ce jour-là, je devais encore être dans un bon jour pour couper les ponts seulement parce que n'ayant pas de voiture à l'époque, je croyais ne jamais être en mesure de retourner le voir. Enfin ! On ne refait pas le passé, je suis bien placé pour le savoir. Il a peut-être émigré lui-aussi vers la capitale aujourd'hui, tout comme Daniel, le passionné de musique. A dire vrai, de toutes les musiques. Il estimait que la techno était un réel successeur du classique, mariant sans complexe Debussy aux soit-disant tubes actuels. C'était un concept amusant, enfin de là à considérer Bach comme le premier DJ de l'histoire à cause de sa célèbre toccata !
Il y a beaucoup de monde sur le marché aujourd'hui. Le musette rythme mes tentatives pour contourner les agglomérats de vieux casse-pieds dont la spécialité est de se planter au beau milieu du passage le plus étroit pour échanger leurs banalités. En général, ils restent là aussi longtemps qu'ils n'auront pas été clairement invités à s'écarter par une personne nettement moins patiente que moi ! Souvent une personne de la catégorie des pénibles à poussette sur laquelle je ne vais pas m'étendre.
Passant à l'angle de Gambetta et Gautier, j'évite de justesse une espèce de colosse surgie d'un café comme un âne d'un moulin. M'adressant une grimace plus qu'un sourire, il s'excuse de sa sortie. Je lis dans son regard qu'il a l'air de chercher où il a bien pu me voir auparavant. Certain que je ne l'ai encore jamais vu, je lui dis que je n'ai rien avant de poursuivre mon chemin vers le Pont Palissy. J'ai beau sentir son regard dans mon dos, j'évite de me retourner. Peut-être est-ce un client chez qui je suis allé installer une clim. ? Cela n'a aucune importance, de toute façon. Je retrouve bien vite la raison qui m'a poussé à m'enfoncer dans une foule aussi compacte de si bon matin alors que j'aurais tranquillement pu faire la grasse matinée ! Au printemps de l'année dernière, il y avait un Auvergnat qui tenait un étal de saucissons.
Avec les collègues, on avait fait la foire là où les étudiants studieux vont aux derniers travaux pratiques de physique appliquée, histoire de ne pas perdre la main avant les examens ! Tout en nous servant un discours sur la qualité supérieure de produits authentiques introuvables en grande surface, il nous avait rempli une poche3 d'une rosette, de quatre ou cinq saucissons différents et d'une bouteille de vin bon marché. Crédules à souhait, on a mordu, emportant pour cent francs de charcuterie dont je n'ai pas le souvenir qu'on l'ait finie un jour !
Espérant aussi tomber sur d'anciens collègues, je traverse le pont à la rencontre du vendeur de saucissons. Mais l'Auvergnat comme les lycéens ont passé la main. Je me retrouve devant une rue chargée de vendeurs de fringues et de cassettes audio d'artistes aussi connus que Fabienne Gontran ou Léon l'accordéon. Le cœur gros, je fais demi-tour pour rentrer chez moi quand je tombe nez à nez avec une jeune femme avenante. Sous une veste couleur olive, elle met en valeur les coupes d'une jupe courte assortie. Bien que je ne vois pas son regard derrière ses lunettes noires, son sourire éclatant m'indique qu'elle ne m'en veut pas de lui barrer ainsi le passage. Elle ne fait même pas mine de vouloir passer. Dans un français visiblement limité, elle me dit soudain :
– Moi…chercher… Sécurité Sociale.
– Eh bien ! Vous n'êtes pas dans la bonne direction !
Le siège de la Sécurité Sociale se trouve à l'autre bout de la rue Gautier, après le jardin public et le théâtre de plein air, à plusieurs centaines de mètres. Comme je vais par là de toute manière, je lui fais signe de me suivre. Conscient d'avoir affaire à une authentique touriste, je suis étonné qu'elle ne présente pas les bannières typiques du touriste, à savoir le sac banane, l'appareil photo, voire la casquette avec le logo de notre région. Deux mouettes, une bleue et une verte, juxtaposées sur un fond blanc : vous ne pouvez pas les louper si vous passez chez nous un jour.
J'essaie de baragouiner dans une autre langue. Il est vivement conseillé au technicien moderne de parler au moins une à deux langues étrangères pour « se vendre » aux entreprises. Le fait est que je n'aime pas l'idée d'être un vendu. Malgré cela j'ai d'assez bonnes connaissances en anglais et je ne me débrouillais pas mal en espagnol non plus. Son sourire me traduit sa frustration de ne pas comprendre un seul mot de mon charabia. Allez draguer une anglaise avec un accent pareil, remarquez !
En vérité, ce n'est pas la faute de ma prononciation. Lorsqu'elle me débite quelque chose dans sa langue natale, je ne suis même pas capable d'y associer un drapeau. Ça pourrait fort bien être du russe ou du polonais. Déjà que je suis sceptique avec certaines locutions charentaises que Pierre emploie quelquefois ! Enfin, si elle me suit jusqu'au théâtre, son problème sera résolu et le mien par la même occasion. C'est du moins ce que je pensais avant de me trouver devant le coffre d'une Ford Puma flambant neuve, incapable de comprendre pourquoi elle vient de me donner un tel coup sur la tête ! Et d'ailleurs plus en état de comprendre quoi que ce soit d'autre non plus !
1Escargot
2 Régionalisme pour désigner un garçon
3 Sachet de courses en plastique
Belle découverte que ce texte! Le début m'a touché, avec cet homme qui n'a plus goût en la vie, et la fin me laisse... sur ma faim! Curieuse de savoir pourquoi cette femme lui a donné ce coup :D
· Il y a plus de 6 ans ·lylia
merci d'avoir laissé ce commentaire. La suite est à découvrir sur Amazon ou Kobo et je suis aussi sur Facebook. Tout est dans l'onglet References de mon profil ;)
· Il y a plus de 6 ans ·Giovanni Portelli